Author: | EUGÈNE SUE | ISBN: | 1230000213829 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | January 29, 2014 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | EUGÈNE SUE |
ISBN: | 1230000213829 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | January 29, 2014 |
Imprint: | |
Language: | French |
Il naquit à Plougasnou ; à quinze ans il se sauva de chez son père, s’embarqua sur un négrier, et là commença son éducation maritime. Il n’y avait pas à bord de mousse plus agile, de matelot plus intrépide, nul n’avait le coup d’œil plus perçant pour découvrir au loin la terre voilée par la brume. Nul ne serrait un hunier avec plus de prestesse et de grâce. Et quel cœur ! Un officier laissait-il négligemment errer sa bourse, le jeune Kernok la ramassait avec soin, mais ses camarades avaient part au contenu ; volait-il du rhum au capitaine, il partageait encore scrupuleusement avec ses intimes.
Et quelle âme ! Combien de fois, lorsque les nègres que l’on transportait d’Afrique aux Antilles, engourdis par le froid humide et pénétrant de la cale, ne pouvaient se traîner jusque sur le pont pour humer l’air pendant le quart d’heure qu’on leur accordait à cet effet, combien de fois, dis-je, le jeune Kernok ne rappela-t-il pas la moiteur et la transpiration sur leur peau glacée en hâtant leur marche à coups de corde ! Et M. Durand, canonnier-chirurgien-charpentier du brick, remarquait judicieusement qu’aucun des Congos soumis à la surveillance de Kernok n’était atteint de cette somnolence, de cette torpeur qui affectait les autres nègres. Au contraire, les siens, à la vue du menaçant bout de corde, étaient toujours dans un état d’agitation, d’irritabilité nerveuse, comme disait M. Durand, d’irritabilité nerveuse fort salutaire.
Aussi, Kernok obtint-il bientôt l’estime et la confiance du capitaine négrier, capable heureusement d’apprécier ces rares qualités. Ce bon capitaine affectionna le jeune matelot, lui donna quelques leçons de théorie, et un beau jour le fit second du navire. Lui se montra digne de cet avancement rapide par son courage et son habileté ; il découvrit surtout une manière de caser les nègres dans le faux pont tellement avantageuse que le brick, qui jusque-là n’en pouvait contenir que deux cents, put en porter trois cents, à la vérité en les serrant un peu, — et en les priant de se mettre sur le côté, au lieu de se goberger sur le dos comme des pachas -, ainsi disait Kernok.
De ce jour, le négrier prédit à son protégé la plus haute destinée. Dieu sait s’il accomplit cette prédiction !
À quelques années de là, un soir qu’il cinglait vers la côte d’Afrique, le digne capitaine de Kernok ayant bu un peu plus de tafia que de coutume, était de bonne et joviale humeur. Assis sur sa fenêtre, fumant sa longue pipe, il s’amusait à suivre la direction des épais tourbillons de fumée qu’il lançait gravement, ou à regarder d’un œil fixe le sillage rapide du navire, hâtant de ses vœux le moment où il reverrait la France.
Puis il pensait avec amour aux belles campagnes de la Normandie, où il était né ; il croyait voir encore la chaumière dorée par les derniers rayons du soleil, le ruisseau limpide et frais, le vieux pommier, et sa femme, et sa mère, et ses tout petits enfants, qui attendaient son retour, soupirant après les beaux oiseaux dorés et les tissus aux vives couleurs qu’il leur apportait de ses courses lointaines. Il croyait voir tout cela, le pauvre homme ! Sa pipe, sa pipe que le temps avait rendue noire comme l’aile d’un alcyon, sa pipe était tombée de sa bouche entre ouverte. Il ne s’en était pas aperçu ; ses yeux se mouillaient de larmes ; son cœur battait avec violence. Peu à peu les efforts de son imagination tendue vers un même point, peut-être aussi l’influence du tafia, donnèrent à cette vision fantastique une apparence de réalité ; et le bon capitaine, avisant, dans son ivresse, que la pleine mer était cette riante prairie tant regrettée, eut la folle idée de vouloir aller s’y ébattre. Pour ce faire, il s’avança sur le bord de sa croisée, et tomba à l’eau.
D’autres disent qu’une main invisible le poussa, et que le sillage argenté du navire fut un moment rougi.
Le fait est qu’il se noya.
Comme le brick se trouvait près des îles du Cap-Vert, la houle était forte, la brise fraîche : aussi le matelot du gouvernail n’entendit-il rien. Mais Kernok, qui était venu rendre compte de la route au capitaine, dut s’apercevoir le premier de l’accident auquel il n’était peut-être pas étranger.
Kernok avait une de ces âmes fortement trempées, inaccessibles aux mesquines considérations que les hommes faibles appellent reconnaissance ou pitié. Or, il parut sur le pont sans qu’on pût remarquer en lui la plus légère émotion.
« Le capitaine s’est noyé, dit-il avec calme au contremaître, et c’est dommage, car c’était un brave. » Ici Kernok ajouta une épithète que nous nous abstenons de répéter, mais qui termina d’une manière pittoresque l’oraison funèbre du défunt.
Oh ! Kernok était laconique !
Puis s’adressant au pilote : « Le commandement du navire m’appartient comme second du bord ; ainsi tu vas changer de route. Au lieu de gouverner au sud-est, tu mettras le cap au nord-ouest, car nous allons virer de bord et gagner Nantes ou Saint-Malo. » Le fait est que Kernok avait en vain tâché de dégoûter le défunt capitaine du trafic des nègres, non par philanthropie, non ! mais par un motif bien plus puissant aux yeux d’un homme raisonnable.
« Capitaine, lui disait-il sans cesse, vous faites des avances qui vous rapportent tout au plus trois cents pour cent ; à votre place, moi, maître, je gagnerais autant, et même davantage, sans débourser un sou. Votre brick marche comme une dorade ; armez-le en course, je réponds de l’équipage ; laissez-moi faire, et à chaque prise vous entendrez la chanson du corsaire. » Mais l’éloquence de Kernok n’avait jamais ébranlé la volonté du capitaine, car il savait parfaitement que ceux qui embrassaient cette noble profession finissaient tôt ou tard par se balancer au bout d’une vergue ; aussi l’inexorable capitaine était-il tombé à la mer par accident.
À peine Kernok se vit-il maître du navire qu’il retourna à Nantes pour recruter un équipage convenable, armer son bâtiment, et mettre à exécution son projet favori.
Il naquit à Plougasnou ; à quinze ans il se sauva de chez son père, s’embarqua sur un négrier, et là commença son éducation maritime. Il n’y avait pas à bord de mousse plus agile, de matelot plus intrépide, nul n’avait le coup d’œil plus perçant pour découvrir au loin la terre voilée par la brume. Nul ne serrait un hunier avec plus de prestesse et de grâce. Et quel cœur ! Un officier laissait-il négligemment errer sa bourse, le jeune Kernok la ramassait avec soin, mais ses camarades avaient part au contenu ; volait-il du rhum au capitaine, il partageait encore scrupuleusement avec ses intimes.
Et quelle âme ! Combien de fois, lorsque les nègres que l’on transportait d’Afrique aux Antilles, engourdis par le froid humide et pénétrant de la cale, ne pouvaient se traîner jusque sur le pont pour humer l’air pendant le quart d’heure qu’on leur accordait à cet effet, combien de fois, dis-je, le jeune Kernok ne rappela-t-il pas la moiteur et la transpiration sur leur peau glacée en hâtant leur marche à coups de corde ! Et M. Durand, canonnier-chirurgien-charpentier du brick, remarquait judicieusement qu’aucun des Congos soumis à la surveillance de Kernok n’était atteint de cette somnolence, de cette torpeur qui affectait les autres nègres. Au contraire, les siens, à la vue du menaçant bout de corde, étaient toujours dans un état d’agitation, d’irritabilité nerveuse, comme disait M. Durand, d’irritabilité nerveuse fort salutaire.
Aussi, Kernok obtint-il bientôt l’estime et la confiance du capitaine négrier, capable heureusement d’apprécier ces rares qualités. Ce bon capitaine affectionna le jeune matelot, lui donna quelques leçons de théorie, et un beau jour le fit second du navire. Lui se montra digne de cet avancement rapide par son courage et son habileté ; il découvrit surtout une manière de caser les nègres dans le faux pont tellement avantageuse que le brick, qui jusque-là n’en pouvait contenir que deux cents, put en porter trois cents, à la vérité en les serrant un peu, — et en les priant de se mettre sur le côté, au lieu de se goberger sur le dos comme des pachas -, ainsi disait Kernok.
De ce jour, le négrier prédit à son protégé la plus haute destinée. Dieu sait s’il accomplit cette prédiction !
À quelques années de là, un soir qu’il cinglait vers la côte d’Afrique, le digne capitaine de Kernok ayant bu un peu plus de tafia que de coutume, était de bonne et joviale humeur. Assis sur sa fenêtre, fumant sa longue pipe, il s’amusait à suivre la direction des épais tourbillons de fumée qu’il lançait gravement, ou à regarder d’un œil fixe le sillage rapide du navire, hâtant de ses vœux le moment où il reverrait la France.
Puis il pensait avec amour aux belles campagnes de la Normandie, où il était né ; il croyait voir encore la chaumière dorée par les derniers rayons du soleil, le ruisseau limpide et frais, le vieux pommier, et sa femme, et sa mère, et ses tout petits enfants, qui attendaient son retour, soupirant après les beaux oiseaux dorés et les tissus aux vives couleurs qu’il leur apportait de ses courses lointaines. Il croyait voir tout cela, le pauvre homme ! Sa pipe, sa pipe que le temps avait rendue noire comme l’aile d’un alcyon, sa pipe était tombée de sa bouche entre ouverte. Il ne s’en était pas aperçu ; ses yeux se mouillaient de larmes ; son cœur battait avec violence. Peu à peu les efforts de son imagination tendue vers un même point, peut-être aussi l’influence du tafia, donnèrent à cette vision fantastique une apparence de réalité ; et le bon capitaine, avisant, dans son ivresse, que la pleine mer était cette riante prairie tant regrettée, eut la folle idée de vouloir aller s’y ébattre. Pour ce faire, il s’avança sur le bord de sa croisée, et tomba à l’eau.
D’autres disent qu’une main invisible le poussa, et que le sillage argenté du navire fut un moment rougi.
Le fait est qu’il se noya.
Comme le brick se trouvait près des îles du Cap-Vert, la houle était forte, la brise fraîche : aussi le matelot du gouvernail n’entendit-il rien. Mais Kernok, qui était venu rendre compte de la route au capitaine, dut s’apercevoir le premier de l’accident auquel il n’était peut-être pas étranger.
Kernok avait une de ces âmes fortement trempées, inaccessibles aux mesquines considérations que les hommes faibles appellent reconnaissance ou pitié. Or, il parut sur le pont sans qu’on pût remarquer en lui la plus légère émotion.
« Le capitaine s’est noyé, dit-il avec calme au contremaître, et c’est dommage, car c’était un brave. » Ici Kernok ajouta une épithète que nous nous abstenons de répéter, mais qui termina d’une manière pittoresque l’oraison funèbre du défunt.
Oh ! Kernok était laconique !
Puis s’adressant au pilote : « Le commandement du navire m’appartient comme second du bord ; ainsi tu vas changer de route. Au lieu de gouverner au sud-est, tu mettras le cap au nord-ouest, car nous allons virer de bord et gagner Nantes ou Saint-Malo. » Le fait est que Kernok avait en vain tâché de dégoûter le défunt capitaine du trafic des nègres, non par philanthropie, non ! mais par un motif bien plus puissant aux yeux d’un homme raisonnable.
« Capitaine, lui disait-il sans cesse, vous faites des avances qui vous rapportent tout au plus trois cents pour cent ; à votre place, moi, maître, je gagnerais autant, et même davantage, sans débourser un sou. Votre brick marche comme une dorade ; armez-le en course, je réponds de l’équipage ; laissez-moi faire, et à chaque prise vous entendrez la chanson du corsaire. » Mais l’éloquence de Kernok n’avait jamais ébranlé la volonté du capitaine, car il savait parfaitement que ceux qui embrassaient cette noble profession finissaient tôt ou tard par se balancer au bout d’une vergue ; aussi l’inexorable capitaine était-il tombé à la mer par accident.
À peine Kernok se vit-il maître du navire qu’il retourna à Nantes pour recruter un équipage convenable, armer son bâtiment, et mettre à exécution son projet favori.