Les Chiens de garde (1932)

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book Les Chiens de garde (1932) by Paul Nizan, GILBERT TEROL
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Author: Paul Nizan ISBN: 1230002785400
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 3, 2018
Imprint: Language: French
Author: Paul Nizan
ISBN: 1230002785400
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 3, 2018
Imprint:
Language: French

On rencontre bien ici ou là tel ou tel homme qui exprime sa peur : après tout la France peut mourir. C’est comme un ennemi embusqué derrière l’espoir et derrière l’assurance. Au moment où le seul passé garantit l’avenir, il arrive que certaines têtes comprennent que cette garantie n’est pas absolument certaine. Cette peur les étonne. Ils ne connaissaient pas la peur, ces gens dont les pères avaient gagné Valmy et qui avaient eux-mêmes gagné la Marne et préservé Verdun. Cette peur n’avait pas été éprouvée dans les véritables crises de croissance du dernier siècle. Mais la vitalité du pays a baissé, et les Français sont moins solides qu’il y a cent ans lorsque leur puissance grandissait comme le jour. Il faut enfin envisager le cas où cette maladie comporterait la mort.

Il y a ici un mouvement tournant de l’entendement : ils s’efforcent de croire que cette maladie n’est pas à l’intérieur d’eux-mêmes, n’est pas un mal engendré par leurs contradictions intimes contre quoi ne prévaudraient pas en effet leurs efforts, leurs régimes, leurs médecins de famille et les vieilles spécialités démocratiques. Ils feignent de croire que la cause du mal soit tout entière externe, et comme une attaque étrangère : un médecin se trouble devant les intoxications externes ; la paralysie générale plaît au psychiatre, non la démence précoce. Les Français pensent ici comme des médecins. Ils estiment que leur maladie est causée par des agents aussi précis que des microbes qui font ce qu’ils peuvent pour l’aggraver, pour en faire la maladie que la mort conclut. Ils se sont faits les accusateurs de ces microbes et ils préparent contre eux leurs canons et leurs navires. Contre le microbe anglais. Le microbe allemand. Le microbe italien. Et principalement, premièrement, le microbe russe. Le microbe du Plan Quinquennal. Le microbe de la collectivisation. Le microbe du Komintern.

En Russie se construit un ordre qui donne à penser aux ingénieurs américains et qui empêche de dormir tranquilles les marchands de pétrole et les vendeurs de blé. Cent soixante millions d’hommes recouvrent la puissance de la santé. Alors il s’agit de gagner du temps contre cette santé de la Révolution qui comporte la mort de la bourgeoisie. Elle est dénoncée comme la cause externe de la maladie de l’Occident.

Ainsi est renversée la vérité de l’histoire. Car la civilisation bourgeoise a eu des ennemis extérieurs parce que son univers contenait les raisons réelles de ses maux. Elle n’est point malade parce qu’elle a des ennemis, mais des ennemis se sont dressés contre sa maladie : il y a des hommes dans le monde qui ont connu qu’il n’était pas question de maladies temporaires, mais d’une anarchie sans remèdes, d’un mal qui est l’issue fatale d’une culture et d’une économie, le commencement du déclin. Une civilisation étouffée par les contradictions qu’elle-même engendre, victime de ses propres poisons, a commencé à mourir et s’est suscité comme ennemis tous ceux qui ne consentaient pas à la suivre dans sa fin. C’étaient ceux-là mêmes qui souffraient de sa puissance et qui n’avaient jamais partagé sa bonne santé. Tout le drame se joue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Entre l’impérialisme et la révolution.

Mais la bourgeoisie veut détruire les causes extérieures apparentes de son mal et croit qu’elle pourra se remettre avec les anciens remèdes et le renfort de quelques remèdes nouveaux sans abandonner le monde auquel elle tient et qu’elle a fait. Cette défense comportera promptement une division du travail : il appartient aux politiques d’abattre la Révolution et aux penseurs de produire des remèdes, de fabriquer des recettes, qui inspireront confiance à la bourgeoisie et persuaderont aux forces mêmes de la Révolution de rester liées aux destins bourgeois.

Que font ici cependant les hommes qui ont pour profession de parler au nom de l’Intelligence et de l’Esprit ? Que font ici les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ?

Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barrière. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. Sans doute un petit nombre parmi les sages cherchent pour la défense et l’affermissement du monde condamné qu’ils aiment, des voies nouvelles. Mais pendant un temps dont il est encore impossible de prévoir la longueur, de vieilles idées suffiront. Il faudra peut-être des années aux philosophes pour s’apercevoir vraiment que dans la France comme dans le reste du monde, une certaine économie, une certaine politique, une certaine civilisation sont en train de mourir, et qu’il faut qu’elles meurent pour que les hommes partent sur une nouvelle voie, et alors tout le monde saura que, pas plus que les thaumaturges politiques, que les faiseurs de miracles financiers, ne la sauveront les rebouteux philosophes.

La philosophie de l’Université en France a une histoire qui n’est point celle d’un conflit abstrait entre la Raison et l’anti-Raison, comme M. Parodi essaye de le faire croire dans ce drame en plusieurs tableaux qu’est « la Philosophie Contemporaine en France ».

On pourrait sans doute prendre la philosophie bourgeoise à ses débuts et refaire une histoire de ses Idées avec les causes qui les mirent en mouvement. Et il faudrait remettre la philosophie en perspective, comme M. Brunschvicg l’a fait du point de vue de la bourgeoisie ; il faudrait constituer patiemment une anti histoire de la Philosophie.

Il suffit de dire que la philosophie contemporaine date de peu. La crise de dépression de soixante et onze, l’horreur engendrée par la Commune, l’affaire Dreyfus, la guerre de mil neuf cent quatorze, marquèrent les étapes apparentes de la méditation française. Elle est l’aventure spirituelle du bourgeois menacé et inquiet sur sa droite et sur sa gauche, puis affermi, puis confiant dans la solidité de sa cause, l’avenir de sa destinée et la valeur de sa mission. Une philosophie commencée dans l’air de défaite de Sedan est couronnée par les commentaires que l’Université consacre à la victoire de la Marne et à la paix de Versailles. Dans l’univers de la Philosophie, l’élévation temporelle du président Masaryk traduisit le pouvoir spirituel de la philosophie bourgeoise.

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On rencontre bien ici ou là tel ou tel homme qui exprime sa peur : après tout la France peut mourir. C’est comme un ennemi embusqué derrière l’espoir et derrière l’assurance. Au moment où le seul passé garantit l’avenir, il arrive que certaines têtes comprennent que cette garantie n’est pas absolument certaine. Cette peur les étonne. Ils ne connaissaient pas la peur, ces gens dont les pères avaient gagné Valmy et qui avaient eux-mêmes gagné la Marne et préservé Verdun. Cette peur n’avait pas été éprouvée dans les véritables crises de croissance du dernier siècle. Mais la vitalité du pays a baissé, et les Français sont moins solides qu’il y a cent ans lorsque leur puissance grandissait comme le jour. Il faut enfin envisager le cas où cette maladie comporterait la mort.

Il y a ici un mouvement tournant de l’entendement : ils s’efforcent de croire que cette maladie n’est pas à l’intérieur d’eux-mêmes, n’est pas un mal engendré par leurs contradictions intimes contre quoi ne prévaudraient pas en effet leurs efforts, leurs régimes, leurs médecins de famille et les vieilles spécialités démocratiques. Ils feignent de croire que la cause du mal soit tout entière externe, et comme une attaque étrangère : un médecin se trouble devant les intoxications externes ; la paralysie générale plaît au psychiatre, non la démence précoce. Les Français pensent ici comme des médecins. Ils estiment que leur maladie est causée par des agents aussi précis que des microbes qui font ce qu’ils peuvent pour l’aggraver, pour en faire la maladie que la mort conclut. Ils se sont faits les accusateurs de ces microbes et ils préparent contre eux leurs canons et leurs navires. Contre le microbe anglais. Le microbe allemand. Le microbe italien. Et principalement, premièrement, le microbe russe. Le microbe du Plan Quinquennal. Le microbe de la collectivisation. Le microbe du Komintern.

En Russie se construit un ordre qui donne à penser aux ingénieurs américains et qui empêche de dormir tranquilles les marchands de pétrole et les vendeurs de blé. Cent soixante millions d’hommes recouvrent la puissance de la santé. Alors il s’agit de gagner du temps contre cette santé de la Révolution qui comporte la mort de la bourgeoisie. Elle est dénoncée comme la cause externe de la maladie de l’Occident.

Ainsi est renversée la vérité de l’histoire. Car la civilisation bourgeoise a eu des ennemis extérieurs parce que son univers contenait les raisons réelles de ses maux. Elle n’est point malade parce qu’elle a des ennemis, mais des ennemis se sont dressés contre sa maladie : il y a des hommes dans le monde qui ont connu qu’il n’était pas question de maladies temporaires, mais d’une anarchie sans remèdes, d’un mal qui est l’issue fatale d’une culture et d’une économie, le commencement du déclin. Une civilisation étouffée par les contradictions qu’elle-même engendre, victime de ses propres poisons, a commencé à mourir et s’est suscité comme ennemis tous ceux qui ne consentaient pas à la suivre dans sa fin. C’étaient ceux-là mêmes qui souffraient de sa puissance et qui n’avaient jamais partagé sa bonne santé. Tout le drame se joue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Entre l’impérialisme et la révolution.

Mais la bourgeoisie veut détruire les causes extérieures apparentes de son mal et croit qu’elle pourra se remettre avec les anciens remèdes et le renfort de quelques remèdes nouveaux sans abandonner le monde auquel elle tient et qu’elle a fait. Cette défense comportera promptement une division du travail : il appartient aux politiques d’abattre la Révolution et aux penseurs de produire des remèdes, de fabriquer des recettes, qui inspireront confiance à la bourgeoisie et persuaderont aux forces mêmes de la Révolution de rester liées aux destins bourgeois.

Que font ici cependant les hommes qui ont pour profession de parler au nom de l’Intelligence et de l’Esprit ? Que font ici les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ?

Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barrière. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. Sans doute un petit nombre parmi les sages cherchent pour la défense et l’affermissement du monde condamné qu’ils aiment, des voies nouvelles. Mais pendant un temps dont il est encore impossible de prévoir la longueur, de vieilles idées suffiront. Il faudra peut-être des années aux philosophes pour s’apercevoir vraiment que dans la France comme dans le reste du monde, une certaine économie, une certaine politique, une certaine civilisation sont en train de mourir, et qu’il faut qu’elles meurent pour que les hommes partent sur une nouvelle voie, et alors tout le monde saura que, pas plus que les thaumaturges politiques, que les faiseurs de miracles financiers, ne la sauveront les rebouteux philosophes.

La philosophie de l’Université en France a une histoire qui n’est point celle d’un conflit abstrait entre la Raison et l’anti-Raison, comme M. Parodi essaye de le faire croire dans ce drame en plusieurs tableaux qu’est « la Philosophie Contemporaine en France ».

On pourrait sans doute prendre la philosophie bourgeoise à ses débuts et refaire une histoire de ses Idées avec les causes qui les mirent en mouvement. Et il faudrait remettre la philosophie en perspective, comme M. Brunschvicg l’a fait du point de vue de la bourgeoisie ; il faudrait constituer patiemment une anti histoire de la Philosophie.

Il suffit de dire que la philosophie contemporaine date de peu. La crise de dépression de soixante et onze, l’horreur engendrée par la Commune, l’affaire Dreyfus, la guerre de mil neuf cent quatorze, marquèrent les étapes apparentes de la méditation française. Elle est l’aventure spirituelle du bourgeois menacé et inquiet sur sa droite et sur sa gauche, puis affermi, puis confiant dans la solidité de sa cause, l’avenir de sa destinée et la valeur de sa mission. Une philosophie commencée dans l’air de défaite de Sedan est couronnée par les commentaires que l’Université consacre à la victoire de la Marne et à la paix de Versailles. Dans l’univers de la Philosophie, l’élévation temporelle du président Masaryk traduisit le pouvoir spirituel de la philosophie bourgeoise.

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