Souvenirs d’un enfant de Paris

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Souvenirs d’un enfant de Paris by EMILE BERGERAT, GILBERT TEROL
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Author: EMILE BERGERAT ISBN: 1230002995700
Publisher: GILBERT TEROL Publication: December 17, 2018
Imprint: Language: French
Author: EMILE BERGERAT
ISBN: 1230002995700
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: December 17, 2018
Imprint:
Language: French

Tome IV

— Ah ! C’est vous, Bergerat !… Ravi de vous rencontrer. Je viens de faire un quatrain en marchant. Tant pis pour vous, vous en aurez l’étrenne.

— Bénis les dieux, mon cher Becque, d’avoir dirigé mes pas sur la pente du Pinde où vous glissez. J’écoute votre quatrain déambulatoire.

— Voici, scanda-t-il.

Une femme vaut trois hommes
Son mari et deux amants.
Les riches tempéraments
À Paris doublent les sommes.

Et se campant dans l’attitude de la boxe :

— Hein… Quoi ? fit-il, de son usuelle locution.

— Oui, c’est du Piron. Mais je connais ça.

— Comment ? Où ? De qui ?

— D’un prosateur… dans La Parisienne.

— Tiens, c’est vrai, je l’ai déjà dit au théâtre.

— Bis repetita. Mais ne vous fâchez pas si je l’aime mieux sous l’autre forme. Elle vous est plus propre et plus propice, peut-être.

— Parnassien ! me lança-t-il en riant. Mais je le sentis un peu vexé, car il voulait être poète aussi et il rimait férocement dans l’ombre, et même en plein air, comme on voit.

Cette rencontre du quatrain m’irrite obstinément la mémoire lorsque je traverse, au boulevard de Courcelles, la place où se dresse, sur sa stèle assez laide, le buste de mon vieux camarade de lettres, car c’est sur l’emplacement même de la colonne qu’elle eut lieu.

Non, l’icône d’Auguste Rodin ne commémore certainement pas en Henry Becque, l’un des meilleurs poètes de l’époque ; je n’attente pas à sa gloire si j’avance que sa maîtrise était dans la prose, surtout dialoguée, et que, s’il eut des rivaux en art dramatique, aucun d’eux ne lui passa la jambe. Le buste est parfaitement justifié et d’ailleurs de haute ressemblance. Il a l’air de lancer sur Cabotinville ce caustique : « hein, quoi ? » dont il ponctuait ses mots et ses maximes. On ne m’empêchera pas de penser du reste que le monument en dit plus long encore aux « neveux » que le talent, si considérable fût-il, de l’auteur des Corbeaux et qu’il a, en plein Paris, une valeur d’amende honorable publique. Aucun de nous, en effet, ne s’est vu disputer plus rudement par les intermédiaires le droit de produire et de se manifester sur les scènes de notre langue. À ce titre il est l’archétype de l’auteur dramatique français au dix-neuvième, et sa vie est le poème de ce qu’on endure dans le négoce. Le buste en fixe la légende.

Léon Dierx, qui demeurait non loin de l’édicule, avait entendu sur son refuge un mot de titi Batignollais qu’il se plaisait à conter. Des provinciaux, arrêtés devant le portrait de marbre, se demandaient entre eux quel était le personnage célèbre dont il était l’image. — Henry Becque ? Qui est-ce ? Qu’a-t-il fait ? — Et le nom ne leur disait rien. Le gavroche les tira d’embarras.

— Cherchez pas, fit-il, c’est celui dont on refusait les pièces.

Et on ne caractérise pas mieux l’idée publique d’une statue. C’est le commentaire du : « hein, quoi », mis en œuvre par le statuaire.

À la vérité, l’écrivain ne supportait pas en stoïcien exemplaire l’ostracisme deux fois cruel — car il était pauvre et vivait de sa plume — qui l’écartait ou l’éliminait de l’affiche. Cet Aristide ne tendait pas de bon gré la coquille au paysan. Il se défendait des ongles et du rostre. Comme il était doué de l’esprit de trait, il laissait dans le dos, à ceux qui le lui montraient, la flèche barbelée du sarcasme et les forçait ainsi à se retourner, un peu pâles. Les mots d’Henry Becque formeraient, réunis, un recueil d’anas où grimaceraient des têtes béates et même consacrées. — On m’accuse, disait-il, d’avoir la dent dure. C’est de celle qui me manque sur le devant et qu’ils m’ont cassée à coups de pierres.

Il avait traîné pendant plus de dix ans de porte en porte théâtrale cette La Parisienne, tenue aujourd’hui pour le parangon de la comédie moderne, et il n’avait dû qu’à la sagacité d’un amateur de la voir représenter de son vivant et toute espérance perdue.

C’était en 1885 et comme il datait de 1837, il avait donc quarante-huit ans lorsque lui échut cette aubaine. Il y avait pourtant trois hivers que par la seule force du talent il avait, en passant sur le ventre à Émile Perrin, enfoncé les barrières de la Comédie-Française, enlevé comme à la baïonnette les ænobarbes du Comité absurde de lecture et donné aux Lettres cette superbe étude : Les Corbeaux, où nous ressuscitait un Balzac, ni plus ni moins. Dans tout autre pays que le nôtre l’homme de ce chef-d’œuvre eût été, le lendemain de la première, comblé d’honneurs et de fortune, et tous les lustres auraient tintinnabulé son nom. Nous ne fûmes pas cent dans la salle et dix dans la presse à saluer l’évidence de cette maîtrise.

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Tome IV

— Ah ! C’est vous, Bergerat !… Ravi de vous rencontrer. Je viens de faire un quatrain en marchant. Tant pis pour vous, vous en aurez l’étrenne.

— Bénis les dieux, mon cher Becque, d’avoir dirigé mes pas sur la pente du Pinde où vous glissez. J’écoute votre quatrain déambulatoire.

— Voici, scanda-t-il.

Une femme vaut trois hommes
Son mari et deux amants.
Les riches tempéraments
À Paris doublent les sommes.

Et se campant dans l’attitude de la boxe :

— Hein… Quoi ? fit-il, de son usuelle locution.

— Oui, c’est du Piron. Mais je connais ça.

— Comment ? Où ? De qui ?

— D’un prosateur… dans La Parisienne.

— Tiens, c’est vrai, je l’ai déjà dit au théâtre.

— Bis repetita. Mais ne vous fâchez pas si je l’aime mieux sous l’autre forme. Elle vous est plus propre et plus propice, peut-être.

— Parnassien ! me lança-t-il en riant. Mais je le sentis un peu vexé, car il voulait être poète aussi et il rimait férocement dans l’ombre, et même en plein air, comme on voit.

Cette rencontre du quatrain m’irrite obstinément la mémoire lorsque je traverse, au boulevard de Courcelles, la place où se dresse, sur sa stèle assez laide, le buste de mon vieux camarade de lettres, car c’est sur l’emplacement même de la colonne qu’elle eut lieu.

Non, l’icône d’Auguste Rodin ne commémore certainement pas en Henry Becque, l’un des meilleurs poètes de l’époque ; je n’attente pas à sa gloire si j’avance que sa maîtrise était dans la prose, surtout dialoguée, et que, s’il eut des rivaux en art dramatique, aucun d’eux ne lui passa la jambe. Le buste est parfaitement justifié et d’ailleurs de haute ressemblance. Il a l’air de lancer sur Cabotinville ce caustique : « hein, quoi ? » dont il ponctuait ses mots et ses maximes. On ne m’empêchera pas de penser du reste que le monument en dit plus long encore aux « neveux » que le talent, si considérable fût-il, de l’auteur des Corbeaux et qu’il a, en plein Paris, une valeur d’amende honorable publique. Aucun de nous, en effet, ne s’est vu disputer plus rudement par les intermédiaires le droit de produire et de se manifester sur les scènes de notre langue. À ce titre il est l’archétype de l’auteur dramatique français au dix-neuvième, et sa vie est le poème de ce qu’on endure dans le négoce. Le buste en fixe la légende.

Léon Dierx, qui demeurait non loin de l’édicule, avait entendu sur son refuge un mot de titi Batignollais qu’il se plaisait à conter. Des provinciaux, arrêtés devant le portrait de marbre, se demandaient entre eux quel était le personnage célèbre dont il était l’image. — Henry Becque ? Qui est-ce ? Qu’a-t-il fait ? — Et le nom ne leur disait rien. Le gavroche les tira d’embarras.

— Cherchez pas, fit-il, c’est celui dont on refusait les pièces.

Et on ne caractérise pas mieux l’idée publique d’une statue. C’est le commentaire du : « hein, quoi », mis en œuvre par le statuaire.

À la vérité, l’écrivain ne supportait pas en stoïcien exemplaire l’ostracisme deux fois cruel — car il était pauvre et vivait de sa plume — qui l’écartait ou l’éliminait de l’affiche. Cet Aristide ne tendait pas de bon gré la coquille au paysan. Il se défendait des ongles et du rostre. Comme il était doué de l’esprit de trait, il laissait dans le dos, à ceux qui le lui montraient, la flèche barbelée du sarcasme et les forçait ainsi à se retourner, un peu pâles. Les mots d’Henry Becque formeraient, réunis, un recueil d’anas où grimaceraient des têtes béates et même consacrées. — On m’accuse, disait-il, d’avoir la dent dure. C’est de celle qui me manque sur le devant et qu’ils m’ont cassée à coups de pierres.

Il avait traîné pendant plus de dix ans de porte en porte théâtrale cette La Parisienne, tenue aujourd’hui pour le parangon de la comédie moderne, et il n’avait dû qu’à la sagacité d’un amateur de la voir représenter de son vivant et toute espérance perdue.

C’était en 1885 et comme il datait de 1837, il avait donc quarante-huit ans lorsque lui échut cette aubaine. Il y avait pourtant trois hivers que par la seule force du talent il avait, en passant sur le ventre à Émile Perrin, enfoncé les barrières de la Comédie-Française, enlevé comme à la baïonnette les ænobarbes du Comité absurde de lecture et donné aux Lettres cette superbe étude : Les Corbeaux, où nous ressuscitait un Balzac, ni plus ni moins. Dans tout autre pays que le nôtre l’homme de ce chef-d’œuvre eût été, le lendemain de la première, comblé d’honneurs et de fortune, et tous les lustres auraient tintinnabulé son nom. Nous ne fûmes pas cent dans la salle et dix dans la presse à saluer l’évidence de cette maîtrise.

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