Histoire d’une Marie

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Histoire d’une Marie by ANDRÉ BAILLON, GILBERT TEROL, GILBERT TEROL
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Author: ANDRÉ BAILLON, GILBERT TEROL ISBN: 1230000221456
Publisher: GILBERT TEROL Publication: February 27, 2014
Imprint: Language: French
Author: ANDRÉ BAILLON, GILBERT TEROL
ISBN: 1230000221456
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: February 27, 2014
Imprint:
Language: French

Marie était douillette des reins et de cœur sensible. Elle avait vingt-deux ans, une jolie taille svelte, une peau soyeuse d’un blanc lumineux. Elle s’aimait dans son corps, parce que son corps était doux. Elle coiffait ses cheveux en bandeaux, comme on les coiffe au pays, mais eût préféré des frisettes, si son père l’avait permis. Il ne manquait à ses joues qu’un peu de rose et de chair. Ses yeux riaient doux. Même quand elle pleurait, ses lèvres semblaient arrondir un baiser, toujours prêt à tomber ; c’est lui qu’on voyait tout d’abord ; on avait envie de se mettre en dessous pour ne pas laisser se perdre ce beau fruit rouge.

Elle n’avait goûté jusqu’à présent d’autres joies que l’amour dont elle portait déjà la peine. Elle ne disait pas la honte. La honte dérive de la morale et celle-ci est une richesse qu’on ne possède pas sans l’avoir reçue. On ne la lui avait pas donnée.

Ancien instituteur, son père en détenait, sans doute, le trésor ; on peut le supposer. Mais il le gardait pour lui seul avaricieusement ou, tout au plus, l’émiettait en proverbes adaptés à son usage :

— Les parents d’abord, les enfants ensuite, affirmait-il à table en se servant le premier, largement et du meilleur.

— Chacun son métier, prêchait-il de son fauteuil, en regardant les autres besogner.

Son métier, à lui, se résumait à ceci : avoir été instituteur. Cela coûtait cher, car ce métier entraîne à boire.

D’une sévérité pédante, il se vengeait sur Marie de n’avoir plus d’autres victimes à fustiger. Sa gifle restait pédagogique et, si l’on peut dire, concentrée. La douzaine que chaque jour en mûrissait au bout de ses doigts de cuistre, il eût pu les répartir entre les dix joues que lui offrait sa descendance ; il les réservait à Marie, ainsi que le voulait sans doute le droit d’aînesse.

Encore que brutales, de pareilles leçons sont insuffisantes. Mieux qu’avec des gifles, il sied de planter, entre le Bien et le Mal, des barrières diversement coloriées. Ou d’ériger des poteaux : Ici l’on passe — Ici l’on ne passe pas. Sans quoi, toutes les routes sont des routes. Faute de guide, Marie ne les discernait guère et passait de l’une à l’autre avec inconscience.

Quant à sa mère, la bonne femme, elle eût pu l’éduquer. Mais Marie ne la voyait que le matin, endossant vite sa mante pour aller à l’ouvrage et le soir l’enlevant, pâle, endormie déjà, avant de se mettre au lit.

Elle ignorait moins que les petites filles participent aux infortunes de leurs parents.

Elle était née la première ; longtemps elle avait été la seule. Son père enseignait alors la grammaire aux enfants d’un hameau. Fillette aux tresses enrubannées, on l’appelait : ma jolie demoiselle, pour flatter Monsieur l’Instituteur : un personnage. Jeunes et heureux, ses parents la gâtaient.

Une première sœur vint plus tard, dans la ferme où le père, qui avait démissionné, réunissait, à défaut d’élèves, des vaches. Plus de rubans dans les tresses. Chaussée de sabots, elle traînait, avec sa mère, des seaux remplis de lait. Moins heureux, Père la bousculait plus souvent : ses vaches crevaient.

Trois fois encore, elle vit arriver un petit frère ; ensuite, une petite sœur ; longtemps après, toutes les bêtes étant mortes, un dernier trouvé dans la maison qu’ils occupaient maintenant aux confins d’une ville d’eau, à trois rues de la plage.

Grands frères et jeune sœur, Marie les soignait, depuis la cadette dont il fallait encore laver les langes, jusqu’aux tartines des plus grands qui allaient déjà en métier. Mère n’avait pas le temps, trop occupée à soigner le ménage des autres, pour soutenir celui des siens. Le père se contentait de les avoir faits.

Pas seulement les trois rues qui éloignaient Marie de la plage. La pauvreté est plus longue que trois rues. Marie n’avait pas aperçu deux fois la mer. La mer était là, derrière la digue, pour les étrangers. L’hiver, ceux-ci partis, elle envoyait, par-dessus la ville, des bourrasques ; l’été, elle se donnait aux belles dames et se fût certainement refusée aux filles qui ont pour tout luxe leur cheviotte du dimanche.

Ce que les riches appellent la « saison » devenait pour Marie plus de besogne, quelquefois une tranche de viande, grâce à la mère qui travaillait davantage, plus de tracas aussi, à cause du père. Il connaissait l’anglais et ne refusait pas ses services d’interprète aux villégiateurs bien payants. Seulement, il exigeait de l’argent de poche, parce que l’argent vient à l’argent. Et saoul, le soir, il ramenait, en fin de compte, ses vomissures.

De ses premiers rubans, elle avait gardé une fierté, une finesse d’allure et de goût qui la distinguait de ses frères, des lourdauds engendrés d’une matière plus épaisse, entre des draps moins souples. Elle préférait le chapeau à la casquette. Elle aimait les casseroles qui reluisent, les chambres sans poussière, les habits bien brossés. Quand un régiment passait, elle sentait, au bout des cils, des larmes délicates la piquer : c’était, quoi qu’on en pense, une émotion esthétique.

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Marie était douillette des reins et de cœur sensible. Elle avait vingt-deux ans, une jolie taille svelte, une peau soyeuse d’un blanc lumineux. Elle s’aimait dans son corps, parce que son corps était doux. Elle coiffait ses cheveux en bandeaux, comme on les coiffe au pays, mais eût préféré des frisettes, si son père l’avait permis. Il ne manquait à ses joues qu’un peu de rose et de chair. Ses yeux riaient doux. Même quand elle pleurait, ses lèvres semblaient arrondir un baiser, toujours prêt à tomber ; c’est lui qu’on voyait tout d’abord ; on avait envie de se mettre en dessous pour ne pas laisser se perdre ce beau fruit rouge.

Elle n’avait goûté jusqu’à présent d’autres joies que l’amour dont elle portait déjà la peine. Elle ne disait pas la honte. La honte dérive de la morale et celle-ci est une richesse qu’on ne possède pas sans l’avoir reçue. On ne la lui avait pas donnée.

Ancien instituteur, son père en détenait, sans doute, le trésor ; on peut le supposer. Mais il le gardait pour lui seul avaricieusement ou, tout au plus, l’émiettait en proverbes adaptés à son usage :

— Les parents d’abord, les enfants ensuite, affirmait-il à table en se servant le premier, largement et du meilleur.

— Chacun son métier, prêchait-il de son fauteuil, en regardant les autres besogner.

Son métier, à lui, se résumait à ceci : avoir été instituteur. Cela coûtait cher, car ce métier entraîne à boire.

D’une sévérité pédante, il se vengeait sur Marie de n’avoir plus d’autres victimes à fustiger. Sa gifle restait pédagogique et, si l’on peut dire, concentrée. La douzaine que chaque jour en mûrissait au bout de ses doigts de cuistre, il eût pu les répartir entre les dix joues que lui offrait sa descendance ; il les réservait à Marie, ainsi que le voulait sans doute le droit d’aînesse.

Encore que brutales, de pareilles leçons sont insuffisantes. Mieux qu’avec des gifles, il sied de planter, entre le Bien et le Mal, des barrières diversement coloriées. Ou d’ériger des poteaux : Ici l’on passe — Ici l’on ne passe pas. Sans quoi, toutes les routes sont des routes. Faute de guide, Marie ne les discernait guère et passait de l’une à l’autre avec inconscience.

Quant à sa mère, la bonne femme, elle eût pu l’éduquer. Mais Marie ne la voyait que le matin, endossant vite sa mante pour aller à l’ouvrage et le soir l’enlevant, pâle, endormie déjà, avant de se mettre au lit.

Elle ignorait moins que les petites filles participent aux infortunes de leurs parents.

Elle était née la première ; longtemps elle avait été la seule. Son père enseignait alors la grammaire aux enfants d’un hameau. Fillette aux tresses enrubannées, on l’appelait : ma jolie demoiselle, pour flatter Monsieur l’Instituteur : un personnage. Jeunes et heureux, ses parents la gâtaient.

Une première sœur vint plus tard, dans la ferme où le père, qui avait démissionné, réunissait, à défaut d’élèves, des vaches. Plus de rubans dans les tresses. Chaussée de sabots, elle traînait, avec sa mère, des seaux remplis de lait. Moins heureux, Père la bousculait plus souvent : ses vaches crevaient.

Trois fois encore, elle vit arriver un petit frère ; ensuite, une petite sœur ; longtemps après, toutes les bêtes étant mortes, un dernier trouvé dans la maison qu’ils occupaient maintenant aux confins d’une ville d’eau, à trois rues de la plage.

Grands frères et jeune sœur, Marie les soignait, depuis la cadette dont il fallait encore laver les langes, jusqu’aux tartines des plus grands qui allaient déjà en métier. Mère n’avait pas le temps, trop occupée à soigner le ménage des autres, pour soutenir celui des siens. Le père se contentait de les avoir faits.

Pas seulement les trois rues qui éloignaient Marie de la plage. La pauvreté est plus longue que trois rues. Marie n’avait pas aperçu deux fois la mer. La mer était là, derrière la digue, pour les étrangers. L’hiver, ceux-ci partis, elle envoyait, par-dessus la ville, des bourrasques ; l’été, elle se donnait aux belles dames et se fût certainement refusée aux filles qui ont pour tout luxe leur cheviotte du dimanche.

Ce que les riches appellent la « saison » devenait pour Marie plus de besogne, quelquefois une tranche de viande, grâce à la mère qui travaillait davantage, plus de tracas aussi, à cause du père. Il connaissait l’anglais et ne refusait pas ses services d’interprète aux villégiateurs bien payants. Seulement, il exigeait de l’argent de poche, parce que l’argent vient à l’argent. Et saoul, le soir, il ramenait, en fin de compte, ses vomissures.

De ses premiers rubans, elle avait gardé une fierté, une finesse d’allure et de goût qui la distinguait de ses frères, des lourdauds engendrés d’une matière plus épaisse, entre des draps moins souples. Elle préférait le chapeau à la casquette. Elle aimait les casseroles qui reluisent, les chambres sans poussière, les habits bien brossés. Quand un régiment passait, elle sentait, au bout des cils, des larmes délicates la piquer : c’était, quoi qu’on en pense, une émotion esthétique.

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