Sous la neige

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Sous la neige by EDITH WHARTON, GILBERT TEROL
View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart
Author: EDITH WHARTON ISBN: 1230000213406
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 27, 2014
Imprint: Language: French
Author: EDITH WHARTON
ISBN: 1230000213406
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 27, 2014
Imprint:
Language: French

… Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige, et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu’aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot pendaient comme des stalactites du ciel d’acier et Orion scintillait de feux glacés. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse. Les façades blanches des maisons paraissaient grises à travers les ormes ; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse, et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l’église s’épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.

Le jeune Ethan Frome avançait d’un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michael Eady, et les deux sapins de Norvège qui marquaient la grille du notaire Varnum.

En face de cette grille, à l’endroit où la route s’incline vers la vallée de Corbury, l’église dessinait son svelte clocher blanc et les colonnes grêles de son portail. La façade demeurait dans l’ombre, et, d’un côté de l’édifice, les fenêtres d’en haut formaient, sur la muraille, une série de taches noires ; mais celles d’en bas étaient illuminées, et leur lumière éclairait, devant la porte, de nombreux sillons de véhicules. À l’abri d’un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l’échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d’ours. La nuit était calme et limpide. Le froid piquait à peine. Il semblait à Frome que l’atmosphère n’existait plus, et qu’il n’y avait rien de moins ténu que l’éther entre le sol givré et la voûte métallique du ciel. « On a la sensation du vide, se disait-il, comme si on était dans un tube de Crookes… »

Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d’un institut technique à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire, sous la direction amicale d’un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d’une façon inattendue, malgré la tournure si différente que son existence actuelle avait fait prendre à ses pensées. La mort de son père et les malheurs qui s’ensuivirent avaient écourté ses études : il n’avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l’idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière l’apparence quotidienne des choses,

Tandis qu’il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique produite par cette marche rapide. Arrivé au bout du village, il s’arrêta devant l’église. Son cœur battait,

La pente de la route de Corbury, au-dessous des sombres sapins qui gardaient l’entrée du notaire Varnum, était l’endroit où les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour leurs parties de luge. Par les nuits claires, |e carrefour devant l’église retentissait jusqu’à une heure tardive de leurs cris joyeux ; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne mettait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l’église, d’où sortaient les murmures d’un air de danse et les larges rais d’une lumière dorée[1].

Le jeune homme descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Pour éviter la clarté, il, fit un crochet à travers la neige immaculée jusqu’à l’angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en ayant soin de rester dans l’ombre, il s’approcha de la fenêtre la plus voisine. Rejetant en arrière son corps long et mince, il tendit le cou de manière à pouvoir jeter un œil dans la salle.

De la nuit pure et glacée d’où Ethan l’observait, la grande pièce remplie de monde semblait en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue sur les parois blanchies à la chaux. Le poêle ronflait comme s’il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Les danseurs étaient rassemblés au milieu de la salle, et les femmes plus âgées venaient de se lever des chaises de pailles alignées le long des murs.

La musique avait cessé. Le violoniste et la jeune fille qui tenait l’harmonium à l’office du dimanche se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où l’on voyait encore des restes de pâtés et de glaces. Le moment du départ était proche, et l’on se dirigeait déjà vers le vestiaire, lorsqu’un jeune homme brun, à l’allure éveillée, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.

Ce geste eut un effet immédiat : les musiciens bondirent sur leurs instruments, et les danseurs emmitouflés s’alignèrent des deux côtés de la salle. Les gens plus âgés regagnèrent leurs sièges, et le sémillant jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu’au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise ; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.

Lé cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l’écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien, et il en souffrait. Le boute-en-train, qui paraissait avoir du sang irlandais dans les veines, dansait bien, et sa compagne s’animait au jeu. Sa fine taille se balançait en passant sous les mains qui formaient la chaîne ; le tourbillon qui l’emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l’écharpe qui se déroulait derrière elle. À chaque tour, Frome apercevait ses lèvres haletantes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front : ses yeux sombres demeuraient l’unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.

View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart

… Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige, et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu’aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot pendaient comme des stalactites du ciel d’acier et Orion scintillait de feux glacés. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse. Les façades blanches des maisons paraissaient grises à travers les ormes ; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse, et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l’église s’épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.

Le jeune Ethan Frome avançait d’un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michael Eady, et les deux sapins de Norvège qui marquaient la grille du notaire Varnum.

En face de cette grille, à l’endroit où la route s’incline vers la vallée de Corbury, l’église dessinait son svelte clocher blanc et les colonnes grêles de son portail. La façade demeurait dans l’ombre, et, d’un côté de l’édifice, les fenêtres d’en haut formaient, sur la muraille, une série de taches noires ; mais celles d’en bas étaient illuminées, et leur lumière éclairait, devant la porte, de nombreux sillons de véhicules. À l’abri d’un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l’échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d’ours. La nuit était calme et limpide. Le froid piquait à peine. Il semblait à Frome que l’atmosphère n’existait plus, et qu’il n’y avait rien de moins ténu que l’éther entre le sol givré et la voûte métallique du ciel. « On a la sensation du vide, se disait-il, comme si on était dans un tube de Crookes… »

Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d’un institut technique à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire, sous la direction amicale d’un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d’une façon inattendue, malgré la tournure si différente que son existence actuelle avait fait prendre à ses pensées. La mort de son père et les malheurs qui s’ensuivirent avaient écourté ses études : il n’avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l’idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière l’apparence quotidienne des choses,

Tandis qu’il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique produite par cette marche rapide. Arrivé au bout du village, il s’arrêta devant l’église. Son cœur battait,

La pente de la route de Corbury, au-dessous des sombres sapins qui gardaient l’entrée du notaire Varnum, était l’endroit où les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour leurs parties de luge. Par les nuits claires, |e carrefour devant l’église retentissait jusqu’à une heure tardive de leurs cris joyeux ; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne mettait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l’église, d’où sortaient les murmures d’un air de danse et les larges rais d’une lumière dorée[1].

Le jeune homme descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Pour éviter la clarté, il, fit un crochet à travers la neige immaculée jusqu’à l’angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en ayant soin de rester dans l’ombre, il s’approcha de la fenêtre la plus voisine. Rejetant en arrière son corps long et mince, il tendit le cou de manière à pouvoir jeter un œil dans la salle.

De la nuit pure et glacée d’où Ethan l’observait, la grande pièce remplie de monde semblait en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue sur les parois blanchies à la chaux. Le poêle ronflait comme s’il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Les danseurs étaient rassemblés au milieu de la salle, et les femmes plus âgées venaient de se lever des chaises de pailles alignées le long des murs.

La musique avait cessé. Le violoniste et la jeune fille qui tenait l’harmonium à l’office du dimanche se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où l’on voyait encore des restes de pâtés et de glaces. Le moment du départ était proche, et l’on se dirigeait déjà vers le vestiaire, lorsqu’un jeune homme brun, à l’allure éveillée, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.

Ce geste eut un effet immédiat : les musiciens bondirent sur leurs instruments, et les danseurs emmitouflés s’alignèrent des deux côtés de la salle. Les gens plus âgés regagnèrent leurs sièges, et le sémillant jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu’au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise ; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.

Lé cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l’écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien, et il en souffrait. Le boute-en-train, qui paraissait avoir du sang irlandais dans les veines, dansait bien, et sa compagne s’animait au jeu. Sa fine taille se balançait en passant sous les mains qui formaient la chaîne ; le tourbillon qui l’emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l’écharpe qui se déroulait derrière elle. À chaque tour, Frome apercevait ses lèvres haletantes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front : ses yeux sombres demeuraient l’unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.

More books from GILBERT TEROL

Cover of the book Sébastien Roch by EDITH WHARTON
Cover of the book Sous le soleil de Satan by EDITH WHARTON
Cover of the book L’Homme et la Terre Tome III by EDITH WHARTON
Cover of the book Les Mystères de Marseille by EDITH WHARTON
Cover of the book Histoire de dix ans (1830-1840) Tome I et II by EDITH WHARTON
Cover of the book Les Peaux-Rouges de Paris by EDITH WHARTON
Cover of the book L’Abécédaire du petit naturaliste by EDITH WHARTON
Cover of the book Le Secret de Wilhem Storitz by EDITH WHARTON
Cover of the book L’Aéroplane fantôme by EDITH WHARTON
Cover of the book La nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, Annotées, Illustrées by EDITH WHARTON
Cover of the book Heur et Malheur des Français by EDITH WHARTON
Cover of the book Une étrange disparition by EDITH WHARTON
Cover of the book LE ROSIER DE MADAME HUSSON by EDITH WHARTON
Cover of the book LE DRAGON IMPERIAL by EDITH WHARTON
Cover of the book LA DAME A LA LOUVE by EDITH WHARTON
We use our own "cookies" and third party cookies to improve services and to see statistical information. By using this website, you agree to our Privacy Policy