Les Nuits du Père Lachaise

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book Les Nuits du Père Lachaise by LÉON GOZLAN, GILBERT TEROL
View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart
Author: LÉON GOZLAN ISBN: 1230002770871
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 1, 2018
Imprint: Language: French
Author: LÉON GOZLAN
ISBN: 1230002770871
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 1, 2018
Imprint:
Language: French

Paris ce jour-là, 2 novembre 183., était froid et triste, comme il l’est ordinairement à cette époque de l’année. On eût dit que le ciel était dans le secret de la solennité qu’il éclairait à regret. La veille, il avait légèrement neigé ; l’air était devenu plus vif ; un brouillard fin et grisâtre arrondissait les angles des maisons. Par moments, il ne faisait ni jour ni nuit, mais une clarté polaire. Les cloches, étouffées dans un espace cotonneux, ne rendaient que des sons sourds. Sur un pavé résistant, mais humide, glissait autant qu’elle marchait la presque population de la ville et celle de la banlieue : bruyantes, mais sans gaîté, elles suivaient les boulevards jusqu’à la naissance des rues qui montent, en coupant le canal, jusqu’au cimetière du Père La Chaise. Beaucoup de voitures, d’équipages armoriés s’ouvraient à chaque instant un passage au milieu de la foule et prenaient la même direction. La confusion n’entraînait pourtant aucun désordre. Les enfants n’abandonnaient pas la main de leurs parents. Après le déplacement, les grandes demoiselles se retrouvaient en tête de chaque petit cortége, et l’invasion générale, toujours défaite et toujours réunie, s’approchait par larges vagues du sommet de la montagne. Les deux côtés de la rue offraient aux passants ces inépuisables collections de tombeaux à tous prix que la douleur à tous les degrés peut désirer : cippes, mausolées, colonnes brisées, cénotaphes en marbre, en granit ou en tôle. Il ne reste presque rien à faire à la douleur pour approprier ces pierres d’occasion au premier mort venu. Nous avons tous été vertueux, et ceux que nous laissons sont naturellement inconsolables. Que reste-t-il à dire à l’inscription ? Nos noms et nos travaux sur la terre. On en est quitte à raison de 25 centimes la lettre ombrée, de 50 centimes la lettre en creux. Consultez-vous. Votre douleur rentre-t-elle dans la lettre en creux ou dans la lettre ombrée ? Voulez-vous des immortelles ? En voilà qui dureront un mois. Voulez-vous des anges en plâtre qui prieront pour vous ? Choisissez. Ce monsieur débite ce qu’il y a de mieux en anges. Du reste, rien de lugubre n’entoure ce commerce. Le débitant de tombeaux est gras comme les chérubins de ses mausolées ; sa jeune femme prend en souriant la mesure du monument que vous lui commandez. Et sur la ligne de ces magasins dont la vente ne chôme jamais, on vend des oranges, des pommes, des gâteaux, et la vapeur de la friture vous accompagne jusqu’aux gigantesques portes du Père La Chaise.

Devant cette porte stationnaient sur plusieurs lignes pressées les plus riches équipages de Paris ; on remarquait particulièrement celui du marquis de Saint-Luc, et on avait raison de le remarquer, car le jeune marquis ne passait pas dans le monde pour avoir des idées fort mélancoliques. On ne lui connaissait même aucun parent dont la perte lui fît un devoir de figurer ostensiblement à la solennité du jour.

On se demande comment le Parisien, qui a si peu de mémoire pour les vivants, a ce soin si particulier, si délicat, si respectable pour les morts ; comment le Parisien, qui se loge si mal lorsqu’il est sur la terre, tient tant à se loger pittoresquement et avec coquetterie lorsqu’il est sous la terre. C’est une de ses mille contradictions ; mais à cette contradiction, l’étranger qui nous visite doit une des plus originales beautés de la capitale de la France.

Il faut se transporter en Orient pour trouver tant de magnificence envers les morts.

La foule qui pénétrait dans le cimetière se portait par groupes sur des points divers ; chaque famille allait avec piété déposer sur le marbre des tombes le tribut annuel du souvenir. Là, de charmants enfants remplaçaient les pots de fleurs brisés par les dernières pluies ; ils relevaient les arbustes ployés par les vents d’automne ; et sous le regard humide et résigné d’une pauvre veuve, leur mère, ils priaient tout bas avec leurs lèvres roses, et leurs petites mains qui commençaient à bleuir, car le froid venait avec la nuit. Point de distinctions blessantes dans la vaste enceinte ! Cette bonne et divine égalité que nous établirons un jour sur la terre, fût-ce une dernière fois, au prix de tout notre sang, se retrouve là entre le cyprès vert et le marbre blanc.

Et la foule, dont la chaîne n’était brisée nulle part, serpentait, montait, fuyait, reparaissait à travers ces allées, les unes majestueuses comme les avenues des anciens châteaux, avec cette différence qu’elles aboutissent ici à un mur, à rien, comme nos projets, à un précipice, au bas duquel est une vallée ; les autres étroites, ombreuses et fleuries, courent, les folles qu’elles sont, comme des sentiers dans les bois ; elles sont vertes, elles sont sauvages, elles embaument l’air de la résine de la solitude. Suivez-les, marchez à leur ombre, arrivez à l’extrémité ; une pierre blanche vous arrête et vous y lisez : Ici repose ma petite Marie : je l’aimais ; Dieu l’aima plus que moi, il me la prit. Adieu ! Marie, adieu ! Après cette allée s’ouvre un vaste carrefour. Sonnez clairons ! sonnez la chasse ! et le hallali ! — Quelle chasse ? celle de Freyschütz, la chasse aux fantômes ? Laissez ce carrefour, entrez, pénétrez dans cette autre ville funéraire, dans cette autre forêt, car les unes et les autres, villes et forêts, se succèdent, se croisent, se confondent si bien, qu’un jour elles formeront un vaste royaume. Ici la montagne finit ; c’est un de ses flancs ; laissez tomber la sonde du regard, une autre vallée s’étale sous vous et va rejoindre une autre montagne. Qu’elle est fraîche ! qu’elle est tranquille ! comme tout s’y cache bien ! et l’oiseau et la violette et le thym. C’est une mer faite de gazon ; quand le vent du soir couche cette chevelure verte, on ne voit que des tombes.

À travers ceux qui priaient et se recueillaient au son de la cloche de la petite chapelle qui s’élève au milieu même du cimetière, un homme s’insinuait et courait. Il passait d’une place à l’autre, malgré l’épaisseur de la multitude, avec une rapidité électrique. Parfois aussi, il s’arrêtait et parlait aux employés ou aux personnes éparses parmi les allées. On eût dit un maître de maison empressé de faire les honneurs de chez lui. Il recevait dans son château. Là il donnait galamment la main aux dames, pour franchir quelques-unes de ces marches gazonnées dont le Père La Chaise est sillonné ; plus loin, après avoir examiné la figure de celui qui priait ou faisait semblant de prier sur une tombe, il laissait échapper un sourire si ironique, que le personnage deviné, percé à jour, baissait les yeux et s’en allait porter son hypocrisie plus loin. Ici, il entrait familièrement en conversation avec un fossoyeur qui paraissait avoir pour lui une vénération très voisine de la peur.

View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart

Paris ce jour-là, 2 novembre 183., était froid et triste, comme il l’est ordinairement à cette époque de l’année. On eût dit que le ciel était dans le secret de la solennité qu’il éclairait à regret. La veille, il avait légèrement neigé ; l’air était devenu plus vif ; un brouillard fin et grisâtre arrondissait les angles des maisons. Par moments, il ne faisait ni jour ni nuit, mais une clarté polaire. Les cloches, étouffées dans un espace cotonneux, ne rendaient que des sons sourds. Sur un pavé résistant, mais humide, glissait autant qu’elle marchait la presque population de la ville et celle de la banlieue : bruyantes, mais sans gaîté, elles suivaient les boulevards jusqu’à la naissance des rues qui montent, en coupant le canal, jusqu’au cimetière du Père La Chaise. Beaucoup de voitures, d’équipages armoriés s’ouvraient à chaque instant un passage au milieu de la foule et prenaient la même direction. La confusion n’entraînait pourtant aucun désordre. Les enfants n’abandonnaient pas la main de leurs parents. Après le déplacement, les grandes demoiselles se retrouvaient en tête de chaque petit cortége, et l’invasion générale, toujours défaite et toujours réunie, s’approchait par larges vagues du sommet de la montagne. Les deux côtés de la rue offraient aux passants ces inépuisables collections de tombeaux à tous prix que la douleur à tous les degrés peut désirer : cippes, mausolées, colonnes brisées, cénotaphes en marbre, en granit ou en tôle. Il ne reste presque rien à faire à la douleur pour approprier ces pierres d’occasion au premier mort venu. Nous avons tous été vertueux, et ceux que nous laissons sont naturellement inconsolables. Que reste-t-il à dire à l’inscription ? Nos noms et nos travaux sur la terre. On en est quitte à raison de 25 centimes la lettre ombrée, de 50 centimes la lettre en creux. Consultez-vous. Votre douleur rentre-t-elle dans la lettre en creux ou dans la lettre ombrée ? Voulez-vous des immortelles ? En voilà qui dureront un mois. Voulez-vous des anges en plâtre qui prieront pour vous ? Choisissez. Ce monsieur débite ce qu’il y a de mieux en anges. Du reste, rien de lugubre n’entoure ce commerce. Le débitant de tombeaux est gras comme les chérubins de ses mausolées ; sa jeune femme prend en souriant la mesure du monument que vous lui commandez. Et sur la ligne de ces magasins dont la vente ne chôme jamais, on vend des oranges, des pommes, des gâteaux, et la vapeur de la friture vous accompagne jusqu’aux gigantesques portes du Père La Chaise.

Devant cette porte stationnaient sur plusieurs lignes pressées les plus riches équipages de Paris ; on remarquait particulièrement celui du marquis de Saint-Luc, et on avait raison de le remarquer, car le jeune marquis ne passait pas dans le monde pour avoir des idées fort mélancoliques. On ne lui connaissait même aucun parent dont la perte lui fît un devoir de figurer ostensiblement à la solennité du jour.

On se demande comment le Parisien, qui a si peu de mémoire pour les vivants, a ce soin si particulier, si délicat, si respectable pour les morts ; comment le Parisien, qui se loge si mal lorsqu’il est sur la terre, tient tant à se loger pittoresquement et avec coquetterie lorsqu’il est sous la terre. C’est une de ses mille contradictions ; mais à cette contradiction, l’étranger qui nous visite doit une des plus originales beautés de la capitale de la France.

Il faut se transporter en Orient pour trouver tant de magnificence envers les morts.

La foule qui pénétrait dans le cimetière se portait par groupes sur des points divers ; chaque famille allait avec piété déposer sur le marbre des tombes le tribut annuel du souvenir. Là, de charmants enfants remplaçaient les pots de fleurs brisés par les dernières pluies ; ils relevaient les arbustes ployés par les vents d’automne ; et sous le regard humide et résigné d’une pauvre veuve, leur mère, ils priaient tout bas avec leurs lèvres roses, et leurs petites mains qui commençaient à bleuir, car le froid venait avec la nuit. Point de distinctions blessantes dans la vaste enceinte ! Cette bonne et divine égalité que nous établirons un jour sur la terre, fût-ce une dernière fois, au prix de tout notre sang, se retrouve là entre le cyprès vert et le marbre blanc.

Et la foule, dont la chaîne n’était brisée nulle part, serpentait, montait, fuyait, reparaissait à travers ces allées, les unes majestueuses comme les avenues des anciens châteaux, avec cette différence qu’elles aboutissent ici à un mur, à rien, comme nos projets, à un précipice, au bas duquel est une vallée ; les autres étroites, ombreuses et fleuries, courent, les folles qu’elles sont, comme des sentiers dans les bois ; elles sont vertes, elles sont sauvages, elles embaument l’air de la résine de la solitude. Suivez-les, marchez à leur ombre, arrivez à l’extrémité ; une pierre blanche vous arrête et vous y lisez : Ici repose ma petite Marie : je l’aimais ; Dieu l’aima plus que moi, il me la prit. Adieu ! Marie, adieu ! Après cette allée s’ouvre un vaste carrefour. Sonnez clairons ! sonnez la chasse ! et le hallali ! — Quelle chasse ? celle de Freyschütz, la chasse aux fantômes ? Laissez ce carrefour, entrez, pénétrez dans cette autre ville funéraire, dans cette autre forêt, car les unes et les autres, villes et forêts, se succèdent, se croisent, se confondent si bien, qu’un jour elles formeront un vaste royaume. Ici la montagne finit ; c’est un de ses flancs ; laissez tomber la sonde du regard, une autre vallée s’étale sous vous et va rejoindre une autre montagne. Qu’elle est fraîche ! qu’elle est tranquille ! comme tout s’y cache bien ! et l’oiseau et la violette et le thym. C’est une mer faite de gazon ; quand le vent du soir couche cette chevelure verte, on ne voit que des tombes.

À travers ceux qui priaient et se recueillaient au son de la cloche de la petite chapelle qui s’élève au milieu même du cimetière, un homme s’insinuait et courait. Il passait d’une place à l’autre, malgré l’épaisseur de la multitude, avec une rapidité électrique. Parfois aussi, il s’arrêtait et parlait aux employés ou aux personnes éparses parmi les allées. On eût dit un maître de maison empressé de faire les honneurs de chez lui. Il recevait dans son château. Là il donnait galamment la main aux dames, pour franchir quelques-unes de ces marches gazonnées dont le Père La Chaise est sillonné ; plus loin, après avoir examiné la figure de celui qui priait ou faisait semblant de prier sur une tombe, il laissait échapper un sourire si ironique, que le personnage deviné, percé à jour, baissait les yeux et s’en allait porter son hypocrisie plus loin. Ici, il entrait familièrement en conversation avec un fossoyeur qui paraissait avoir pour lui une vénération très voisine de la peur.

More books from GILBERT TEROL

Cover of the book Édouard by LÉON GOZLAN
Cover of the book Le Bravo Annoté by LÉON GOZLAN
Cover of the book Aphrodite, Mœurs Antiques by LÉON GOZLAN
Cover of the book La lanterne d’un suspendu by LÉON GOZLAN
Cover of the book Le Porte-Chaîne by LÉON GOZLAN
Cover of the book La Porteuse de pain by LÉON GOZLAN
Cover of the book Le Satanisme et la magie by LÉON GOZLAN
Cover of the book Les Employés by LÉON GOZLAN
Cover of the book L’Effrayante Aventure by LÉON GOZLAN
Cover of the book Spirite by LÉON GOZLAN
Cover of the book Cruelle Énigme by LÉON GOZLAN
Cover of the book La nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, Annotées, Illustrées by LÉON GOZLAN
Cover of the book Scandale de la vérité by LÉON GOZLAN
Cover of the book Ève Effingham où l’Amérique, Annoté by LÉON GOZLAN
Cover of the book Un Souvenir de Solférino by LÉON GOZLAN
We use our own "cookies" and third party cookies to improve services and to see statistical information. By using this website, you agree to our Privacy Policy