Souvenirs de la maison des morts

Romance, Erotica, Paranormal
Cover of the book Souvenirs de la maison des morts by FREDOR DOSTOIEVSKI, GILBERT TEROL
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Author: FREDOR DOSTOIEVSKI ISBN: 1230002735856
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 24, 2018
Imprint: Language: French
Author: FREDOR DOSTOIEVSKI
ISBN: 1230002735856
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 24, 2018
Imprint:
Language: French

Peu de temps après que le major eut donné sa démission, on réorganisa notre maison de force de fond en comble. Les travaux forcés y furent abolis et remplacés par un bagne militaire sur le modèle des bagnes de Russie. Par suite, on cessa d’y envoyer les déportés de la seconde catégorie, qui devait se composer désormais des seuls détenus militaires, c’est-à-dire de gens qui conservaient leurs droits civiques. C’étaient des soldats comme tous les autres, mais qui avaient été fouettés ; ils n’étaient détenus que pour des périodes très-courtes (six ans au plus) ; une fois leur condamnation purgée, ils rentraient dans leurs bataillons en qualité de simples soldats, comme auparavant. Les récidivistes étaient condamnés à vingt ans de réclusion. Jusqu’alors nous avions eu dans notre prison une division militaire, mais simplement parce qu’on ne savait où mettre les soldats. Ce qui était l’exception devint la règle. Quant aux forçats civils, privés de tous leurs droits, marqués au fer et rasés, ils devaient rester dans la forteresse pour y finir leur temps ; comme il n’en venait plus de nouveaux et que les anciens étaient mis en liberté les uns après les autres, elle ne devait plus contenir un seul forçat au bout de dix ans. La division particulière fut aussi maintenue ; de temps à autre arrivaient encore des criminels militaires d’importance, qui étaient écroués dans notre prison, en attendant qu’on commençât les travaux pénibles en Sibérie orientale. Notre genre de vie ne fut pas changé. Les travaux, la discipline étaient les mêmes qu’auparavant ; seule, l’administration avait été renouvelée et compliquée. Un officier supérieur, commandant de compagnie, avait été désigné comme chef de la prison ; il avait sous ses ordres quatre officiers subalternes qui étaient de garde à leur tour. Les invalides furent renvoyés et remplacés par douze sous-officiers et un surveillant d’arsenal. On divisa les sections de détenus en dizaines, et l’on choisit des caporaux parmi eux ; ils n’avaient, bien entendu, qu’un pouvoir nominal sur leurs camarades. Comme de juste, Akim Akimytch fut du nombre. Ce nouvel établissement fut confié au commandant, qui resta chef de la prison. Les changements n’allèrent pas plus loin. Tout d’abord les forçats s’agitèrent beaucoup ; ils discutaient, cherchaient à pénétrer leurs nouveaux chefs ; mais quand ils virent qu’au fond tout était comme auparavant, ils se tranquillisèrent, et notre vie reprit son cours ordinaire. Nous étions au moins délivrés du major ; tout le monde respira et reprit courage. L’épouvante avait disparu ; chacun de nous savait qu’en cas de besoin, il avait droit de se plaindre à son chef, et qu’on ne pouvait plus le punir s’il avait raison, sauf les cas d’erreur. On continua à apporter de l’eau-de-vie comme auparavant, bien qu’au lieu d’invalides nous eussions maintenant des sous-officiers. C’étaient tous des gens honnêtes et avisés, qui comprenaient leur situation. Il y en eut bien qui voulurent faire les fanfarons et nous traiter comme des soldats, mais ils entrèrent bientôt dans le courant général. Ceux qui mirent par trop de temps à comprendre les habitudes de notre prison furent instruits par nos forçats eux-mêmes. Il y eut quelques histoires assez vives. On tentait un sous-officier avec de l’eau-de-vie, on l’enivrait, puis, quand il était dégrisé, on lui expliquait, de façon qu’il comprit bien, que comme il avait bu avec les détenus, par conséquent… Les sous-officiers finirent par fermer les yeux sur le commerce de l’eau-de-vie. Ils allaient au marché comme les invalides et apportaient aux détenus du pain blanc, de la viande, enfin tout ce qui pouvait être introduit sans risque ; aussi ne puis-je pas comprendre pourquoi tout avait été changé et pourquoi la maison de force était devenue une prison militaire. Cela arriva deux ans avant ma sortie. Je devais vivre encore deux ans sous ce régime…

Dois-je décrire dans ces mémoires tout le temps que j’ai passé au bagne ? Non. Si je racontais par ordre tout ce que j’ai vu, je pourrais doubler et tripler le nombre des chapitres, mais une semblable description serait par trop monotone. Tout ce que je raconterais rentrerait forcément dans les chapitres précédents, et le lecteur s’est déjà fait en les parcourant une idée de la vie des forçats de la seconde catégorie. J’ai voulu représenter notre maison de force et ma vie d’une façon exacte et saisissante, je ne sais trop si j’ai atteint mon but. Je ne puis juger moi-même mon travail. Je crois pourtant que je puis le terminer ici. À remuer ces vieux souvenirs, la vieille souffrance remonte et m’étouffe. Je ne puis d’ailleurs me souvenir de tout ce que j’ai vu, car les dernières années se sont effacées de ma mémoire ; je suis sûr que j’ai oublié beaucoup de choses. Ce dont je me rappelle, par exemple, c’est que ces années se sont écoulées lentement, tristement, que les journées étaient longues, ennuyeuses, et tombaient goutte à goutte. Je me rappelle aussi un ardent désir de ressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui me donnât la force de résister, d’attendre et d’espérer. Je m’endurcis enfin : j’attendis : je comptais chaque jour ; quand même il m’en restait mille à passer à la maison de force, j’étais heureux le lendemain de pouvoir me dire que je n’en avais plus que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et non plus mille. Je me souviens encore qu’entouré de centaines de camarades, j’étais dans une effroyable solitude, et que j’en vins à aimer cette solitude.

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Peu de temps après que le major eut donné sa démission, on réorganisa notre maison de force de fond en comble. Les travaux forcés y furent abolis et remplacés par un bagne militaire sur le modèle des bagnes de Russie. Par suite, on cessa d’y envoyer les déportés de la seconde catégorie, qui devait se composer désormais des seuls détenus militaires, c’est-à-dire de gens qui conservaient leurs droits civiques. C’étaient des soldats comme tous les autres, mais qui avaient été fouettés ; ils n’étaient détenus que pour des périodes très-courtes (six ans au plus) ; une fois leur condamnation purgée, ils rentraient dans leurs bataillons en qualité de simples soldats, comme auparavant. Les récidivistes étaient condamnés à vingt ans de réclusion. Jusqu’alors nous avions eu dans notre prison une division militaire, mais simplement parce qu’on ne savait où mettre les soldats. Ce qui était l’exception devint la règle. Quant aux forçats civils, privés de tous leurs droits, marqués au fer et rasés, ils devaient rester dans la forteresse pour y finir leur temps ; comme il n’en venait plus de nouveaux et que les anciens étaient mis en liberté les uns après les autres, elle ne devait plus contenir un seul forçat au bout de dix ans. La division particulière fut aussi maintenue ; de temps à autre arrivaient encore des criminels militaires d’importance, qui étaient écroués dans notre prison, en attendant qu’on commençât les travaux pénibles en Sibérie orientale. Notre genre de vie ne fut pas changé. Les travaux, la discipline étaient les mêmes qu’auparavant ; seule, l’administration avait été renouvelée et compliquée. Un officier supérieur, commandant de compagnie, avait été désigné comme chef de la prison ; il avait sous ses ordres quatre officiers subalternes qui étaient de garde à leur tour. Les invalides furent renvoyés et remplacés par douze sous-officiers et un surveillant d’arsenal. On divisa les sections de détenus en dizaines, et l’on choisit des caporaux parmi eux ; ils n’avaient, bien entendu, qu’un pouvoir nominal sur leurs camarades. Comme de juste, Akim Akimytch fut du nombre. Ce nouvel établissement fut confié au commandant, qui resta chef de la prison. Les changements n’allèrent pas plus loin. Tout d’abord les forçats s’agitèrent beaucoup ; ils discutaient, cherchaient à pénétrer leurs nouveaux chefs ; mais quand ils virent qu’au fond tout était comme auparavant, ils se tranquillisèrent, et notre vie reprit son cours ordinaire. Nous étions au moins délivrés du major ; tout le monde respira et reprit courage. L’épouvante avait disparu ; chacun de nous savait qu’en cas de besoin, il avait droit de se plaindre à son chef, et qu’on ne pouvait plus le punir s’il avait raison, sauf les cas d’erreur. On continua à apporter de l’eau-de-vie comme auparavant, bien qu’au lieu d’invalides nous eussions maintenant des sous-officiers. C’étaient tous des gens honnêtes et avisés, qui comprenaient leur situation. Il y en eut bien qui voulurent faire les fanfarons et nous traiter comme des soldats, mais ils entrèrent bientôt dans le courant général. Ceux qui mirent par trop de temps à comprendre les habitudes de notre prison furent instruits par nos forçats eux-mêmes. Il y eut quelques histoires assez vives. On tentait un sous-officier avec de l’eau-de-vie, on l’enivrait, puis, quand il était dégrisé, on lui expliquait, de façon qu’il comprit bien, que comme il avait bu avec les détenus, par conséquent… Les sous-officiers finirent par fermer les yeux sur le commerce de l’eau-de-vie. Ils allaient au marché comme les invalides et apportaient aux détenus du pain blanc, de la viande, enfin tout ce qui pouvait être introduit sans risque ; aussi ne puis-je pas comprendre pourquoi tout avait été changé et pourquoi la maison de force était devenue une prison militaire. Cela arriva deux ans avant ma sortie. Je devais vivre encore deux ans sous ce régime…

Dois-je décrire dans ces mémoires tout le temps que j’ai passé au bagne ? Non. Si je racontais par ordre tout ce que j’ai vu, je pourrais doubler et tripler le nombre des chapitres, mais une semblable description serait par trop monotone. Tout ce que je raconterais rentrerait forcément dans les chapitres précédents, et le lecteur s’est déjà fait en les parcourant une idée de la vie des forçats de la seconde catégorie. J’ai voulu représenter notre maison de force et ma vie d’une façon exacte et saisissante, je ne sais trop si j’ai atteint mon but. Je ne puis juger moi-même mon travail. Je crois pourtant que je puis le terminer ici. À remuer ces vieux souvenirs, la vieille souffrance remonte et m’étouffe. Je ne puis d’ailleurs me souvenir de tout ce que j’ai vu, car les dernières années se sont effacées de ma mémoire ; je suis sûr que j’ai oublié beaucoup de choses. Ce dont je me rappelle, par exemple, c’est que ces années se sont écoulées lentement, tristement, que les journées étaient longues, ennuyeuses, et tombaient goutte à goutte. Je me rappelle aussi un ardent désir de ressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui me donnât la force de résister, d’attendre et d’espérer. Je m’endurcis enfin : j’attendis : je comptais chaque jour ; quand même il m’en restait mille à passer à la maison de force, j’étais heureux le lendemain de pouvoir me dire que je n’en avais plus que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et non plus mille. Je me souviens encore qu’entouré de centaines de camarades, j’étais dans une effroyable solitude, et que j’en vins à aimer cette solitude.

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