Jour d’Exil Tome I

Nonfiction, History, France
Cover of the book Jour d’Exil Tome I by Ernest Cœurderoy, GILBERT TEROL
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Author: Ernest Cœurderoy ISBN: 1230002835327
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 11, 2018
Imprint: Language: French
Author: Ernest Cœurderoy
ISBN: 1230002835327
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 11, 2018
Imprint:
Language: French

Je comptais parmi les étudiants que renfermait Paris en 1848. Je n’avais que vingt-trois ans, et déjà les soucis m’avaient ridé le front. Car le temps, précurseur infatigable de la mort, met tout à profit pour nous frapper et atteint les premiers ceux dont la tristesse retarde la fuite. Dès que j’eus pensé, mon esprit suivit la fatale pente de la réflexion sur laquelle on ne s’arrête plus.

Fils unique de bourgeois aisés, mais parcimonieux, j’avais supporté en tiers les privations volontaires que s’imposaient mes parents, j’avais gémi chaque jour de leurs emportements sans motif, de leurs querelles sans fin. J’avais passé de longues heures à pleurer avec ma mère et à recueillir les imprudentes confidences de sa douleur. Car les larmes d’une mère tombent, comme un levain d’absinthe, au fond du cœur vierge de l’enfant.

Que les écrivains gagés chantent les menteuses félicitées de la famille actuelle ; moi, j’en dirai les peines, trop réelles, hélas ! Je dirai ce qu’il y a d’inflexible dans les injustices de la volonté paternelle, de vexatoire dans les exigences de la vanité maternelle, d’angoisses inutiles répandues sur la fraîche vie de l’enfant. Je dirai que la pauvre créature est soupçonnée, surveillée, poursuivie dans ses rires, dans ses pleurs, dans son maintien, dans ses jeux ; jusque dans son sommeil. Je dirai que la stupide émulation de ses parents emprisonne l’enfant dans les vêtements à la mode, le courbe sur un travail incompréhensible, l’agenouille dans les églises, et l’enchaîne à une manière de bourreau qu’on nomme un professeur, hongreur patenté de toute audace et de toute fierté. J’affirmerai que c’est là le plus odieux et le plus lâche despotismes, 52et qu’il prépare à l’enfant, devenu homme, une longue chaîne de tortures.

Ô famille ! lien volontaire de deux cœurs qui s’adorent, secret sanctuaire des plus intimes affections, joie de la femme féconde, repos de l’homme fort, refuge de l’enfant sans défense... C’est ainsi que les bourgeois t’ont souillée sous leurs froids embrassements ! Vierge pure et libre, fille et mère de l’amour ! comme ils t’ont garrotté dans les contrats, noyée dans l’eau bénite, prostituée dans la publicité ! Comme ils ont fait de toi une caverne de voleurs ! — Et fecerunt eam speluncam latronum !

Ainsi je pensais, et sur mes lèvres pâles errait un anathème qui me faisait trembler. « Ah ! m’écriai-je, que ne suis-je le fils d’artisans laborieux et simples, imprévoyants du lendemain ? Comme eux je travaillerais, comme eux je vivrais au jour le jour. Dans les artères de l’homme le sang s’arrête-t-il jamais, comme le signe des richesses dans le coffre-fort du banquier ? Pourquoi ceux qui m’ont donné le jour ont-ils rivé leurs âmes aux pierres de leurs maisons et aux bornes de leurs héritages, tandis que ma pensée s’envole sur les fortes ailes de la Liberté ? Pourquoi ?... Est-ce leur faute à eux ou à l’engrenage de la société qui les déchire ? Les angles du caillou ne disparaissent-ils pas sous l’écume du torrent ? Je les plaindrai, mais je ne les maudirai pas : cette malédiction retomberait sur ma tête. Mais guerre jusqu’au couteau à cet ordre d’iniquité qui me donne pour ennemis les êtres que je devrais le plus chérir ! »

J’avais choisi l’étude de la médecine comme la plus appropriée à la tournure de mon esprit. Je me disais qu’à tout prendre, l’homme est meilleur dans la souffrance que dans la prospérité. Je pensais aussi qu’il est ineffable et pur le bonheur de celui qui étanche le sang, qui verse un baume sur les afflictions, un espoir sur l’abandon. Naturellement avide d’instruction et jaloux de parcourir une carrière brillante, je parvins rapidement à l’internat des hôpitaux.

Je méprisais le monde que j’étais obligé de fréquenter, société de bourgeois étriqués, où l’on sentait l’avarice sordide sous la prodigalité 53 de parade, la débilité sous la graisse, le jeûne sous l’indigestion, la corde sous le satin, la trahison sous le sourire, le vieux cuivre sous une feuille d’or. Et ces gens me rendaient mes dédains, car le cœur de l’homme est un écho fidèle qui rend haine pour haine, comme amour pour amour. Peut-être au milieu des cercles de la noblesse, fussé-je devenu parfait gentilhomme ; le dégoût de la vie bourgeoise, le vague besoin de poésie qui était en moi, auraient pu m’égarer dans les rangs de ces êtres oisifs. Mon étoile m’en préserva.

Je n’aimais pas les femmes gâtées, le vin bleu, la lourde bière, les cartes et le billard qui abrutissent, les nauséabondes émanations de l’estaminet. Aussi me voyait-on rarement au milieu de mes condisciples que la politique de Louis-Philippe s’efforçait de faire tourbillonner dans un abîme de dégradants plaisirs.

Cependant, comme j’étais extrême en toutes choses, il m’arrivait parfois de boire jusqu’à l’ivresse, de chanter jusqu’à m’étourdir, de danser jusqu’à la fatigue, et de coucher dehors jusqu’à l’épuisement. Mais ces écarts duraient peu ; bientôt la satiété me ramenait à la mansarde. Alors c’étaient de longues méditations avec mes livres, d’intimes épanchements avec mes malades, d’interminables séances auprès des cadavres. Funestes tête-à-tête entre un jeune homme qui pense et des morts qui ne parlent pas !

Semblables aux vents du midi qui brûlent les plaines sans les fertiliser, les imaginations comme la mienne consument rapidement leurs enveloppes d’argile. Quand elles s’appliquent à sonder les mystères de la science, altérées, haletantes, elles s’approprient vite les lois générales. Puis, lasses, désespérées, elles s’arrêtent devant la fastidieuse aridité des détails. Elles se blasent sur l’étude comme d’autres sur le plaisir, et rien ne saurait les faire aller plus loin ; car ce n’est pas l’intérêt, mais la passion qui les guide.

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Je comptais parmi les étudiants que renfermait Paris en 1848. Je n’avais que vingt-trois ans, et déjà les soucis m’avaient ridé le front. Car le temps, précurseur infatigable de la mort, met tout à profit pour nous frapper et atteint les premiers ceux dont la tristesse retarde la fuite. Dès que j’eus pensé, mon esprit suivit la fatale pente de la réflexion sur laquelle on ne s’arrête plus.

Fils unique de bourgeois aisés, mais parcimonieux, j’avais supporté en tiers les privations volontaires que s’imposaient mes parents, j’avais gémi chaque jour de leurs emportements sans motif, de leurs querelles sans fin. J’avais passé de longues heures à pleurer avec ma mère et à recueillir les imprudentes confidences de sa douleur. Car les larmes d’une mère tombent, comme un levain d’absinthe, au fond du cœur vierge de l’enfant.

Que les écrivains gagés chantent les menteuses félicitées de la famille actuelle ; moi, j’en dirai les peines, trop réelles, hélas ! Je dirai ce qu’il y a d’inflexible dans les injustices de la volonté paternelle, de vexatoire dans les exigences de la vanité maternelle, d’angoisses inutiles répandues sur la fraîche vie de l’enfant. Je dirai que la pauvre créature est soupçonnée, surveillée, poursuivie dans ses rires, dans ses pleurs, dans son maintien, dans ses jeux ; jusque dans son sommeil. Je dirai que la stupide émulation de ses parents emprisonne l’enfant dans les vêtements à la mode, le courbe sur un travail incompréhensible, l’agenouille dans les églises, et l’enchaîne à une manière de bourreau qu’on nomme un professeur, hongreur patenté de toute audace et de toute fierté. J’affirmerai que c’est là le plus odieux et le plus lâche despotismes, 52et qu’il prépare à l’enfant, devenu homme, une longue chaîne de tortures.

Ô famille ! lien volontaire de deux cœurs qui s’adorent, secret sanctuaire des plus intimes affections, joie de la femme féconde, repos de l’homme fort, refuge de l’enfant sans défense... C’est ainsi que les bourgeois t’ont souillée sous leurs froids embrassements ! Vierge pure et libre, fille et mère de l’amour ! comme ils t’ont garrotté dans les contrats, noyée dans l’eau bénite, prostituée dans la publicité ! Comme ils ont fait de toi une caverne de voleurs ! — Et fecerunt eam speluncam latronum !

Ainsi je pensais, et sur mes lèvres pâles errait un anathème qui me faisait trembler. « Ah ! m’écriai-je, que ne suis-je le fils d’artisans laborieux et simples, imprévoyants du lendemain ? Comme eux je travaillerais, comme eux je vivrais au jour le jour. Dans les artères de l’homme le sang s’arrête-t-il jamais, comme le signe des richesses dans le coffre-fort du banquier ? Pourquoi ceux qui m’ont donné le jour ont-ils rivé leurs âmes aux pierres de leurs maisons et aux bornes de leurs héritages, tandis que ma pensée s’envole sur les fortes ailes de la Liberté ? Pourquoi ?... Est-ce leur faute à eux ou à l’engrenage de la société qui les déchire ? Les angles du caillou ne disparaissent-ils pas sous l’écume du torrent ? Je les plaindrai, mais je ne les maudirai pas : cette malédiction retomberait sur ma tête. Mais guerre jusqu’au couteau à cet ordre d’iniquité qui me donne pour ennemis les êtres que je devrais le plus chérir ! »

J’avais choisi l’étude de la médecine comme la plus appropriée à la tournure de mon esprit. Je me disais qu’à tout prendre, l’homme est meilleur dans la souffrance que dans la prospérité. Je pensais aussi qu’il est ineffable et pur le bonheur de celui qui étanche le sang, qui verse un baume sur les afflictions, un espoir sur l’abandon. Naturellement avide d’instruction et jaloux de parcourir une carrière brillante, je parvins rapidement à l’internat des hôpitaux.

Je méprisais le monde que j’étais obligé de fréquenter, société de bourgeois étriqués, où l’on sentait l’avarice sordide sous la prodigalité 53 de parade, la débilité sous la graisse, le jeûne sous l’indigestion, la corde sous le satin, la trahison sous le sourire, le vieux cuivre sous une feuille d’or. Et ces gens me rendaient mes dédains, car le cœur de l’homme est un écho fidèle qui rend haine pour haine, comme amour pour amour. Peut-être au milieu des cercles de la noblesse, fussé-je devenu parfait gentilhomme ; le dégoût de la vie bourgeoise, le vague besoin de poésie qui était en moi, auraient pu m’égarer dans les rangs de ces êtres oisifs. Mon étoile m’en préserva.

Je n’aimais pas les femmes gâtées, le vin bleu, la lourde bière, les cartes et le billard qui abrutissent, les nauséabondes émanations de l’estaminet. Aussi me voyait-on rarement au milieu de mes condisciples que la politique de Louis-Philippe s’efforçait de faire tourbillonner dans un abîme de dégradants plaisirs.

Cependant, comme j’étais extrême en toutes choses, il m’arrivait parfois de boire jusqu’à l’ivresse, de chanter jusqu’à m’étourdir, de danser jusqu’à la fatigue, et de coucher dehors jusqu’à l’épuisement. Mais ces écarts duraient peu ; bientôt la satiété me ramenait à la mansarde. Alors c’étaient de longues méditations avec mes livres, d’intimes épanchements avec mes malades, d’interminables séances auprès des cadavres. Funestes tête-à-tête entre un jeune homme qui pense et des morts qui ne parlent pas !

Semblables aux vents du midi qui brûlent les plaines sans les fertiliser, les imaginations comme la mienne consument rapidement leurs enveloppes d’argile. Quand elles s’appliquent à sonder les mystères de la science, altérées, haletantes, elles s’approprient vite les lois générales. Puis, lasses, désespérées, elles s’arrêtent devant la fastidieuse aridité des détails. Elles se blasent sur l’étude comme d’autres sur le plaisir, et rien ne saurait les faire aller plus loin ; car ce n’est pas l’intérêt, mais la passion qui les guide.

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