De neuf heures à minuit

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book De neuf heures à minuit by LÉON GOZLAN, GILBERT TEROL
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Author: LÉON GOZLAN ISBN: 1230002770901
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 1, 2018
Imprint: Language: French
Author: LÉON GOZLAN
ISBN: 1230002770901
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 1, 2018
Imprint:
Language: French

La neige couvrait la campagne qui s’étend de Lieursaint à Melun ; chaque arbre offrait un brillant rameau de cristal, auquel le soleil couchant venait attacher des milliers de petits lampions rouges, bleus, verts et violets. Le froid était vif et cassant. Pas un oiseau ne rayait l’espace. À des distances perdues, des lignes de fumée montaient lentement dans l’air en forme de tire-bouchons, et accusaient quelque reste de vie sur la terre muette et glacée. Quel charme n’a pas ce sommeil de la nature ! Comme l’homme, que ne viennent plus distraire le feuillage des arbres, le bruit des ruisseaux, l’éclat des prairies, le chant des oiseaux, la conversation des êtres créés, aime à rentrer en lui et se sent sérieusement heureux en goûtant ces deux puissantes jouissances du cœur et de l’esprit : se souvenir et imaginer, regretter et espérer encore ! J’ai toujours considéré l’hiver comme un oncle qui vous fait la morale, mais dont on doit hériter.

Au milieu de ces grands carrés bien nivelés et polis, où Napoléon aurait rêvé quelque plan de bataille, on distinguait, aux larges lames de lumière horizontale partie du disque solaire, des touffes d’arbres, des toits de plomb, un grand développement de murs et de grilles de fer. En approchant, le vieux château de Chandeleur se montrait, derrière sa porte, rouillée et à l’extrémité de ses triples allées de tilleuls et de marronniers, dans toute sa magnificence architecturale. Il était sombre comme la saison, et en parfaite harmonie avec le ciel gris qui lui servait de fond et de voûte. Décembre, s’il eût été seigneur de l’endroit, n’aurait pas choisi de plus convenable demeure. Pas de lumière aux deux étages dont il se couronnait sous sa toiture d’ardoise diagonale. Les deux girouettes, plantées dans le cœur de deux bouquets de plomb, gémissaient comme deux orfraies aveugles.

Le château de Chandeleur était pourtant habité par un des plus braves et des plus joyeux gardes du corps du temps de la Restauration. C’était là qu’après les plus hardies équipées le commandant Mauduit de la Vallonnière était venu cuver ses amours, ses duels, ses intrigues, nous n’ajouterons pas et ses dettes, car il avait toujours été trop riche pour en faire, malgré ses effrayantes prodigalités. On ne lui avait connu qu’un seul défaut, dont il s’était sans doute corrigé en quittant la cour, le monde et les plaisirs : c’était celui de montrer une excessive vivacité dans ses colères jalouses, de mettre un peu trop sa cravache au service de sa main, et sa main au service de ses disputes intérieures avec ses maîtresses. Chacune, d’elles pouvait dire, en indiquant une oreille déchirée, le front coupé d’une ligne bleue ou le cou estompé d’une marque nébuleuse : « J’ai servi sous le commandant Mauduit de la Vallonnière ; j’ai été aimée de lui. » Il n’était pas moins aimé, en effet, de toutes ces charmantes femmes, ses victimes. Comme elles le regrettaient en parlant de lui ! Il est vrai qu’il représentait le passé pour elles, et le passé est un si beau jeune homme ! Le commandant, c’était les bals de Saint-Cloud, de Saint-Germain et du Pecq ; les promenades enchantées de Tivoli, à travers ces petites allées de myrtes où il faisait si sombre ; les loges mystérieuses à Feydeau, les soupers chez Baleine, les folies de carnaval pendant les premières années du mariage de la duchesse de Berry, qui aimait tant qu’on s’amusât autour d’elle ; enfin, le commandant Mauduit leur rappelait vingt-cinq ans, la jeunesse, l’amour, le bonheur. Tout avait disparu ou était sur le point de disparaître, excepté le commandant, retiré dans son beau et sévère château de Chandeleur, au bout du monde bu aux portes de Paris, selon qu’il le voulait ; mais tout fait croire qu’il préférait être au bout du monde, car il allait à peine deux fois par an à Paris, et encore était-ce pour des affaires indispensables, pour donner une signature à son notaire ou se présenter chez son avoué.

On ne s’expliquait pas entièrement, par l’effet seul d’une bouderie légitimiste, cette séquestration absolue après une vie aussi accidentée que la sienne. Peu à peu, presque, tous les partisans de la branche aînée avaient fait leur soumission : ceux-ci ouvertement, ceux-là à la suite de tous les délais hypocrites à l’usage des consciences étroites. Le commandant de la Vallonnière demeurait donc évidemment loin de Paris à cause d’un motif tout à fait étranger à l’opinion qu’il professait en politique. Quel est donc ce motif ? se demandaient ses nombreux amis, ses anciens compagnons de fêtes, et toutes ces femmes charmantes dans le souvenir desquelles il n’avait pas été remplacé depuis bientôt huit ans. Encore s’il était marié, nous comprendrions ; si même il vivait dans son château avec la dernière représentante de quelque passion ; mais nous connaissons, se disaient ses amis et ses amies, toutes les passions sabrées par le commandant. Lui, grand Dieu ! s’enfermer entre quatre murs pendant huit ans avec une femme ! Mais la supposition serait encore absurde en lui accordant huit femmes, et en admettant qu’il n’aurait, eu qu’une seule année à demeurer avec elles. Il n’était pas aussi facile qu’on se l’imaginera peut-être d’arriver à un complet éclaircissement par le, fait très-naturel et très-simple d’une visite à son château de Chandeleur. Comme il n’invitait personne, personne ne croyait convenable de se rendre importun dans le but de satisfaire une curiosité qu’il aurait devinée. On regrettait donc beaucoup l’énigmatique commandant Mauduit de la Vallonnière en attendant qu’on l’oubliât.

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La neige couvrait la campagne qui s’étend de Lieursaint à Melun ; chaque arbre offrait un brillant rameau de cristal, auquel le soleil couchant venait attacher des milliers de petits lampions rouges, bleus, verts et violets. Le froid était vif et cassant. Pas un oiseau ne rayait l’espace. À des distances perdues, des lignes de fumée montaient lentement dans l’air en forme de tire-bouchons, et accusaient quelque reste de vie sur la terre muette et glacée. Quel charme n’a pas ce sommeil de la nature ! Comme l’homme, que ne viennent plus distraire le feuillage des arbres, le bruit des ruisseaux, l’éclat des prairies, le chant des oiseaux, la conversation des êtres créés, aime à rentrer en lui et se sent sérieusement heureux en goûtant ces deux puissantes jouissances du cœur et de l’esprit : se souvenir et imaginer, regretter et espérer encore ! J’ai toujours considéré l’hiver comme un oncle qui vous fait la morale, mais dont on doit hériter.

Au milieu de ces grands carrés bien nivelés et polis, où Napoléon aurait rêvé quelque plan de bataille, on distinguait, aux larges lames de lumière horizontale partie du disque solaire, des touffes d’arbres, des toits de plomb, un grand développement de murs et de grilles de fer. En approchant, le vieux château de Chandeleur se montrait, derrière sa porte, rouillée et à l’extrémité de ses triples allées de tilleuls et de marronniers, dans toute sa magnificence architecturale. Il était sombre comme la saison, et en parfaite harmonie avec le ciel gris qui lui servait de fond et de voûte. Décembre, s’il eût été seigneur de l’endroit, n’aurait pas choisi de plus convenable demeure. Pas de lumière aux deux étages dont il se couronnait sous sa toiture d’ardoise diagonale. Les deux girouettes, plantées dans le cœur de deux bouquets de plomb, gémissaient comme deux orfraies aveugles.

Le château de Chandeleur était pourtant habité par un des plus braves et des plus joyeux gardes du corps du temps de la Restauration. C’était là qu’après les plus hardies équipées le commandant Mauduit de la Vallonnière était venu cuver ses amours, ses duels, ses intrigues, nous n’ajouterons pas et ses dettes, car il avait toujours été trop riche pour en faire, malgré ses effrayantes prodigalités. On ne lui avait connu qu’un seul défaut, dont il s’était sans doute corrigé en quittant la cour, le monde et les plaisirs : c’était celui de montrer une excessive vivacité dans ses colères jalouses, de mettre un peu trop sa cravache au service de sa main, et sa main au service de ses disputes intérieures avec ses maîtresses. Chacune, d’elles pouvait dire, en indiquant une oreille déchirée, le front coupé d’une ligne bleue ou le cou estompé d’une marque nébuleuse : « J’ai servi sous le commandant Mauduit de la Vallonnière ; j’ai été aimée de lui. » Il n’était pas moins aimé, en effet, de toutes ces charmantes femmes, ses victimes. Comme elles le regrettaient en parlant de lui ! Il est vrai qu’il représentait le passé pour elles, et le passé est un si beau jeune homme ! Le commandant, c’était les bals de Saint-Cloud, de Saint-Germain et du Pecq ; les promenades enchantées de Tivoli, à travers ces petites allées de myrtes où il faisait si sombre ; les loges mystérieuses à Feydeau, les soupers chez Baleine, les folies de carnaval pendant les premières années du mariage de la duchesse de Berry, qui aimait tant qu’on s’amusât autour d’elle ; enfin, le commandant Mauduit leur rappelait vingt-cinq ans, la jeunesse, l’amour, le bonheur. Tout avait disparu ou était sur le point de disparaître, excepté le commandant, retiré dans son beau et sévère château de Chandeleur, au bout du monde bu aux portes de Paris, selon qu’il le voulait ; mais tout fait croire qu’il préférait être au bout du monde, car il allait à peine deux fois par an à Paris, et encore était-ce pour des affaires indispensables, pour donner une signature à son notaire ou se présenter chez son avoué.

On ne s’expliquait pas entièrement, par l’effet seul d’une bouderie légitimiste, cette séquestration absolue après une vie aussi accidentée que la sienne. Peu à peu, presque, tous les partisans de la branche aînée avaient fait leur soumission : ceux-ci ouvertement, ceux-là à la suite de tous les délais hypocrites à l’usage des consciences étroites. Le commandant de la Vallonnière demeurait donc évidemment loin de Paris à cause d’un motif tout à fait étranger à l’opinion qu’il professait en politique. Quel est donc ce motif ? se demandaient ses nombreux amis, ses anciens compagnons de fêtes, et toutes ces femmes charmantes dans le souvenir desquelles il n’avait pas été remplacé depuis bientôt huit ans. Encore s’il était marié, nous comprendrions ; si même il vivait dans son château avec la dernière représentante de quelque passion ; mais nous connaissons, se disaient ses amis et ses amies, toutes les passions sabrées par le commandant. Lui, grand Dieu ! s’enfermer entre quatre murs pendant huit ans avec une femme ! Mais la supposition serait encore absurde en lui accordant huit femmes, et en admettant qu’il n’aurait, eu qu’une seule année à demeurer avec elles. Il n’était pas aussi facile qu’on se l’imaginera peut-être d’arriver à un complet éclaircissement par le, fait très-naturel et très-simple d’une visite à son château de Chandeleur. Comme il n’invitait personne, personne ne croyait convenable de se rendre importun dans le but de satisfaire une curiosité qu’il aurait devinée. On regrettait donc beaucoup l’énigmatique commandant Mauduit de la Vallonnière en attendant qu’on l’oubliât.

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