Bigarreau

Romance, Contemporary
Cover of the book Bigarreau by ANDRÉ THEURIET, GILBERT TEROL
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Author: ANDRÉ THEURIET ISBN: 1230002692302
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 16, 2018
Imprint: Language: French
Author: ANDRÉ THEURIET
ISBN: 1230002692302
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 16, 2018
Imprint:
Language: French

Le nouveau cimetière des femmes devait occuper tout un terrain en friche avoisinant la lisière des bois de Montgérand. De l’endroit où les jeunes détenus creusaient les fossés des fondations, on dominait la vallée de l’Aube. On voyait, comme au fond d’une combe, la petite église, les deux rues du village adossé à un cirque de forêts montueuses, les toits d’ardoise de l’ancienne abbaye émergeant d’un fouillis de sapins, puis l’Aube sinueuse, argentée, frétillant au soleil entre des prés en fleurs, dans la direction de Bay, où un nouvel horizon de collines et de forêts arrêtait le regard. La lumière se jouait sur ces prés épanouis, sur cette eau courante, sur ces moutonnements lointains de feuillées bleuâtres. Des alouettes gazouillaient en plein ciel, des bouillonnements d’écluse, des chants de coqs et des voix d’enfants montaient du village. C’était un gai spectacle que celui de la vallée baignée dans l’ensoleillement de cette matinée d’été ; mais les jeunes terrassiers de la friche de Montgérand n’en jouissaient guère.

Sous l’œil d’argus du gardien-chef Seurrot, ils remuaient la terre et on ne leur laissait pas le loisir de bayer aux mouches. Les aînés maniaient la pioche, les plus petits se mettaient à deux pour pousser la brouette. Les dos couverts de grosse toile et les têtes coiffées de chapeaux de paille, sans cesse en mouvement, semaient sur le sol grisâtre et pierreux un fourmillement de taches blanches. Quand les gamins se relevaient pour s’essuyer le front, le lumineux aspect de la vallée verdoyante, loin de produire un effet de calme et de réconfort, éveillait dans ces poitrines d’enfant une sourde irritation. Cette invitation à la joie, éparse dans l’air, avait pour eux quelque chose d’ironique et de cruel. Le libre essor des alouettes, les courses vagabondes des hirondelles au ras de la rivière, leur rappelaient presque amèrement le travail forcé, les bourrades des gardiens, les verrous de la prison, et leur insufflaient des désirs de révolte et d’école buissonnière.

Parmi les moins disciplinés et les plus impatients du joug se trouvait notre ami Bigarreau.

La veille, au sortir du logis du garde général, il s’était empressé d’employer une partie de son argent à acheter un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes. Ses nouvelles acquisitions étaient cachées dans les poches de son pantalon, et, depuis le matin, il les tâtait de temps à autre, avec une paternelle sollicitude, en se promettant « d’en griller une, » dès que Seurrot aurait le dos tourné.

La tâche de la journée était coupée par un repos d’une demi-heure, et à ce moment-là le gardien se relâchait un peu de sa surveillance méticuleuse. Seurrot avait le cœur tendre, et les yeux luisants de l’hôtesse du Lion d’Or l’attiraient invinciblement vers le verger de l’auberge, situé en contrebas du chantier. Bigarreau avait tablé là-dessus. Dès que le gardien chef eut pris le chemin du verger, le numéro vingt-quatre se glissa, avec des ondulations de couleuvre, dans les genévriers du talus, gagna le taillis et, choisissant de l’œil parmi les arbres de bordure un alisier au fût élancé et à la cime feuillue, il y grimpa en deux temps, comme un écureuil.

Perché à chevauchons à la fourche des hautes branches, dissimulé au plus épais de la feuillée, il tira alors ses cigarettes, en alluma une et savoura lentement les délices du fruit défendu. On était bien, là-haut, dans la verdure et la fraîcheur ! On apercevait entre les branches les toitures du village, les miroitements de l’Aube dans la prairie, puis, sur les deux versants de la vallée, les frissons des champs de seigle et d’avoine, alternant avec les bigarrures des sainfoins et des trèfles incarnats. Les merles sifflaient dans le taillis, les fauvettes des roseaux bavardaient dans les saules de la rivière, et un vent frais vous berçait comme dans un hamac. On y était si bien, que Bigarreau s’y oublia. Quand Seurrot revint en mâchonnant une rose entre ses dents et qu’il passa en revue sa petite troupe, il s’aperçut du premier coup que l’un des détenus manquait à l’appel.

— Où est le numéro vingt-quatre ? s’écria-t-il.

Les gamins échangèrent un regard sournois et se bornèrent à répondre par un haussement d’épaules.

Le gardien-chef crut d’abord à une évasion et il en devint pale. Ses regards inquiets fouillaient l’épaisseur du taillis ; tout à coup, ils distinguèrent à la cime d’un baliveau les légères spirales d’une fumée bleuâtre. Cela n’était pas naturel, et le délinquant devait s’être gîté là-haut. Seurrot bondit sur le talus ; en un clin-d’œil il fut au pied de l’alisier et il n’eut pas grand’peine à y découvrir les jambes pendantes de Bigarreau.

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Le nouveau cimetière des femmes devait occuper tout un terrain en friche avoisinant la lisière des bois de Montgérand. De l’endroit où les jeunes détenus creusaient les fossés des fondations, on dominait la vallée de l’Aube. On voyait, comme au fond d’une combe, la petite église, les deux rues du village adossé à un cirque de forêts montueuses, les toits d’ardoise de l’ancienne abbaye émergeant d’un fouillis de sapins, puis l’Aube sinueuse, argentée, frétillant au soleil entre des prés en fleurs, dans la direction de Bay, où un nouvel horizon de collines et de forêts arrêtait le regard. La lumière se jouait sur ces prés épanouis, sur cette eau courante, sur ces moutonnements lointains de feuillées bleuâtres. Des alouettes gazouillaient en plein ciel, des bouillonnements d’écluse, des chants de coqs et des voix d’enfants montaient du village. C’était un gai spectacle que celui de la vallée baignée dans l’ensoleillement de cette matinée d’été ; mais les jeunes terrassiers de la friche de Montgérand n’en jouissaient guère.

Sous l’œil d’argus du gardien-chef Seurrot, ils remuaient la terre et on ne leur laissait pas le loisir de bayer aux mouches. Les aînés maniaient la pioche, les plus petits se mettaient à deux pour pousser la brouette. Les dos couverts de grosse toile et les têtes coiffées de chapeaux de paille, sans cesse en mouvement, semaient sur le sol grisâtre et pierreux un fourmillement de taches blanches. Quand les gamins se relevaient pour s’essuyer le front, le lumineux aspect de la vallée verdoyante, loin de produire un effet de calme et de réconfort, éveillait dans ces poitrines d’enfant une sourde irritation. Cette invitation à la joie, éparse dans l’air, avait pour eux quelque chose d’ironique et de cruel. Le libre essor des alouettes, les courses vagabondes des hirondelles au ras de la rivière, leur rappelaient presque amèrement le travail forcé, les bourrades des gardiens, les verrous de la prison, et leur insufflaient des désirs de révolte et d’école buissonnière.

Parmi les moins disciplinés et les plus impatients du joug se trouvait notre ami Bigarreau.

La veille, au sortir du logis du garde général, il s’était empressé d’employer une partie de son argent à acheter un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes. Ses nouvelles acquisitions étaient cachées dans les poches de son pantalon, et, depuis le matin, il les tâtait de temps à autre, avec une paternelle sollicitude, en se promettant « d’en griller une, » dès que Seurrot aurait le dos tourné.

La tâche de la journée était coupée par un repos d’une demi-heure, et à ce moment-là le gardien se relâchait un peu de sa surveillance méticuleuse. Seurrot avait le cœur tendre, et les yeux luisants de l’hôtesse du Lion d’Or l’attiraient invinciblement vers le verger de l’auberge, situé en contrebas du chantier. Bigarreau avait tablé là-dessus. Dès que le gardien chef eut pris le chemin du verger, le numéro vingt-quatre se glissa, avec des ondulations de couleuvre, dans les genévriers du talus, gagna le taillis et, choisissant de l’œil parmi les arbres de bordure un alisier au fût élancé et à la cime feuillue, il y grimpa en deux temps, comme un écureuil.

Perché à chevauchons à la fourche des hautes branches, dissimulé au plus épais de la feuillée, il tira alors ses cigarettes, en alluma une et savoura lentement les délices du fruit défendu. On était bien, là-haut, dans la verdure et la fraîcheur ! On apercevait entre les branches les toitures du village, les miroitements de l’Aube dans la prairie, puis, sur les deux versants de la vallée, les frissons des champs de seigle et d’avoine, alternant avec les bigarrures des sainfoins et des trèfles incarnats. Les merles sifflaient dans le taillis, les fauvettes des roseaux bavardaient dans les saules de la rivière, et un vent frais vous berçait comme dans un hamac. On y était si bien, que Bigarreau s’y oublia. Quand Seurrot revint en mâchonnant une rose entre ses dents et qu’il passa en revue sa petite troupe, il s’aperçut du premier coup que l’un des détenus manquait à l’appel.

— Où est le numéro vingt-quatre ? s’écria-t-il.

Les gamins échangèrent un regard sournois et se bornèrent à répondre par un haussement d’épaules.

Le gardien-chef crut d’abord à une évasion et il en devint pale. Ses regards inquiets fouillaient l’épaisseur du taillis ; tout à coup, ils distinguèrent à la cime d’un baliveau les légères spirales d’une fumée bleuâtre. Cela n’était pas naturel, et le délinquant devait s’être gîté là-haut. Seurrot bondit sur le talus ; en un clin-d’œil il fut au pied de l’alisier et il n’eut pas grand’peine à y découvrir les jambes pendantes de Bigarreau.

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