Author: | Apulée | ISBN: | 1230001625882 |
Publisher: | YADE | Publication: | April 5, 2017 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Apulée |
ISBN: | 1230001625882 |
Publisher: | YADE |
Publication: | April 5, 2017 |
Imprint: | |
Language: | French |
LA MÉTAMORPHOSE.
LIVRE PREMIER.
(I, 1, 1) Je veux ici coudre ensemble divers récits du genre des fables milésiennes. C’est une assez douce musique, et qui va chatouiller agréablement vos oreilles, pour peu qu’elles soient bénévoles, et que votre goût ne répugne pas aux gentillesses de la littérature égyptienne, à l’esprit des bords du Nil. (2) Vous verrez mes personnages, ô merveille ! tour à tour perdre et reprendre, par l’effet de charmes opposés, la forme et la figure humaine. (3) Je commence ; mais, d’abord, quelques mots sur l’auteur. Les coteaux de l’Hymette, l’isthme d’Éphyre, le Ténare, sont en commun le berceau de mon antique lignée. Heureuses régions, si riches des dons de la terre, plus riches encore des immortels dons du génie ! (4) Là, ma jeunesse studieuse a fait ses premières armes par la conquête de la langue grecque. Transporté plus tard sur le sol latin, étranger au milieu de la société romaine, il m’a fallu, sans guide et avec une peine infinie, travailler à me rendre maître de l’idiome national. (5) Aussi je demande grâce à l’avance pour tout ce qu’un novice peut porter d’atteintes et à l’usage et au goût. (6) Mon sujet est la science des métamorphoses. N’est-ce pas y entrer convenablement, que de transformer d’abord mon langage ? Du reste, tout est grec dans cette fable. Attention, lecteur ! le plaisir est au bout.
(I, 2, 1) Certaines affaires m’appelaient en Thessalie, dont vous saurez que je suis originaire aussi ; car je me glorifie d’une descendance maternelle, dont la souche n’est rien moins que l’illustre Plutarque et son neveu le philosophe Sextus. Je gagnais donc la Thessalie, (2) tantôt gravissant les monts, tantôt plongeant dans les vallées, et foulant tour à tour l’herbe des prairies et les sillons des guérets. Je montais un cheval du pays, au poil blanc sans tache ; (3) et, comme la pauvre bête était rendue, que je n’étais pas las moi-même de me tenir en selle, je mis un moment pied à terre pour me dégourdir en marchant. Je commence par bouchonner soigneusement mon cheval avec une poignée de feuilles, pour étancher la sueur qui le couvrait. Je lui passe et repasse la main sur les oreilles ; je le débride. Puis je le mets au petit pas, pour lui procurer le soulagement ordinaire, l’évacuation d’un liquide superflu.
(4) Or, tandis qu’allongeant le cou et se tordant la bouche, mon coursier prélève, chemin faisant, son déjeuner sur les prés de droite et de gauche, insensiblement je me trouve en tiers avec deux compagnons de route qui, d’abord, avaient eu quelque avance sur moi. (5) Prêtant l’oreille à leurs discours, j’entendis l’un d’eux s’écrier avec un éclat de rire : Allons donc ! trêve de balivernes ! assez de ces contes absurdes !
(6) À ce propos, moi, toujours affamé de ce qui est nouveau : Faites-moi part de votre entretien, leur dis-je. Sans être curieux, j’aime à tout savoir, ou à peu près. Voici une côte assez rude ; l’intérêt du récit va nous en faciliter la montée.
(I, 3, 1) Mensonges fieffés ! reprit celui que je venais d’entendre. Autant vaudrait me soutenir qu’il suffit de marmotter deux ou trois mots magiques, pour faire refluer les rivières, enchaîner, fixer les flots de la mer, paralyser le souffle des vents, arrêter le soleil dans son cours, faire écumer la lune, détacher de leur voûte les étoiles, et substituer la nuit au jour.
(2) Me mêlant alors tout à fait à la conversation : L’ami, dis-je, vous qui étiez en train de conter, reprenez, je vous prie, le fil de votre histoire, si ce n’est trop exiger de votre complaisance. Puis, me tournant vers l’autre : Vous qui faites ici la sourde oreille, qui sait si ce n’est pas là la vérité même ? (3) Ah ! vous ne savez guère à quel point la prévention aveugle. Un fait est-il nouveau, mal observé, au-dessus de notre portée, c’est assez pour qu’il soit réputé faux. Examinée de plus près, la chose devient évidente, et, qui plus est, toute simple.
(I, 4, 1) Hier, je soupais en compagnie, et les convives donnaient à l’envi sur une tourte au fromage. Je ne voulais pas être en arrière, et j’avalais à l’étourdie une assez forte bouchée de cette pâte glutineuse, qui, s’attachant aux parois inférieures du gosier, m’interceptait la respiration. Un peu plus, je suffoquais. (2) Or, il n’y avait pas longtemps qu’à Athènes, devant le portique du Pécile, j’avais vu, des deux yeux que voici, un opérateur avaler par la pointe un espadon de cavalerie tout des plus tranchants. (3) L’instant d’après, le même homme, pour un denier, s’introduisait dans les intestins, par le bout dangereux, un véritable épieu de chasseur : (4) si bien qu’on voyait la hampe ferrée de l’arme, ressortant du fond des entrailles de ce malheureux, dominer au-dessus de sa tête. Suspendu à cette extrémité, un enfant aux formes gracieuses et suaves exécutait mille évolutions aériennes, se repliant sur lui-même avec une souplesse onduleuse, à faire douter qu’il fût de chair et d’os. Nous autres assistants, nous restions ébahis. (5) On eût dit le caducée du dieu de la médecine, avec ce beau serpent dont le corps flexible s’enroule si bien autour de ses nœuds et de ses tronçons de rameaux. (6) Mais voyons ; reprenez le fil de votre histoire. Moi, je vous promets de croire pour deux, et, au premier gîte, vous aurez la moitié de mon souper. Le marché vous convient-il ?
(I, 5, 1) On ne peut mieux, reprit mon homme ; mais il faudra tout recommencer. D’abord je jure, par ce divin soleil qui nous éclaire, que je ne dirai rien dont je ne puisse prouver l’exactitude ; (2) et vous en aurez le cœur net à la première ville de Thessalie que nous allons rencontrer. C’est le sujet de tous les entretiens ; les faits y sont de notoriété publique.
(3) Mais il est bon aussi que vous sachiez qui je suis, quel est mon pays et ma profession. Je suis d’Égine. Je fais le commerce de miel d’Etna, fromages et autres denrées qui forment la consommation habituelle des auberges. La Thessalie, l’Étolie, la Béotie, sont le cercle de mes tournées ; je les parcours en tout sens. (4) Ayant donc appris qu’à Hypate, ville capitale de toute la Thessalie, il y avait un grand marché à faire sur des fromages nouveaux d’un goût exquis, je m’y dirigeai en toute hâte, bien résolu à acheter toute la partie. (5) Mais je m’étais mis en route du pied gauche, et, comme de raison, je manquai cette bonne affaire. Dès la veille, un gros spéculateur, nommé Lupus, avait tout accaparé. La nuit commençait à tomber, et las, de m’être tant pressé pour rien, je me rendis aux bains publics.
(I, 6, 1) Tout à coup, j’aperçois Socrate, un de mes compatriotes, assis à terre, couvert à moitié des restes d’un méchant manteau, et devenu méconnaissable à force de maigreur et de malpropreté. Il avait tout l’air d’un de ces rebuts de la fortune qui vont mendiant par les rues. (2) C’était un ami, une vieille connaissance, et pourtant je l’abordai sans être bien sûr de mon fait. Hé ! mon pauvre Socrate, lui dis-je, que veut dire ceci ? quel extérieur misérable ! quelle abjection ! chez toi on t’a cru mort ; on a pleuré, on a crié dans les formes. Il a été pourvu à la tutelle de tes enfants par acte de l’autorité provinciale. (3) Ta femme, après t’avoir rendu les derniers devoirs, après s’être consumée longtemps dans les larmes, au point qu’à force de pleurer ses yeux ont failli perdre la lumière ; ta femme, dis-je, cède enfin aux instances de ses parents ; ta maison va voir, au lugubre appareil du deuil, succéder la fête d’un nouvel hymen. Et toi, je te retrouve ici (j’en rougis moi-même) sous l’apparence d’un spectre plutôt que d’un habitant de ce monde.
LA MÉTAMORPHOSE.
LIVRE PREMIER.
(I, 1, 1) Je veux ici coudre ensemble divers récits du genre des fables milésiennes. C’est une assez douce musique, et qui va chatouiller agréablement vos oreilles, pour peu qu’elles soient bénévoles, et que votre goût ne répugne pas aux gentillesses de la littérature égyptienne, à l’esprit des bords du Nil. (2) Vous verrez mes personnages, ô merveille ! tour à tour perdre et reprendre, par l’effet de charmes opposés, la forme et la figure humaine. (3) Je commence ; mais, d’abord, quelques mots sur l’auteur. Les coteaux de l’Hymette, l’isthme d’Éphyre, le Ténare, sont en commun le berceau de mon antique lignée. Heureuses régions, si riches des dons de la terre, plus riches encore des immortels dons du génie ! (4) Là, ma jeunesse studieuse a fait ses premières armes par la conquête de la langue grecque. Transporté plus tard sur le sol latin, étranger au milieu de la société romaine, il m’a fallu, sans guide et avec une peine infinie, travailler à me rendre maître de l’idiome national. (5) Aussi je demande grâce à l’avance pour tout ce qu’un novice peut porter d’atteintes et à l’usage et au goût. (6) Mon sujet est la science des métamorphoses. N’est-ce pas y entrer convenablement, que de transformer d’abord mon langage ? Du reste, tout est grec dans cette fable. Attention, lecteur ! le plaisir est au bout.
(I, 2, 1) Certaines affaires m’appelaient en Thessalie, dont vous saurez que je suis originaire aussi ; car je me glorifie d’une descendance maternelle, dont la souche n’est rien moins que l’illustre Plutarque et son neveu le philosophe Sextus. Je gagnais donc la Thessalie, (2) tantôt gravissant les monts, tantôt plongeant dans les vallées, et foulant tour à tour l’herbe des prairies et les sillons des guérets. Je montais un cheval du pays, au poil blanc sans tache ; (3) et, comme la pauvre bête était rendue, que je n’étais pas las moi-même de me tenir en selle, je mis un moment pied à terre pour me dégourdir en marchant. Je commence par bouchonner soigneusement mon cheval avec une poignée de feuilles, pour étancher la sueur qui le couvrait. Je lui passe et repasse la main sur les oreilles ; je le débride. Puis je le mets au petit pas, pour lui procurer le soulagement ordinaire, l’évacuation d’un liquide superflu.
(4) Or, tandis qu’allongeant le cou et se tordant la bouche, mon coursier prélève, chemin faisant, son déjeuner sur les prés de droite et de gauche, insensiblement je me trouve en tiers avec deux compagnons de route qui, d’abord, avaient eu quelque avance sur moi. (5) Prêtant l’oreille à leurs discours, j’entendis l’un d’eux s’écrier avec un éclat de rire : Allons donc ! trêve de balivernes ! assez de ces contes absurdes !
(6) À ce propos, moi, toujours affamé de ce qui est nouveau : Faites-moi part de votre entretien, leur dis-je. Sans être curieux, j’aime à tout savoir, ou à peu près. Voici une côte assez rude ; l’intérêt du récit va nous en faciliter la montée.
(I, 3, 1) Mensonges fieffés ! reprit celui que je venais d’entendre. Autant vaudrait me soutenir qu’il suffit de marmotter deux ou trois mots magiques, pour faire refluer les rivières, enchaîner, fixer les flots de la mer, paralyser le souffle des vents, arrêter le soleil dans son cours, faire écumer la lune, détacher de leur voûte les étoiles, et substituer la nuit au jour.
(2) Me mêlant alors tout à fait à la conversation : L’ami, dis-je, vous qui étiez en train de conter, reprenez, je vous prie, le fil de votre histoire, si ce n’est trop exiger de votre complaisance. Puis, me tournant vers l’autre : Vous qui faites ici la sourde oreille, qui sait si ce n’est pas là la vérité même ? (3) Ah ! vous ne savez guère à quel point la prévention aveugle. Un fait est-il nouveau, mal observé, au-dessus de notre portée, c’est assez pour qu’il soit réputé faux. Examinée de plus près, la chose devient évidente, et, qui plus est, toute simple.
(I, 4, 1) Hier, je soupais en compagnie, et les convives donnaient à l’envi sur une tourte au fromage. Je ne voulais pas être en arrière, et j’avalais à l’étourdie une assez forte bouchée de cette pâte glutineuse, qui, s’attachant aux parois inférieures du gosier, m’interceptait la respiration. Un peu plus, je suffoquais. (2) Or, il n’y avait pas longtemps qu’à Athènes, devant le portique du Pécile, j’avais vu, des deux yeux que voici, un opérateur avaler par la pointe un espadon de cavalerie tout des plus tranchants. (3) L’instant d’après, le même homme, pour un denier, s’introduisait dans les intestins, par le bout dangereux, un véritable épieu de chasseur : (4) si bien qu’on voyait la hampe ferrée de l’arme, ressortant du fond des entrailles de ce malheureux, dominer au-dessus de sa tête. Suspendu à cette extrémité, un enfant aux formes gracieuses et suaves exécutait mille évolutions aériennes, se repliant sur lui-même avec une souplesse onduleuse, à faire douter qu’il fût de chair et d’os. Nous autres assistants, nous restions ébahis. (5) On eût dit le caducée du dieu de la médecine, avec ce beau serpent dont le corps flexible s’enroule si bien autour de ses nœuds et de ses tronçons de rameaux. (6) Mais voyons ; reprenez le fil de votre histoire. Moi, je vous promets de croire pour deux, et, au premier gîte, vous aurez la moitié de mon souper. Le marché vous convient-il ?
(I, 5, 1) On ne peut mieux, reprit mon homme ; mais il faudra tout recommencer. D’abord je jure, par ce divin soleil qui nous éclaire, que je ne dirai rien dont je ne puisse prouver l’exactitude ; (2) et vous en aurez le cœur net à la première ville de Thessalie que nous allons rencontrer. C’est le sujet de tous les entretiens ; les faits y sont de notoriété publique.
(3) Mais il est bon aussi que vous sachiez qui je suis, quel est mon pays et ma profession. Je suis d’Égine. Je fais le commerce de miel d’Etna, fromages et autres denrées qui forment la consommation habituelle des auberges. La Thessalie, l’Étolie, la Béotie, sont le cercle de mes tournées ; je les parcours en tout sens. (4) Ayant donc appris qu’à Hypate, ville capitale de toute la Thessalie, il y avait un grand marché à faire sur des fromages nouveaux d’un goût exquis, je m’y dirigeai en toute hâte, bien résolu à acheter toute la partie. (5) Mais je m’étais mis en route du pied gauche, et, comme de raison, je manquai cette bonne affaire. Dès la veille, un gros spéculateur, nommé Lupus, avait tout accaparé. La nuit commençait à tomber, et las, de m’être tant pressé pour rien, je me rendis aux bains publics.
(I, 6, 1) Tout à coup, j’aperçois Socrate, un de mes compatriotes, assis à terre, couvert à moitié des restes d’un méchant manteau, et devenu méconnaissable à force de maigreur et de malpropreté. Il avait tout l’air d’un de ces rebuts de la fortune qui vont mendiant par les rues. (2) C’était un ami, une vieille connaissance, et pourtant je l’abordai sans être bien sûr de mon fait. Hé ! mon pauvre Socrate, lui dis-je, que veut dire ceci ? quel extérieur misérable ! quelle abjection ! chez toi on t’a cru mort ; on a pleuré, on a crié dans les formes. Il a été pourvu à la tutelle de tes enfants par acte de l’autorité provinciale. (3) Ta femme, après t’avoir rendu les derniers devoirs, après s’être consumée longtemps dans les larmes, au point qu’à force de pleurer ses yeux ont failli perdre la lumière ; ta femme, dis-je, cède enfin aux instances de ses parents ; ta maison va voir, au lugubre appareil du deuil, succéder la fête d’un nouvel hymen. Et toi, je te retrouve ici (j’en rougis moi-même) sous l’apparence d’un spectre plutôt que d’un habitant de ce monde.