L’Évangéliste

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book L’Évangéliste by ALPHONSE DAUDET, GILBERT TEROL
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Author: ALPHONSE DAUDET ISBN: 1230002678252
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 14, 2018
Imprint: Language: French
Author: ALPHONSE DAUDET
ISBN: 1230002678252
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 14, 2018
Imprint:
Language: French

C’est un retour de cimetière, au jour tombant, dans une petite maison de la rue du Val-de-Grâce. On vient d’enterrer grand’mère ; et, la porte poussée, les amis partis, restées seules dans l’étroit logis où le moindre objet leur rappelle l’absente, et qui depuis quelques heures semble agrandi, Mme Ebsen et sa fille sentent mieux toute l’horreur de leur chagrin. Même là-bas, à Montparnasse, quand la terre s’ouvrait et leur prenait tout, elles n’avaient pas aussi vivement qu’à ce coin de croisée, devant ce fauteuil vide, la notion de l’irréparable, l’angoisse de l’éternelle séparation. C’est comme si grand’mère venait de mourir une seconde fois.

Mme Ebsen est tombée sur une chaise et n’en bouge plus, affaissée dans son deuil de laine, sans même la force de quitter son châle, son chapeau dont le grand-voile de crêpe se hérisse en pointes raides au-dessus de sa bonne large figure toute bouillie de larmes. Et se mouchant bien fort, épongeant ses yeux gonflés, elle énumère à haute voix les vertus de celle qui est partie, sa bonté, sa gaieté, son courage, elle y mêle des épisodes de sa propre vie, de celle de sa fille ; si bien qu’un étranger admis à ce vocero bourgeois connaîtrait à fond l’histoire de ces trois femmes, saurait que M. Ebsen, un ingénieur de Copenhague, ruiné dans les inventions, est venu à Paris, il y a vingt ans, pour un brevet d’horloge électrique, que ça n’a pas marché comme on voulait, et que l’inventeur est mort, laissant sa femme seule à l’hôtel avec la vieille maman, et pauvre à ne savoir comment faire ses couches.

Ah ! sans grand’mère, alors, qu’est-ce qu’on serait devenu, sans grand’mère et son vaillant petit crochet, qu’elle accélérait jour et nuit, travaillant des nappes, des jetés de guipure à la main, très peu connus à Paris en ce temps-là, et que la vieille Danoise allait offrir bravement dans les magasins de petits ouvrages. Ainsi elle a pu faire marcher la maison, donner une bonne nourrice à la petite Éline ; mais il en a fallu de ces ronds, de ces fines dentelles à perdre les yeux. Chère, chère grand’mère… Et le vocero se déroule, coupé de sanglots, de mots enfantins qui reviennent à la bonne femme avec sa douleur d’orpheline et auxquels l’accent étranger, son lourd français de Copenhague, que vingt ans de Paris n’ont pu corriger, donne quelque chose d’ingénu, d’attendrissant.

Le chagrin de sa fille est moins expansif. Très pâle, les dents serrées, Éline s’active dans la maison, avec son air paisible, ses gestes sûrs un peu lents, sa taille pleine et souple dans la triste robe noire qu’éclairent d’épais cheveux blonds et la fleur de ses dix-neuf ans. Sans bruit, en ménagère adroite, elle a ranimé le feu couvert qui mourait de leur longue absence, tiré les rideaux, allumé la lampe, délivré le petit salon du froid et du noir qu’elles ont trouvés là en rentrant ; puis, sans que la mère ait cessé de parler, de sangloter, elle la débarrasse de son chapeau, de son châle, lui met des pantoufles bien chaudes à la place de ses bottines toutes trempées et lourdes de la terre des morts, et par la main, comme un enfant, l’emmène et l’assied devant la table où fume la soupière à fleurs entre deux plats apportés du restaurant. Mme Ebsen résiste. Manger, ah bien ! oui. Elle n’a pas faim ; puis la vue de cette petite table, ce troisième couvert qui manque…

« Non, Lina, je t’en prie.

– Si, si, il le faut. »

Éline a tenu à dîner là dès le premier soir, à ne rien changer à leurs habitudes, sachant que le lendemain elles seraient plus cruelles à reprendre. Et comme elle a sagement fait, cette douce et raisonnable Lina ! Voici déjà que la tiédeur de l’appartement, qui se ranime à la double clarté de la lampe et du feu, pénètre ce pauvre cœur tout transi. Comme il arrive toujours après ces crises épuisantes, Mme Ebsen mange d’un farouche appétit ; et peu à peu ses idées, sans changer d’objet, se modifient et s’adoucissent. C’est sûr qu’on a tout fait pour que grand’mère fût heureuse, qu’elle ne manquât de rien jusqu’à son dernier jour. Et quel soulagement en ces minutes effroyables de se sentir entouré de tant de sympathies ! Que de monde au modeste convoi ! La rue en était toute noire. De ses anciennes élèves, Léonie d’Arlot, la baronne Gerspach, Paule et Louise de Lostande, pas une qui ait manqué. Même on a eu ce que les riches n’obtiennent aujourd’hui ni pour or ni pour argent, un discours du pasteur Aussandon, le doyen de la faculté de théologie, Aussandon, le grand orateur de l’Église réformée, et que, depuis quinze ans, Paris n’avait pas entendu. Que c’était beau ce qu’il a dit de la famille, comme il était ému en parlant de cette vaillante grand’mère, s’expatriant, déjà âgée, pour suivre ses enfants, ne pas les quitter d’un jour.

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C’est un retour de cimetière, au jour tombant, dans une petite maison de la rue du Val-de-Grâce. On vient d’enterrer grand’mère ; et, la porte poussée, les amis partis, restées seules dans l’étroit logis où le moindre objet leur rappelle l’absente, et qui depuis quelques heures semble agrandi, Mme Ebsen et sa fille sentent mieux toute l’horreur de leur chagrin. Même là-bas, à Montparnasse, quand la terre s’ouvrait et leur prenait tout, elles n’avaient pas aussi vivement qu’à ce coin de croisée, devant ce fauteuil vide, la notion de l’irréparable, l’angoisse de l’éternelle séparation. C’est comme si grand’mère venait de mourir une seconde fois.

Mme Ebsen est tombée sur une chaise et n’en bouge plus, affaissée dans son deuil de laine, sans même la force de quitter son châle, son chapeau dont le grand-voile de crêpe se hérisse en pointes raides au-dessus de sa bonne large figure toute bouillie de larmes. Et se mouchant bien fort, épongeant ses yeux gonflés, elle énumère à haute voix les vertus de celle qui est partie, sa bonté, sa gaieté, son courage, elle y mêle des épisodes de sa propre vie, de celle de sa fille ; si bien qu’un étranger admis à ce vocero bourgeois connaîtrait à fond l’histoire de ces trois femmes, saurait que M. Ebsen, un ingénieur de Copenhague, ruiné dans les inventions, est venu à Paris, il y a vingt ans, pour un brevet d’horloge électrique, que ça n’a pas marché comme on voulait, et que l’inventeur est mort, laissant sa femme seule à l’hôtel avec la vieille maman, et pauvre à ne savoir comment faire ses couches.

Ah ! sans grand’mère, alors, qu’est-ce qu’on serait devenu, sans grand’mère et son vaillant petit crochet, qu’elle accélérait jour et nuit, travaillant des nappes, des jetés de guipure à la main, très peu connus à Paris en ce temps-là, et que la vieille Danoise allait offrir bravement dans les magasins de petits ouvrages. Ainsi elle a pu faire marcher la maison, donner une bonne nourrice à la petite Éline ; mais il en a fallu de ces ronds, de ces fines dentelles à perdre les yeux. Chère, chère grand’mère… Et le vocero se déroule, coupé de sanglots, de mots enfantins qui reviennent à la bonne femme avec sa douleur d’orpheline et auxquels l’accent étranger, son lourd français de Copenhague, que vingt ans de Paris n’ont pu corriger, donne quelque chose d’ingénu, d’attendrissant.

Le chagrin de sa fille est moins expansif. Très pâle, les dents serrées, Éline s’active dans la maison, avec son air paisible, ses gestes sûrs un peu lents, sa taille pleine et souple dans la triste robe noire qu’éclairent d’épais cheveux blonds et la fleur de ses dix-neuf ans. Sans bruit, en ménagère adroite, elle a ranimé le feu couvert qui mourait de leur longue absence, tiré les rideaux, allumé la lampe, délivré le petit salon du froid et du noir qu’elles ont trouvés là en rentrant ; puis, sans que la mère ait cessé de parler, de sangloter, elle la débarrasse de son chapeau, de son châle, lui met des pantoufles bien chaudes à la place de ses bottines toutes trempées et lourdes de la terre des morts, et par la main, comme un enfant, l’emmène et l’assied devant la table où fume la soupière à fleurs entre deux plats apportés du restaurant. Mme Ebsen résiste. Manger, ah bien ! oui. Elle n’a pas faim ; puis la vue de cette petite table, ce troisième couvert qui manque…

« Non, Lina, je t’en prie.

– Si, si, il le faut. »

Éline a tenu à dîner là dès le premier soir, à ne rien changer à leurs habitudes, sachant que le lendemain elles seraient plus cruelles à reprendre. Et comme elle a sagement fait, cette douce et raisonnable Lina ! Voici déjà que la tiédeur de l’appartement, qui se ranime à la double clarté de la lampe et du feu, pénètre ce pauvre cœur tout transi. Comme il arrive toujours après ces crises épuisantes, Mme Ebsen mange d’un farouche appétit ; et peu à peu ses idées, sans changer d’objet, se modifient et s’adoucissent. C’est sûr qu’on a tout fait pour que grand’mère fût heureuse, qu’elle ne manquât de rien jusqu’à son dernier jour. Et quel soulagement en ces minutes effroyables de se sentir entouré de tant de sympathies ! Que de monde au modeste convoi ! La rue en était toute noire. De ses anciennes élèves, Léonie d’Arlot, la baronne Gerspach, Paule et Louise de Lostande, pas une qui ait manqué. Même on a eu ce que les riches n’obtiennent aujourd’hui ni pour or ni pour argent, un discours du pasteur Aussandon, le doyen de la faculté de théologie, Aussandon, le grand orateur de l’Église réformée, et que, depuis quinze ans, Paris n’avait pas entendu. Que c’était beau ce qu’il a dit de la famille, comme il était ému en parlant de cette vaillante grand’mère, s’expatriant, déjà âgée, pour suivre ses enfants, ne pas les quitter d’un jour.

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