Author: | Pierre de Coubertin | ISBN: | 1230000211779 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | January 22, 2014 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Pierre de Coubertin |
ISBN: | 1230000211779 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | January 22, 2014 |
Imprint: | |
Language: | French |
S’il fallait d’un mot caractériser cette année 1905 si féconde en événements d’une portée lointaine, nous dirions qu’un fait y paraît dominer et résumer tous les autres : l’unité politique du monde est accomplie.
Nos pères avaient vu se former sous leurs yeux étonnés son unité matérielle. Auparavant il semble qu’il y ait eu plusieurs mondes isolés les uns des autres. Les voyageurs qui les avaient découverts et les traversaient à grand renfort d’énergie et d’endurance en rapportaient d’étranges notions et des récits troublants. On eut dit que les races écloses en ces milieux différaient des nôtres autant qu’en peuvent différer celles dont nos imaginations peuplent les astres de la voie lactée. Par la suite, une sorte de brume se dissipa ; la boule terrestre apparut, rapetissée mais plus séduisante, gagnant en intérêt ce qu’elle perdait en mystère, offrant à l’activité humaine un ensemble assez uniforme sous ses aspects inverses. On connut que la civilisation pourrait s’établir en tous lieux et y vivre. Bientôt, en effet, un casino fonctionna au Yukon, l’impératrice de Chine donna audience aux ambassadrices, le Shah de Perse se promena en automobile et des cartes postales illustrées portèrent le timbre de Tombouctou. Du moins subsistait l’espèce de hiérarchie créée par l’histoire entre les divers États. Le Mikado ne recevait pas de télégrammes de l’empereur François-Joseph et le président des États-Unis ne négociait point de concordat avec le Saint-Siège, les politiciens d’Europe ne s’inquiétaient pas des lois votées par le parlement de la Nouvelle Zélande, les tarifs douaniers de la Rhodesia ne comptaient pour rien dans la balance et la question des fortifications d’Apia ou de Pango-Pango n’attirait l’attention de personne.
Ces temps ne sont plus, d’autres sont nés. Les instituts vénérables ont seules qualités pour examiner à loisir s’il convient de s’en réjouir ou de s’en affliger. Peut-être les deux conviennent-ils simultanément ; en tous les cas, notre tâche, à nous autres simples mortels est aisée à définir sinon à remplir ; de ce régime nouveau il faut avant tout nous accommoder. Et la première condition pour y parvenir c’est de modifier nos habitudes mentales et de commencer à transformer résolument l’enseignement que reçoivent nos enfants. Le monde qu’on leur apprend comme celui qu’évoque dans nos esprits la lecture quotidienne des gazettes ne répondent plus à la réalité. Les proportions géographiques et sociales en sont devenues inexactes. La philosophie même qu’en dégage l’étude semble ridée et fanée.
Devons-nous donc ajouter encore au lourd bagage de connaissances exigé par la civilisation ? Non, car l’entendement humain a des limites ; à trop le charger on risquerait d’en entraver et d’en fausser le fonctionnement. Mais des méthodes différentes s’imposent. Savoir davantage, ce serait difficile et dangereux ; ce qu’on sait il faut le savoir autrement, voilà tout.
Nous faisions de la synthèse. Vous en doutiez-vous ? Eh bien nous ferons de l’analyse maintenant. Les éléments de la synthèse en l’espèce c’était le fragment sublime de terre et d’humanité qu’on appelle la Patrie ; c’était aussi l’honnête et laborieux enclos au-dedans duquel s’opérait le développement normal de la carrière. Nous appliquions tous nos efforts à mieux scruter l’âme du pays, à bien dégager sa personnalité, à nous tenir en étroite communion d’idées avec lui. Nous visions d’autre part à ce que le métier devint une seconde nature inséparable de notre être. Par là — par l’étude exclusive des choses nationales et l’attachement jaloux aux choses professionnelles, nous atteignions à une conception équilibrée de la vie, à une règle harmonieuse de conduite.
Aujourd’hui chaque patrie est devenue étroitement solidaire des autres patries ; non certes qu’elle tende à s’y absorber. Les utopistes qui le croient ferment leurs yeux à l’évidence car les nations cheminent au contraire vers une autonomie plus âpre et plus complète, mais en même temps elles réagissent sans cesse les unes sur les autres ; leurs moindres gestes ont des répercussions inattendues ; il est impossible à l’une d’elles de remonter un courant universalisé, de marcher seule au rebours des autres sans s’exposer à la déchéance. De sorte que la connaissance et la surveillance de l’étranger forment désormais une base essentielle du devoir civique. Si les Français avaient connu en temps voulu la question d’Égypte et la question du Maroc, s’ils avaient compris les aspirations intellectuelles du Nouveau Monde et les besoins économiques du Japon, quel renfort l’action gouvernementale n’aurait-elle point reçu, à l’heure des initiatives désirables ou des décisions forcées, du jugement assuré et de la volonté réfléchie de chacun d’eux ?
La carrière à son tour a cessé d’être une voie droite et unie pour devenir une piste embarrassée de durs obstacles et de carrefours indécis. L’homme qui n’est propre qu’à une seule besogne risque d’amers déboires sans compter que sa besogne elle-même empiète progressivement sur celle du voisin. Ne réclame-t-on pas de l’architecte moderne, qu’il conçoive en artiste et exécute en ingénieur, de l’usinier qu’il fasse œuvre d’économiste et de sociologue avisé, de l’officier qu’il se montre à la fois organisateur, éducateur, conférencier, du professeur d’histoire qu’il applique à son sujet les rigueurs de l’investigation scientifique, du médecin qu’il ait approfondi les mystères de la psychologie ?
S’il fallait d’un mot caractériser cette année 1905 si féconde en événements d’une portée lointaine, nous dirions qu’un fait y paraît dominer et résumer tous les autres : l’unité politique du monde est accomplie.
Nos pères avaient vu se former sous leurs yeux étonnés son unité matérielle. Auparavant il semble qu’il y ait eu plusieurs mondes isolés les uns des autres. Les voyageurs qui les avaient découverts et les traversaient à grand renfort d’énergie et d’endurance en rapportaient d’étranges notions et des récits troublants. On eut dit que les races écloses en ces milieux différaient des nôtres autant qu’en peuvent différer celles dont nos imaginations peuplent les astres de la voie lactée. Par la suite, une sorte de brume se dissipa ; la boule terrestre apparut, rapetissée mais plus séduisante, gagnant en intérêt ce qu’elle perdait en mystère, offrant à l’activité humaine un ensemble assez uniforme sous ses aspects inverses. On connut que la civilisation pourrait s’établir en tous lieux et y vivre. Bientôt, en effet, un casino fonctionna au Yukon, l’impératrice de Chine donna audience aux ambassadrices, le Shah de Perse se promena en automobile et des cartes postales illustrées portèrent le timbre de Tombouctou. Du moins subsistait l’espèce de hiérarchie créée par l’histoire entre les divers États. Le Mikado ne recevait pas de télégrammes de l’empereur François-Joseph et le président des États-Unis ne négociait point de concordat avec le Saint-Siège, les politiciens d’Europe ne s’inquiétaient pas des lois votées par le parlement de la Nouvelle Zélande, les tarifs douaniers de la Rhodesia ne comptaient pour rien dans la balance et la question des fortifications d’Apia ou de Pango-Pango n’attirait l’attention de personne.
Ces temps ne sont plus, d’autres sont nés. Les instituts vénérables ont seules qualités pour examiner à loisir s’il convient de s’en réjouir ou de s’en affliger. Peut-être les deux conviennent-ils simultanément ; en tous les cas, notre tâche, à nous autres simples mortels est aisée à définir sinon à remplir ; de ce régime nouveau il faut avant tout nous accommoder. Et la première condition pour y parvenir c’est de modifier nos habitudes mentales et de commencer à transformer résolument l’enseignement que reçoivent nos enfants. Le monde qu’on leur apprend comme celui qu’évoque dans nos esprits la lecture quotidienne des gazettes ne répondent plus à la réalité. Les proportions géographiques et sociales en sont devenues inexactes. La philosophie même qu’en dégage l’étude semble ridée et fanée.
Devons-nous donc ajouter encore au lourd bagage de connaissances exigé par la civilisation ? Non, car l’entendement humain a des limites ; à trop le charger on risquerait d’en entraver et d’en fausser le fonctionnement. Mais des méthodes différentes s’imposent. Savoir davantage, ce serait difficile et dangereux ; ce qu’on sait il faut le savoir autrement, voilà tout.
Nous faisions de la synthèse. Vous en doutiez-vous ? Eh bien nous ferons de l’analyse maintenant. Les éléments de la synthèse en l’espèce c’était le fragment sublime de terre et d’humanité qu’on appelle la Patrie ; c’était aussi l’honnête et laborieux enclos au-dedans duquel s’opérait le développement normal de la carrière. Nous appliquions tous nos efforts à mieux scruter l’âme du pays, à bien dégager sa personnalité, à nous tenir en étroite communion d’idées avec lui. Nous visions d’autre part à ce que le métier devint une seconde nature inséparable de notre être. Par là — par l’étude exclusive des choses nationales et l’attachement jaloux aux choses professionnelles, nous atteignions à une conception équilibrée de la vie, à une règle harmonieuse de conduite.
Aujourd’hui chaque patrie est devenue étroitement solidaire des autres patries ; non certes qu’elle tende à s’y absorber. Les utopistes qui le croient ferment leurs yeux à l’évidence car les nations cheminent au contraire vers une autonomie plus âpre et plus complète, mais en même temps elles réagissent sans cesse les unes sur les autres ; leurs moindres gestes ont des répercussions inattendues ; il est impossible à l’une d’elles de remonter un courant universalisé, de marcher seule au rebours des autres sans s’exposer à la déchéance. De sorte que la connaissance et la surveillance de l’étranger forment désormais une base essentielle du devoir civique. Si les Français avaient connu en temps voulu la question d’Égypte et la question du Maroc, s’ils avaient compris les aspirations intellectuelles du Nouveau Monde et les besoins économiques du Japon, quel renfort l’action gouvernementale n’aurait-elle point reçu, à l’heure des initiatives désirables ou des décisions forcées, du jugement assuré et de la volonté réfléchie de chacun d’eux ?
La carrière à son tour a cessé d’être une voie droite et unie pour devenir une piste embarrassée de durs obstacles et de carrefours indécis. L’homme qui n’est propre qu’à une seule besogne risque d’amers déboires sans compter que sa besogne elle-même empiète progressivement sur celle du voisin. Ne réclame-t-on pas de l’architecte moderne, qu’il conçoive en artiste et exécute en ingénieur, de l’usinier qu’il fasse œuvre d’économiste et de sociologue avisé, de l’officier qu’il se montre à la fois organisateur, éducateur, conférencier, du professeur d’histoire qu’il applique à son sujet les rigueurs de l’investigation scientifique, du médecin qu’il ait approfondi les mystères de la psychologie ?