Author: | DONATIEN ALPHONSE FRANÇOIS DE SADE | ISBN: | 1230002726823 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | October 22, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | DONATIEN ALPHONSE FRANÇOIS DE SADE |
ISBN: | 1230002726823 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | October 22, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Dorgeville, fils d’un riche négociant de la Rochelle, partit très-jeune pour l’Amérique, recommandé à un oncle, dont les affaires avaient bien tourné ; on l’y envoya avant qu’il n’eût atteint l’âge de douze ans ; il s’éleva près de ce parent, dans la carrière qu’il se destinait à courir, et dans l’exercice de toutes les vertus.
Le jeune Dorgeville était peu favorisé des grâces du corps ; il n’avait rien de désagréable, mais il ne possédait aucun de ces dons physiques qui valent à un individu de notre sexe le titre de bel homme. Ce que perdait pourtant Dorgeville de ce côté, la nature le lui rendait de l’autre ; un bon esprit, ce qui vaut souvent mieux que le génie, une âme étonnement délicate, un caractère franc, loyal et sincère ; toutes les qualités qui composent, en un mot l’honnête homme, et l’homme sensible, Dorgeville les possédait avec profusion ; et dans le siècle où l’on vivait alors, c’en était beaucoup plus qu’il ne fallait pour devenir à-peu-près certain, d’être malheureux toute sa vie.
À peine Dorgeville eut-il atteint vingt-deux ans, que son oncle mourut, et le laissa à la tête de sa maison, qu’il régla pendant trois autres années, avec toute l’intelligence possible ; mais la bonté de son cœur devint bientôt la cause de sa ruine ; il s’engagea pour plusieurs amis, qui n’eurent pas autant d’honnêteté que lui ; quoique les perfides manquassent, il voulut faire honneur à ses engagemens, et Dorgeville fut bientôt perdu. Il est affreux d’être ainsi dérangé à mon âge, disait ce jeune homme ; mais si quelque chose me console de ce chagrin, c’est la certitude d’avoir fait des heureux et de n’avoir entraîné personne avec moi.
Ce n’était pas seulement en Amérique que Dorgeville éprouvait des malheurs ; le sein même de sa famille lui en présentait d’affreux. On lui apprend un jour qu’une sœur, née quelques années après son départ pour le Nouveau-Monde, vient de déshonorer et de perdre entièrement et lui et tout ce qui lui appartient ; que cette fille perverse, maintenant âgée de dix-huit ans, nommée Virginie, et malheureusement belle comme l’amour, éprise d’un écrivain des comptoirs de sa maison, et ne pouvant obtenir la permission de l’épouser, a eu l’infamie, pour parvenir à ses vues, d’attenter aux jours de son père et sa mère ; qu’au moment où elle allait se sauver, avec une partie de l’argent, on a heureusement empêché le vol, sans pouvoir néanmoins réussir à s’emparer des coupables, tous deux, dit-on, en Angleterre. On pressait Dorgeville, par la même lettre, de repasser en France afin de se mettre à la tête de son bien, et de réparer au moins par la fortune qu’il allait trouver, celle qu’il avait eu le malheur de perdre.
Dorgeville, au désespoir d’une foule d’incidens, à la fois si fâcheux et si flétrissants, accourt à Larochelle, n’y réalise que trop les funestes nouvelles qu’on lui a mandées ; et renonçant dès-lors au commerce, qu’il s’imagine ne pouvoir plus soutenir après tant de malheurs, d’une partie de ce qui lui reste, il fait face aux engagemens de ses correspondans d’Amérique, trait de délicatesse unique, et de l’autre il forme le dessein d’acheter une campagne auprès de Fontenay, en Poitou, où il puisse passer le reste de ses jours dans le repos… dans l’exercice de la charité et de la bienfaisance, les deux plus chères vertus de son ame sensible.
Ce projet s’exécute. Dorgeville, cantonné dans sa petite terre, soulage des pauvres, console des vieillards, marie des orphelins, encourage l’agriculteur, et devient, en un mot, le dieu du petit canton qu’il habite. S’y trouvait-il un être malheureux, la maison de Dorgeville lui était à l’instant ouverte ; y avait-il une bonne œuvre à faire, il en disputait l’honneur à ses voisins ; une larme coulait-elle, en un mot, la seule main de Dorgeville volait aussitôt l’essuyer ; et tout le monde, en bénissant son nom, disait, du fond de l’âme : — « Voilà l’homme que la nature destine à nous dédommager des méchans… Voilà les dons qu’elle fait quelque fois à la terre pour la consoler, des maux dont elle l’accable. »
On aurait désiré que Dorgeville se maria ; des individus d’un tel sang fussent devenus précieux à la société ; mais absolument inaccessible jusqu’alors aux attraits de l’amour, Dorgeville avait à peu-près déclaré qu’à moins que le hasard ne lui fit trouver une fille, qui, bien à lui par la reconnaissance, se trouva comme chargée de faire son bonheur, il ne se marierait certainement pas ; on lui avait offert plusieurs partis, il les avait tous refusé, ne trouvant, disait-il dans aucune des femmes qu’on lui proposait, des motifs assez puissans pour être sûr d’être aimé d’elle un jour. Je veux que celle que je prendrai me doive tout, disait Dorgeville, n’ayant ni un bien assez considérable, ni une figure assez belle, pour l’enchaîner par ces liens, je veux qu’elle y tienne par des obligations essentielles, qui la fixant à moi, lui ôtent tout moyen de m’abandonner ou de me trahir.
Quelques amis de Dorgeville combattaient sa façon de penser ; de quelle force seront ces liens, lui faisait-on quelquefois observer, si l’âme de celle que vous aurez servie n’est pas aussi belle que là votre ? La reconnaissance n’est point pour tous les êtres une chaîne aussi indissoluble que pour vous ; il est des âmes faibles qui la méprisent, il en est de fières qui s’y échappent ; n’avez-vous pas appris à vos dépends, Dorgeville, qu’on se brouille en rendant service, bien plus sûrement qu’on ne se fait des amis ?
Dorgeville, fils d’un riche négociant de la Rochelle, partit très-jeune pour l’Amérique, recommandé à un oncle, dont les affaires avaient bien tourné ; on l’y envoya avant qu’il n’eût atteint l’âge de douze ans ; il s’éleva près de ce parent, dans la carrière qu’il se destinait à courir, et dans l’exercice de toutes les vertus.
Le jeune Dorgeville était peu favorisé des grâces du corps ; il n’avait rien de désagréable, mais il ne possédait aucun de ces dons physiques qui valent à un individu de notre sexe le titre de bel homme. Ce que perdait pourtant Dorgeville de ce côté, la nature le lui rendait de l’autre ; un bon esprit, ce qui vaut souvent mieux que le génie, une âme étonnement délicate, un caractère franc, loyal et sincère ; toutes les qualités qui composent, en un mot l’honnête homme, et l’homme sensible, Dorgeville les possédait avec profusion ; et dans le siècle où l’on vivait alors, c’en était beaucoup plus qu’il ne fallait pour devenir à-peu-près certain, d’être malheureux toute sa vie.
À peine Dorgeville eut-il atteint vingt-deux ans, que son oncle mourut, et le laissa à la tête de sa maison, qu’il régla pendant trois autres années, avec toute l’intelligence possible ; mais la bonté de son cœur devint bientôt la cause de sa ruine ; il s’engagea pour plusieurs amis, qui n’eurent pas autant d’honnêteté que lui ; quoique les perfides manquassent, il voulut faire honneur à ses engagemens, et Dorgeville fut bientôt perdu. Il est affreux d’être ainsi dérangé à mon âge, disait ce jeune homme ; mais si quelque chose me console de ce chagrin, c’est la certitude d’avoir fait des heureux et de n’avoir entraîné personne avec moi.
Ce n’était pas seulement en Amérique que Dorgeville éprouvait des malheurs ; le sein même de sa famille lui en présentait d’affreux. On lui apprend un jour qu’une sœur, née quelques années après son départ pour le Nouveau-Monde, vient de déshonorer et de perdre entièrement et lui et tout ce qui lui appartient ; que cette fille perverse, maintenant âgée de dix-huit ans, nommée Virginie, et malheureusement belle comme l’amour, éprise d’un écrivain des comptoirs de sa maison, et ne pouvant obtenir la permission de l’épouser, a eu l’infamie, pour parvenir à ses vues, d’attenter aux jours de son père et sa mère ; qu’au moment où elle allait se sauver, avec une partie de l’argent, on a heureusement empêché le vol, sans pouvoir néanmoins réussir à s’emparer des coupables, tous deux, dit-on, en Angleterre. On pressait Dorgeville, par la même lettre, de repasser en France afin de se mettre à la tête de son bien, et de réparer au moins par la fortune qu’il allait trouver, celle qu’il avait eu le malheur de perdre.
Dorgeville, au désespoir d’une foule d’incidens, à la fois si fâcheux et si flétrissants, accourt à Larochelle, n’y réalise que trop les funestes nouvelles qu’on lui a mandées ; et renonçant dès-lors au commerce, qu’il s’imagine ne pouvoir plus soutenir après tant de malheurs, d’une partie de ce qui lui reste, il fait face aux engagemens de ses correspondans d’Amérique, trait de délicatesse unique, et de l’autre il forme le dessein d’acheter une campagne auprès de Fontenay, en Poitou, où il puisse passer le reste de ses jours dans le repos… dans l’exercice de la charité et de la bienfaisance, les deux plus chères vertus de son ame sensible.
Ce projet s’exécute. Dorgeville, cantonné dans sa petite terre, soulage des pauvres, console des vieillards, marie des orphelins, encourage l’agriculteur, et devient, en un mot, le dieu du petit canton qu’il habite. S’y trouvait-il un être malheureux, la maison de Dorgeville lui était à l’instant ouverte ; y avait-il une bonne œuvre à faire, il en disputait l’honneur à ses voisins ; une larme coulait-elle, en un mot, la seule main de Dorgeville volait aussitôt l’essuyer ; et tout le monde, en bénissant son nom, disait, du fond de l’âme : — « Voilà l’homme que la nature destine à nous dédommager des méchans… Voilà les dons qu’elle fait quelque fois à la terre pour la consoler, des maux dont elle l’accable. »
On aurait désiré que Dorgeville se maria ; des individus d’un tel sang fussent devenus précieux à la société ; mais absolument inaccessible jusqu’alors aux attraits de l’amour, Dorgeville avait à peu-près déclaré qu’à moins que le hasard ne lui fit trouver une fille, qui, bien à lui par la reconnaissance, se trouva comme chargée de faire son bonheur, il ne se marierait certainement pas ; on lui avait offert plusieurs partis, il les avait tous refusé, ne trouvant, disait-il dans aucune des femmes qu’on lui proposait, des motifs assez puissans pour être sûr d’être aimé d’elle un jour. Je veux que celle que je prendrai me doive tout, disait Dorgeville, n’ayant ni un bien assez considérable, ni une figure assez belle, pour l’enchaîner par ces liens, je veux qu’elle y tienne par des obligations essentielles, qui la fixant à moi, lui ôtent tout moyen de m’abandonner ou de me trahir.
Quelques amis de Dorgeville combattaient sa façon de penser ; de quelle force seront ces liens, lui faisait-on quelquefois observer, si l’âme de celle que vous aurez servie n’est pas aussi belle que là votre ? La reconnaissance n’est point pour tous les êtres une chaîne aussi indissoluble que pour vous ; il est des âmes faibles qui la méprisent, il en est de fières qui s’y échappent ; n’avez-vous pas appris à vos dépends, Dorgeville, qu’on se brouille en rendant service, bien plus sûrement qu’on ne se fait des amis ?