Author: | LEONID ANDREÏEV | ISBN: | 1230002774909 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | November 1, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | LEONID ANDREÏEV |
ISBN: | 1230002774909 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | November 1, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Quinze jours déjà s’étaient écoulés depuis l’événement, et sa pensée y revenait sans cesse, comme si le temps lui-même s’était arrêté, telle une horloge détraquée, et fût resté sans effet sur sa mémoire. Quand il se mettait à réfléchir à des faits lointains, étrangers, sa pensée effrayée retournait en quelques secondes à l’évènement et se débattait, comme si elle eût heurté une haute muraille de prison, sourde et sans écho. Quelles voies bizarres elle prenait, cette pensée ! Evoquai-t-il son voyage en Italie, plein de soleil, de jeunesse et de chansons, revoyait-il l’image d’un lazarone quelconque, immédiatement se dressait devant lui la foule des ouvriers ; il entendait des coups de fusil, respirait l’odeur de la poudre et du sang. Si un parfum venait frapper ses narines, il se souvenait aussitôt de son mouchoir, qui était aussi parfumé quand il s’en était servi pour donner le signal de tirer. Les premiers temps, ces associations d’idées lui parurent logiques et compréhensibles, l’agacèrent sans l’inquiéter ; mais il arriva bientôt que tout lui rappela l’événement, d’une façon importune et stupide, douloureuse comme un coup reçu à l’improviste. Se mettait-il à rire, il lui semblait que son rire autoritaire venait de quelqu’un d’autre, et il apercevait soudain avec une netteté révoltante un cadavre quelconque, bien qu’au moment de la fusillade il n’eût pas songé à rire, pas plus que les autres. Écoutait-il les gazouillis des hirondelles à la nuit tombante, regardait-il une chaise, une simple chaise de chêne, étendait-il le bras pour prendre du pain… tout faisait renaître à ses yeux la même image ; un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang. On aurait dit qu’il vivait dans une chambre pourvue de milliers de portes derrière lesquelles il revoyait sans cesse le même tableau : un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang.
En eux-mêmes, les faits, quoique tristes, étaient très simples : les ouvriers d’une fabrique des faubourgs, en grève depuis trois semaines, quelques milliers d’hommes accompagnés de femmes, de vieillards et d’enfants, étaient venus lui exposer leurs revendications ; comme gouverneur, il lui était impossible de réaliser ces demandes. Les grévistes s’étaient conduits d’une manière provocatrice et insolente : ils s’étaient mis à crier, à injurier les fonctionnaires ; une femme qui avait l’air folle l’avait tiré par sa manche avec tant de violence, que la couture de l’épaule avait cédé. Puis lorsque ses compagnons l’avaient entraîné jusqu’au balcon — car il voulait parler à la foule pour l’apaiser — les ouvriers avaient jeté des pierres, brisé plusieurs vitres de la maison et blessé le préfet de police. Alors il s’était fâché et avait agité son mouchoir.
La foule était si excitée que la salve avait dû être répétée ; il y avait beaucoup de morts : quarante-sept ; parmi eux neuf femmes et trois enfants, trois fillettes. Les blessés étaient encore plus nombreux.
Obéissant à une étrange curiosité, angoissante et irrésistible, et malgré les instances de son entourage, il était allé voir les morts, entassés dans le hangar des pompes à feu, à côté du commissariat de police. Évidemment il n’aurait pas dû y aller, mais, pareil à celui qui a tiré un coup de feu imprudent et sans but, il avait besoin de rattraper la balle, de la saisir de ses mains, il lui semblait qu’en allant regarder les victimes, il y aurait quelque chose de transformé et d’amélioré.
Il faisait sombre et frais, dans le long hangar ; les cadavres étaient alignés en deux rangées régulières, recouverts d’une toile goudronnée grise, comme pour une exposition ; sans doute, on s’était préparé à la visite du gouverneur, et on avait disposé les morts de la façon la plus correcte, épaule contre épaule, visages vers le ciel. La toile recouvrait la partie supérieure du corps et la tête ; les pieds seuls étaient visibles, comme pour faciliter le compte, des pieds immobiles, les uns chaussés de bottines ou de souliers éculés, déchirés, les autres nus et sales, étrangement clairs, sous la boue et le hâle. Les fillettes et les femmes gisaient à part ; et dans cette disposition on sentait encore le désir de rendre l’examen et le compte des cadavres aussi commode que possible. Tout était tranquille, trop tranquille pour une telle foule de gens ; et les vivants qui entraient ne parvenaient pas à dissiper ce silence. Derrière une mince cloison de planches, un palefrenier s’affairait autour des chevaux ; il ne se doutait pas qu’il y avait quelqu’un, d’autre que les morts, de l’autre côté de la cloison, car il parlait à ses chevaux paisiblement et d’un ton amical :
Quinze jours déjà s’étaient écoulés depuis l’événement, et sa pensée y revenait sans cesse, comme si le temps lui-même s’était arrêté, telle une horloge détraquée, et fût resté sans effet sur sa mémoire. Quand il se mettait à réfléchir à des faits lointains, étrangers, sa pensée effrayée retournait en quelques secondes à l’évènement et se débattait, comme si elle eût heurté une haute muraille de prison, sourde et sans écho. Quelles voies bizarres elle prenait, cette pensée ! Evoquai-t-il son voyage en Italie, plein de soleil, de jeunesse et de chansons, revoyait-il l’image d’un lazarone quelconque, immédiatement se dressait devant lui la foule des ouvriers ; il entendait des coups de fusil, respirait l’odeur de la poudre et du sang. Si un parfum venait frapper ses narines, il se souvenait aussitôt de son mouchoir, qui était aussi parfumé quand il s’en était servi pour donner le signal de tirer. Les premiers temps, ces associations d’idées lui parurent logiques et compréhensibles, l’agacèrent sans l’inquiéter ; mais il arriva bientôt que tout lui rappela l’événement, d’une façon importune et stupide, douloureuse comme un coup reçu à l’improviste. Se mettait-il à rire, il lui semblait que son rire autoritaire venait de quelqu’un d’autre, et il apercevait soudain avec une netteté révoltante un cadavre quelconque, bien qu’au moment de la fusillade il n’eût pas songé à rire, pas plus que les autres. Écoutait-il les gazouillis des hirondelles à la nuit tombante, regardait-il une chaise, une simple chaise de chêne, étendait-il le bras pour prendre du pain… tout faisait renaître à ses yeux la même image ; un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang. On aurait dit qu’il vivait dans une chambre pourvue de milliers de portes derrière lesquelles il revoyait sans cesse le même tableau : un mouchoir blanc agité, des coups de feu, du sang.
En eux-mêmes, les faits, quoique tristes, étaient très simples : les ouvriers d’une fabrique des faubourgs, en grève depuis trois semaines, quelques milliers d’hommes accompagnés de femmes, de vieillards et d’enfants, étaient venus lui exposer leurs revendications ; comme gouverneur, il lui était impossible de réaliser ces demandes. Les grévistes s’étaient conduits d’une manière provocatrice et insolente : ils s’étaient mis à crier, à injurier les fonctionnaires ; une femme qui avait l’air folle l’avait tiré par sa manche avec tant de violence, que la couture de l’épaule avait cédé. Puis lorsque ses compagnons l’avaient entraîné jusqu’au balcon — car il voulait parler à la foule pour l’apaiser — les ouvriers avaient jeté des pierres, brisé plusieurs vitres de la maison et blessé le préfet de police. Alors il s’était fâché et avait agité son mouchoir.
La foule était si excitée que la salve avait dû être répétée ; il y avait beaucoup de morts : quarante-sept ; parmi eux neuf femmes et trois enfants, trois fillettes. Les blessés étaient encore plus nombreux.
Obéissant à une étrange curiosité, angoissante et irrésistible, et malgré les instances de son entourage, il était allé voir les morts, entassés dans le hangar des pompes à feu, à côté du commissariat de police. Évidemment il n’aurait pas dû y aller, mais, pareil à celui qui a tiré un coup de feu imprudent et sans but, il avait besoin de rattraper la balle, de la saisir de ses mains, il lui semblait qu’en allant regarder les victimes, il y aurait quelque chose de transformé et d’amélioré.
Il faisait sombre et frais, dans le long hangar ; les cadavres étaient alignés en deux rangées régulières, recouverts d’une toile goudronnée grise, comme pour une exposition ; sans doute, on s’était préparé à la visite du gouverneur, et on avait disposé les morts de la façon la plus correcte, épaule contre épaule, visages vers le ciel. La toile recouvrait la partie supérieure du corps et la tête ; les pieds seuls étaient visibles, comme pour faciliter le compte, des pieds immobiles, les uns chaussés de bottines ou de souliers éculés, déchirés, les autres nus et sales, étrangement clairs, sous la boue et le hâle. Les fillettes et les femmes gisaient à part ; et dans cette disposition on sentait encore le désir de rendre l’examen et le compte des cadavres aussi commode que possible. Tout était tranquille, trop tranquille pour une telle foule de gens ; et les vivants qui entraient ne parvenaient pas à dissiper ce silence. Derrière une mince cloison de planches, un palefrenier s’affairait autour des chevaux ; il ne se doutait pas qu’il y avait quelqu’un, d’autre que les morts, de l’autre côté de la cloison, car il parlait à ses chevaux paisiblement et d’un ton amical :