Cœur Double

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Cœur Double by MARCEL SCHWOB, GILBERT TEROL
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Author: MARCEL SCHWOB ISBN: 1230000212728
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 25, 2014
Imprint: Language: French
Author: MARCEL SCHWOB
ISBN: 1230000212728
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 25, 2014
Imprint:
Language: French

« Rien ne m’attriste plus que la fin d’un repas. Je suis obligé de me séparer de vous, mes chers amis. Cela me rappelle invinciblement l’heure où il faudra vous quitter pour tout de bon. Oh ! oh ! que l’homme est donc peu de chose ! Un hommelet, tout au plus. Travaillez beaucoup, suez, soufflez, faites campagne en Gaule, en Germanie, en Syrie, en Palestine, amassez votre argent pièce à pièce, servez de bons maîtres, passez de la cuisine à la table, de la table à la faveur ; ayez les cheveux longs comme ceux-ci, où je m’essuie les doigts ; faites-vous affranchir ; tenez maison à votre tour, avec des clients comme j’en ai ; spéculez sur les terrains et les transports de commerce, agitez-vous, démenez-vous : depuis l’instant où le bonnet d’affranchi-vous aura touché la tête, vous vous sentirez asservi à une maîtresse plus puissante, dont aucune somme de sesterces ne vous délivrera. Vivons, tandis que nous nous portons bien. Enfant, verse du Falerne. »

Il se fit apporter un squelette d’argent articulé, le coucha dans diverses positions sur la table, soupira, s’essuya les yeux, et reprit :

« La mort est une chose terrible, dont la pensée m’assiège surtout quand j’ai mangé. Les médecins que j’ai consultés ne peuvent me donner aucun conseil. Je crois que ma digestion est mauvaise. Il y a des jours où mon ventre mugit comme un taureau. Il faut se garder de ces inconvénients. Ne vous gênez pas, mes amis, si vous êtes incommodés. L’anathymiase peut monter au cerveau, et on est perdu. L’empereur Claude avait coutume d’agir ainsi, et personne ne riait. Mieux vaut être incivil que risquer sa vie. »

Il songea encore quelques instants ; puis il dit :

« Je ne peux chasser mon idée. Quand je pense à la mort, j’ai devant mes yeux toutes les personnes que j’ai vues mourir. Et si nous étions sûrs de notre corps, après que tout est fini ! Mais, pauvres nous, misérables que nous sommes, il y a des puissances mystérieuses qui nous guettent, je vous le jure par mon génie. On en voit dans les carrefours. Elles ont la forme de vieilles femmes, et la nuit elles sont faites en manière d’oiseaux. Un jour, quand je demeurais encore dans la rue Étroite, mon âme m’est montée au nez, de frayeur ; il y en avait une qui allumait un feu de roseaux, dans une niche du mur ; elle versait du vin dans une gamelle de cuivre, avec des poireaux et du persil ; elle y jetait des noix avelines et les examinait. Dieux irrités ! quels regards elle dardait ! Après, elle prit des fèves dans son sac et les éplucha avec ses dents aussi vite qu’une mésange qui pique du chènevis ; et elle crachait les enveloppes autour d’elle comme des cadavres de mouches.

« C’était une striga, je n’en doute pas ; et si elle m’avait aperçu, elle m’aurait peut-être paralysé avec son mauvais œil. Il y a des gens qui sortent, la nuit, qui se sentent parcourus de souffles ; ils tirent leur épée, font le moulinet, se battent contre des ombres. Le matin, ils sont couverts de meurtrissures et la langue leur pend au coin de la bouche. Ils ont rencontré les striges. J’ai vu des hommes forts comme des bœufs et même des loups-garous qu’elles mettaient à mal.

« Ces choses sont vraies, je vous les affirme. D’ailleurs ce sont des faits reconnus. Je n’en parlerais pas et je pourrais en douter s’il ne m’était arrivé une aventure qui me fit dresser tous les poils.

« Lorsqu’on veille les morts, on peut entendre les striges : elles chantent des airs qui vous emportent et auxquels on obéit malgré soi. Leur voix est suppliante et plaintive, flûtée comme celle d’un oiseau, tendre comme les gémissements d’un petit enfant qui appelle : rien ne peut y résister. Quand je servais mon maître, le banquier de la voie Sacrée, il eut le malheur de perdre sa femme. J’étais triste dans ce moment : car la mienne venait de mourir — belle créature, ma foi, et bien en chair — mais je l’aimais surtout pour ses bonnes manières. Tout ce qu’elle gagnait était pour moi ; si elle n’avait qu’un as, elle m’en donnait la moitié. Comme je rentrais à la villa, je vis des objets blancs qui remuaient parmi les tombeaux. Je meurs de frayeur, surtout parce que j’avais laissé une morte en ville ; je cours à la maison de campagne, et je trouve, en passant sur le seuil, quoi ? Une flaque de sang avec une éponge trempée dedans.

« Et à travers la maison j’entends des hurlements et des pleurs ; car la maîtresse était morte à la tombée de la nuit. Les servantes déchiraient leurs robes et s’arrachaient les cheveux. On voyait une seule lampe, comme un point rouge, au fond de la chambre. Le maître parti, j’allumai un grand copeau de sapin, près de la fenêtre ; la flamme était pétillante et fumeuse tant que le vent agitait les tourbillons gris dans la chambre ; la lumière se baissait et se relevait avec un soufflement ; les gouttes de résine suintaient le long du bois et crépitaient.

« La morte était couchée sur le lit ; elle avait la figure verte et une multitude de petites rides autour de la bouche et aux tempes. Nous lui avions attaché un linge autour des joues pour empêcher ses mâchoires de s’ouvrir. Les papillons de nuit secouaient en cercle, près de la torche, leurs ailes jaunes ; les mouches se promenaient lentement sur le haut du lit, et chaque bouffée de vent faisait entrer des feuilles sèches, qui tournoyaient. Moi, je veillais au pied, et je pensais à toutes les histoires, aux mannequins de paille qu’on trouve le matin à la place des cadavres, et aux trous ronds que les sorcières viennent faire dans les figures pour sucer le sang.

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« Rien ne m’attriste plus que la fin d’un repas. Je suis obligé de me séparer de vous, mes chers amis. Cela me rappelle invinciblement l’heure où il faudra vous quitter pour tout de bon. Oh ! oh ! que l’homme est donc peu de chose ! Un hommelet, tout au plus. Travaillez beaucoup, suez, soufflez, faites campagne en Gaule, en Germanie, en Syrie, en Palestine, amassez votre argent pièce à pièce, servez de bons maîtres, passez de la cuisine à la table, de la table à la faveur ; ayez les cheveux longs comme ceux-ci, où je m’essuie les doigts ; faites-vous affranchir ; tenez maison à votre tour, avec des clients comme j’en ai ; spéculez sur les terrains et les transports de commerce, agitez-vous, démenez-vous : depuis l’instant où le bonnet d’affranchi-vous aura touché la tête, vous vous sentirez asservi à une maîtresse plus puissante, dont aucune somme de sesterces ne vous délivrera. Vivons, tandis que nous nous portons bien. Enfant, verse du Falerne. »

Il se fit apporter un squelette d’argent articulé, le coucha dans diverses positions sur la table, soupira, s’essuya les yeux, et reprit :

« La mort est une chose terrible, dont la pensée m’assiège surtout quand j’ai mangé. Les médecins que j’ai consultés ne peuvent me donner aucun conseil. Je crois que ma digestion est mauvaise. Il y a des jours où mon ventre mugit comme un taureau. Il faut se garder de ces inconvénients. Ne vous gênez pas, mes amis, si vous êtes incommodés. L’anathymiase peut monter au cerveau, et on est perdu. L’empereur Claude avait coutume d’agir ainsi, et personne ne riait. Mieux vaut être incivil que risquer sa vie. »

Il songea encore quelques instants ; puis il dit :

« Je ne peux chasser mon idée. Quand je pense à la mort, j’ai devant mes yeux toutes les personnes que j’ai vues mourir. Et si nous étions sûrs de notre corps, après que tout est fini ! Mais, pauvres nous, misérables que nous sommes, il y a des puissances mystérieuses qui nous guettent, je vous le jure par mon génie. On en voit dans les carrefours. Elles ont la forme de vieilles femmes, et la nuit elles sont faites en manière d’oiseaux. Un jour, quand je demeurais encore dans la rue Étroite, mon âme m’est montée au nez, de frayeur ; il y en avait une qui allumait un feu de roseaux, dans une niche du mur ; elle versait du vin dans une gamelle de cuivre, avec des poireaux et du persil ; elle y jetait des noix avelines et les examinait. Dieux irrités ! quels regards elle dardait ! Après, elle prit des fèves dans son sac et les éplucha avec ses dents aussi vite qu’une mésange qui pique du chènevis ; et elle crachait les enveloppes autour d’elle comme des cadavres de mouches.

« C’était une striga, je n’en doute pas ; et si elle m’avait aperçu, elle m’aurait peut-être paralysé avec son mauvais œil. Il y a des gens qui sortent, la nuit, qui se sentent parcourus de souffles ; ils tirent leur épée, font le moulinet, se battent contre des ombres. Le matin, ils sont couverts de meurtrissures et la langue leur pend au coin de la bouche. Ils ont rencontré les striges. J’ai vu des hommes forts comme des bœufs et même des loups-garous qu’elles mettaient à mal.

« Ces choses sont vraies, je vous les affirme. D’ailleurs ce sont des faits reconnus. Je n’en parlerais pas et je pourrais en douter s’il ne m’était arrivé une aventure qui me fit dresser tous les poils.

« Lorsqu’on veille les morts, on peut entendre les striges : elles chantent des airs qui vous emportent et auxquels on obéit malgré soi. Leur voix est suppliante et plaintive, flûtée comme celle d’un oiseau, tendre comme les gémissements d’un petit enfant qui appelle : rien ne peut y résister. Quand je servais mon maître, le banquier de la voie Sacrée, il eut le malheur de perdre sa femme. J’étais triste dans ce moment : car la mienne venait de mourir — belle créature, ma foi, et bien en chair — mais je l’aimais surtout pour ses bonnes manières. Tout ce qu’elle gagnait était pour moi ; si elle n’avait qu’un as, elle m’en donnait la moitié. Comme je rentrais à la villa, je vis des objets blancs qui remuaient parmi les tombeaux. Je meurs de frayeur, surtout parce que j’avais laissé une morte en ville ; je cours à la maison de campagne, et je trouve, en passant sur le seuil, quoi ? Une flaque de sang avec une éponge trempée dedans.

« Et à travers la maison j’entends des hurlements et des pleurs ; car la maîtresse était morte à la tombée de la nuit. Les servantes déchiraient leurs robes et s’arrachaient les cheveux. On voyait une seule lampe, comme un point rouge, au fond de la chambre. Le maître parti, j’allumai un grand copeau de sapin, près de la fenêtre ; la flamme était pétillante et fumeuse tant que le vent agitait les tourbillons gris dans la chambre ; la lumière se baissait et se relevait avec un soufflement ; les gouttes de résine suintaient le long du bois et crépitaient.

« La morte était couchée sur le lit ; elle avait la figure verte et une multitude de petites rides autour de la bouche et aux tempes. Nous lui avions attaché un linge autour des joues pour empêcher ses mâchoires de s’ouvrir. Les papillons de nuit secouaient en cercle, près de la torche, leurs ailes jaunes ; les mouches se promenaient lentement sur le haut du lit, et chaque bouffée de vent faisait entrer des feuilles sèches, qui tournoyaient. Moi, je veillais au pied, et je pensais à toutes les histoires, aux mannequins de paille qu’on trouve le matin à la place des cadavres, et aux trous ronds que les sorcières viennent faire dans les figures pour sucer le sang.

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