Le Juif errant

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Le Juif errant by EUGÈNE SUE, GILBERT TEROL
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Author: EUGÈNE SUE ISBN: 1230000213317
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 27, 2014
Imprint: Language: French
Author: EUGÈNE SUE
ISBN: 1230000213317
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 27, 2014
Imprint:
Language: French

Peu de jours se sont écoulés depuis l’incendie de la fabrique de M. Hardy. La scène suivante se passe rue Clovis, dans la maison où Rodin avait eu un pied-à-terre alors abandonné, maison aussi habitée par Rose-Pompon, qui, sans le moindre scrupule, usait du ménage de son ami Philémon.

Il était environ midi ; Rose-Pompon, seule dans la chambre de l’étudiant, toujours absent, déjeunait fort gaiement au coin de son feu ; mais quel déjeuner singulier ! quel feu étrange ! quelle chambre bizarre !

Que l’on s’imagine une assez vaste pièce, éclairée par deux fenêtres sans rideaux, car ces croisées donnant sur des terrains vagues, le maître du logis n’avait à craindre aucuns regards indiscrets. L’un des côtés de la chambre servait de vestiaire : l’on y voyait, appendu à un portemanteau, le galant costume de débardeur de Rose-Pompon, non loin de la vareuse de canotier de Philémon et de ses larges culottes de grosse toile grise, aussi goudronnées, mille sabords ! mille requins ! mille baleines ! que si cet intrépide matelot avait habité la grande hune d’une frégate pendant un voyage de circumnavigation. Une robe de Rose-Pompon se drapait gracieusement au-dessus des jambes d’un pantalon à pieds, qui semblaient sortir de dessous la jupe. Placée sur la dernière tablette d’une petite bibliothèque singulièrement poudreuse et négligée, on voyait, à côté de trois vieilles bottes (pourquoi trois bottes ?) et de plusieurs bouteilles vides, on voyait une tête de mort, souvenir d’ostéologie et d’amitié laissé à Philémon par un sien ami, étudiant en médecine. Par suite d’une plaisanterie fort goûtée dans le pays latin, cette tête tenait, entre ses dents, magnifiquement blanches, une pipe de terre au fourneau noirci ; de plus, son crâne luisant disparaissait à demi sous un vieux chapeau de fort, résolûment posé de côté et tout couvert de fleurs et de rubans fanés ; quand Philémon était ivre, il contemplait longuement cet ossuaire, et s’échappait jusqu’aux monologues les plus dithyrambiques, à propos de ce rapprochement philosophique entre la mort et les folles joies de la vie.

Deux ou trois masques de plâtre, aux nez et aux mentons plus ou moins ébréchés, cloués au murs, témoignaient de la curiosité passagère de Philémon à l’endroit de la science phrénologique, études patientes et réfléchies, dont il avait tiré cette conclusion rigoureuse : Qu’ayant à un point extraordinaire la bosse de la dette, il devait se résigner à la facilité de son organisation, qui lui imposait le créancier comme une nécessité vitale.

Sur la cheminée se dressait intact et dans sa majesté le gigantesque verre grande tenue du canotier, accosté d’une théière de porcelaine veuve de goulot et d’un encrier de bois noir à l’orifice à demi caché sous une couche de végétation verdâtre et moussue.

De temps à autre, le silence de cette retraite était interrompu par le roucoulement des pigeons auxquels Rose-Pompon avait donné une hospitalité cordiale dans le cabinet de travail de Philémon.

Frileuse comme une caille, Rose-Pompon se tenait au coin de cette cheminée, semblant ainsi s’épanouir à la douce chaleur d’un vif rayon de soleil qui l’inondait d’une lumière dorée.

Cette drôle de petite créature avait un costume des plus baroques, et qui, pourtant, faisait singulièrement valoir la fraîcheur fleurie de ses dix-sept ans, sa physionomie piquante et son ravissant minois, couronné de jolis cheveux blonds, toujours dès le matin soigneusement lissés et peignés.

En manière de robe de chambre, Rose-Pompon avait ingénument passé par-dessus sa chemise la grande chemise de laine écarlate de Philémon, distraite de son costume officiel de canotier ; le collet, ouvert et rabattu, laissait voir la blancheur de la toile du premier vêtement de la jeune fille, ainsi que son cou, la naissance de son sein arrondi et ses épaules à fossettes, doux trésor d’un satin si ferme et si poli, que la chemise écarlate semblait se refléter sur la peau en une teinte rosée ; les bras frais et potelés de la grisette sortaient à demi des larges manches retroussées ; et l’on voyait aussi à demi, et croisées l’une sur l’autre, ses jambes charmantes, maintenant chaussées d’un bas blanc bien tiré, coupé à la cheville par un petit brodequin. Une cravate de soie noire serrant la chemise écarlate à la taille de guêpe de Rose-Pompon, au-dessus de ses hanches, dignes du religieux enthousiasme d’un moderne Phidias, donnait à ce vêtement, peut-être un peu trop voluptueusement accusateur, une grâce très-originale.

Nous avons prétendu que le feu auquel se chauffait Rose-Pompon était étrange… qu’on en juge : l’effrontée, la prodigue, se trouvant à court de bois, se chauffait économiquement avec les embauchoirs de Philémon, qui du reste offraient à l’œil un combustible d’une admirable régularité.

Nous avons prétendu que le déjeuner de Rose-Pompon était singulier. Qu’on en juge. Sur une petite table placée devant elle était une cuvette où elle avait récemment plongé son frais minois, dans une eau non moins fraîche que lui ; au fond de cette cuvette, complaisamment changée en saladier, Rose-Pompon prenait, il faut bien l’avouer, du bout de ses doigts, de grandes feuilles de salade verte comme un pré, vinaigrée à étrangler ; puis elle croquait ses verdures de toutes les forces de ses petites dents blanches, d’un émail trop inaltérable pour s’agacer ; pour boisson, elle avait préparé un verre d’eau et de sirop de groseilles, dont elle activait le mélange avec une petite cuiller de moutardier en bois. Enfin, comme hors-d’œuvre, on voyait une douzaine d’olives dans un de ces baguiers de verre bleu et opaque à vingt-cinq sous ; son dessert se composait de noix qu’elle s’apprêtait à faire à demi griller sur une pelle rougie au feu des embauchoirs de Philémon.

Que Rose-Pompon, avec une nourriture d’un choix si incroyable et si sauvage, fût digne de son nom par la fraîcheur de son teint, c’est un de ces divins miracles qui révèlent la toute-puissance de la jeunesse et de la santé.

Rose-Pompon, après avoir croqué sa salade, allait croquer ses olives, lorsque l’on frappa discrètement à sa porte, modestement verrouillée à l’intérieur.

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Peu de jours se sont écoulés depuis l’incendie de la fabrique de M. Hardy. La scène suivante se passe rue Clovis, dans la maison où Rodin avait eu un pied-à-terre alors abandonné, maison aussi habitée par Rose-Pompon, qui, sans le moindre scrupule, usait du ménage de son ami Philémon.

Il était environ midi ; Rose-Pompon, seule dans la chambre de l’étudiant, toujours absent, déjeunait fort gaiement au coin de son feu ; mais quel déjeuner singulier ! quel feu étrange ! quelle chambre bizarre !

Que l’on s’imagine une assez vaste pièce, éclairée par deux fenêtres sans rideaux, car ces croisées donnant sur des terrains vagues, le maître du logis n’avait à craindre aucuns regards indiscrets. L’un des côtés de la chambre servait de vestiaire : l’on y voyait, appendu à un portemanteau, le galant costume de débardeur de Rose-Pompon, non loin de la vareuse de canotier de Philémon et de ses larges culottes de grosse toile grise, aussi goudronnées, mille sabords ! mille requins ! mille baleines ! que si cet intrépide matelot avait habité la grande hune d’une frégate pendant un voyage de circumnavigation. Une robe de Rose-Pompon se drapait gracieusement au-dessus des jambes d’un pantalon à pieds, qui semblaient sortir de dessous la jupe. Placée sur la dernière tablette d’une petite bibliothèque singulièrement poudreuse et négligée, on voyait, à côté de trois vieilles bottes (pourquoi trois bottes ?) et de plusieurs bouteilles vides, on voyait une tête de mort, souvenir d’ostéologie et d’amitié laissé à Philémon par un sien ami, étudiant en médecine. Par suite d’une plaisanterie fort goûtée dans le pays latin, cette tête tenait, entre ses dents, magnifiquement blanches, une pipe de terre au fourneau noirci ; de plus, son crâne luisant disparaissait à demi sous un vieux chapeau de fort, résolûment posé de côté et tout couvert de fleurs et de rubans fanés ; quand Philémon était ivre, il contemplait longuement cet ossuaire, et s’échappait jusqu’aux monologues les plus dithyrambiques, à propos de ce rapprochement philosophique entre la mort et les folles joies de la vie.

Deux ou trois masques de plâtre, aux nez et aux mentons plus ou moins ébréchés, cloués au murs, témoignaient de la curiosité passagère de Philémon à l’endroit de la science phrénologique, études patientes et réfléchies, dont il avait tiré cette conclusion rigoureuse : Qu’ayant à un point extraordinaire la bosse de la dette, il devait se résigner à la facilité de son organisation, qui lui imposait le créancier comme une nécessité vitale.

Sur la cheminée se dressait intact et dans sa majesté le gigantesque verre grande tenue du canotier, accosté d’une théière de porcelaine veuve de goulot et d’un encrier de bois noir à l’orifice à demi caché sous une couche de végétation verdâtre et moussue.

De temps à autre, le silence de cette retraite était interrompu par le roucoulement des pigeons auxquels Rose-Pompon avait donné une hospitalité cordiale dans le cabinet de travail de Philémon.

Frileuse comme une caille, Rose-Pompon se tenait au coin de cette cheminée, semblant ainsi s’épanouir à la douce chaleur d’un vif rayon de soleil qui l’inondait d’une lumière dorée.

Cette drôle de petite créature avait un costume des plus baroques, et qui, pourtant, faisait singulièrement valoir la fraîcheur fleurie de ses dix-sept ans, sa physionomie piquante et son ravissant minois, couronné de jolis cheveux blonds, toujours dès le matin soigneusement lissés et peignés.

En manière de robe de chambre, Rose-Pompon avait ingénument passé par-dessus sa chemise la grande chemise de laine écarlate de Philémon, distraite de son costume officiel de canotier ; le collet, ouvert et rabattu, laissait voir la blancheur de la toile du premier vêtement de la jeune fille, ainsi que son cou, la naissance de son sein arrondi et ses épaules à fossettes, doux trésor d’un satin si ferme et si poli, que la chemise écarlate semblait se refléter sur la peau en une teinte rosée ; les bras frais et potelés de la grisette sortaient à demi des larges manches retroussées ; et l’on voyait aussi à demi, et croisées l’une sur l’autre, ses jambes charmantes, maintenant chaussées d’un bas blanc bien tiré, coupé à la cheville par un petit brodequin. Une cravate de soie noire serrant la chemise écarlate à la taille de guêpe de Rose-Pompon, au-dessus de ses hanches, dignes du religieux enthousiasme d’un moderne Phidias, donnait à ce vêtement, peut-être un peu trop voluptueusement accusateur, une grâce très-originale.

Nous avons prétendu que le feu auquel se chauffait Rose-Pompon était étrange… qu’on en juge : l’effrontée, la prodigue, se trouvant à court de bois, se chauffait économiquement avec les embauchoirs de Philémon, qui du reste offraient à l’œil un combustible d’une admirable régularité.

Nous avons prétendu que le déjeuner de Rose-Pompon était singulier. Qu’on en juge. Sur une petite table placée devant elle était une cuvette où elle avait récemment plongé son frais minois, dans une eau non moins fraîche que lui ; au fond de cette cuvette, complaisamment changée en saladier, Rose-Pompon prenait, il faut bien l’avouer, du bout de ses doigts, de grandes feuilles de salade verte comme un pré, vinaigrée à étrangler ; puis elle croquait ses verdures de toutes les forces de ses petites dents blanches, d’un émail trop inaltérable pour s’agacer ; pour boisson, elle avait préparé un verre d’eau et de sirop de groseilles, dont elle activait le mélange avec une petite cuiller de moutardier en bois. Enfin, comme hors-d’œuvre, on voyait une douzaine d’olives dans un de ces baguiers de verre bleu et opaque à vingt-cinq sous ; son dessert se composait de noix qu’elle s’apprêtait à faire à demi griller sur une pelle rougie au feu des embauchoirs de Philémon.

Que Rose-Pompon, avec une nourriture d’un choix si incroyable et si sauvage, fût digne de son nom par la fraîcheur de son teint, c’est un de ces divins miracles qui révèlent la toute-puissance de la jeunesse et de la santé.

Rose-Pompon, après avoir croqué sa salade, allait croquer ses olives, lorsque l’on frappa discrètement à sa porte, modestement verrouillée à l’intérieur.

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