Les Frères Zemganno

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book Les Frères Zemganno by EDMOND DE GONCOURT, GILBERT TEROL
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Author: EDMOND DE GONCOURT ISBN: 1230000212537
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 24, 2014
Imprint: Language: French
Author: EDMOND DE GONCOURT
ISBN: 1230000212537
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 24, 2014
Imprint:
Language: French

En pleine campagne, au pied d’un poteau d’octroi dressé dans un carrefour, se croisaient quatre routes. La première, qui passait devant un château Louis XIII moderne où sonnait le premier coup du dîner, s’élevait par de longs circuits au haut d’une montagne abrupte. La seconde, bordée de noyers, et qui devenait au bout de vingt pas un mauvais chemin vicinal, se perdait entre des collines aux flancs plantés de vignes, aux sommets en friche. La quatrième côtoyait des carrières de balast encombrées de claies de fer à trier le sablon et de tombereaux aux roues cassées. Cette route, à laquelle aboutissaient les trois autres, menait par un pont, sonore sous les voitures, à une petite ville bâtie en amphithéâtre sur des rochers, et isolée par une grande rivière dont un détour, coulant à travers des plantages, baignait l’extrémité d’un pré touchant au carrefour.

Des oiseaux traversaient à tire d’ailes le ciel encore ensoleillé, en poussant de petits cris, de petits bonsoirs aigus. Du froid descendait dans les ombres des arbres et du violet dans les ornières des chemins. On n’entendait plus que de loin en loin la plainte d’un essieu fatigué. Un grand silence montait des champs vides et désertés de la vie humaine jusqu’au lendemain. L’eau même de la rivière, dont les rides ne s’apercevaient qu’autour d’une branche qui trempait, semblait perdre son activité fluide, et le courant paraissait couler en se reposant.

Alors dans la route tortueuse qui descendait de la montagne, débouchait avec le bruit de ferraille d’une machine à enrayer détraquée, une guimbarde étrange, attelée d’un cheval blanc poussif. C’était une immense voiture peinte d’une large bande orange sur sa couverte de zinc oxydée et rouillée, et qui avait devant une espèce de petit porche, où un brin de lierre, planté dans une marmite rapiécée, accrochait un fronton de verdure voyageuse que secouait chaque cahot. Cette voiture était bientôt suivie d’une bizarre charrette verte dont la partie supérieure, abritée d’un toit, s’évasait et se renflait au-dessus de ses deux grandes roues, à la manière de ces larges flancs de steamboat, dans lesquels s’étagent les lits pour le coucher des passagers.

Au carrefour, un petit vieillard aux grands cheveux gris, aux mains tremblotantes, se jetait au bas de la première voiture, et dans l’instant qu’il dételait, une jeune femme se montrait sous le porche garni de lierre. Elle avait jeté, sur le haut du corps, un long châle carré, tandis que ses cuisses et ses jambes seulement couvertes d’un maillot apparaissaient comme des morceaux de nudité. Ses mains croisées sur sa poitrine, remontant petit à petit par des mouvements frileux le long de ses épaules, serraient le lainage autour de son cou, pendant que, hanchant sur une jambe, elle battait avec un pied la mesure de la parade de tous les jours. Et elle restait ainsi quelque temps, la tête retournée et penchée en arrière sur son épaule, dans un joli mouvement de colombe, le profil perdu dans l’ombre avec de la lumière dans les cils, et disant des mots de tendresse, des paroles amoureuses à un être encore dans l’intérieur de la voiture.

Le vieillard, le cheval dételé, le brancard ôté, plaçait avec un soin amoureux un marchepied sous la voiture, et la femme descendait, après avoir reçu dans ses bras un bel enfant à la courte chemise, un enfant plus grand et plus fort que les enfants que l’on a l’habitude de voir allaiter. Elle écartait son châle et donnait le sein à son fils, tout en marchant sur ses jambes roses, à petits pas lents, vers la rivière, accompagnée d’une autre femme, qui de temps en temps embrassait la chair nue de l’enfantelet, et de temps en temps se penchait à terre pour cueillir une dent de chien qui fait de la très excellente salade.

De la seconde voiture étaient sortis des gens et des bêtes. D’abord un caniche larmoyant et pelé qui, de bonheur d’être à terre, livrait un moment une furieuse chasse à sa queue. Puis des volailles se perchant aussitôt avec des battements d’ailes heureux sur la voiture. Ensuite c’était un adolescent dont la vareuse boutonnait sur un torse sans chemise, et qui se perdait à travers le paysage, allant à l’aventure. Après lui, venait un colosse au cou de la même grosseur que sa tête, et qui avait au lieu et place de front une broussaille laineuse. Et encore un pauvre diable vêtu de la plus lamentable redingote qui ait jamais été portée par un humain, reniflant un reste de tabac dans un cornet de papier. Enfin, lorsque la charrette verte paraissait vidée, se faisait voir un individu cocasse, dont la bouche semblait fendue jusqu’aux oreilles par un restant de peinture mal effacée. Bâillant avec cette bouche, il s’étirait longuement… apercevait la rivière, disparaissait au fond de la voiture, et reparaissait coiffer de balances à pêcher des écrevisses.

Et moitié courant, et moitié faisant la roue, le grotesque personnage vêtu d’une souquenille couleur caca d’oie aux arabesques noires, et découpée en dents de scie, arrivait au bord de l’eau. Abaissé sur la rivière, là était un vieux saule dont il ne restait qu’une moitié, au lisse et aux veines d’un arbre de pierre blanche, avec dans le creux des mousses vertes et des amoncellements de terreau brun, un saule dont la tête encore vivace poussait des scions et des rejets tout emmêlés de liserons. Au bas le piétinement des pêcheurs avait creusé dans l’herbe usée comme un petit escalier. Le pitre s’y glissait à plat ventre, et penché sur la transparence de cette eau, où le glaiseux de la berge, où le roux des racines s’effaçaient bien vite dans le bleuâtre d’un lit profond, son image ridicule mettait en fuite une troupe de poissons qui disparaissaient ainsi que des flèches obscures portées sur des ailerons lumineux.

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En pleine campagne, au pied d’un poteau d’octroi dressé dans un carrefour, se croisaient quatre routes. La première, qui passait devant un château Louis XIII moderne où sonnait le premier coup du dîner, s’élevait par de longs circuits au haut d’une montagne abrupte. La seconde, bordée de noyers, et qui devenait au bout de vingt pas un mauvais chemin vicinal, se perdait entre des collines aux flancs plantés de vignes, aux sommets en friche. La quatrième côtoyait des carrières de balast encombrées de claies de fer à trier le sablon et de tombereaux aux roues cassées. Cette route, à laquelle aboutissaient les trois autres, menait par un pont, sonore sous les voitures, à une petite ville bâtie en amphithéâtre sur des rochers, et isolée par une grande rivière dont un détour, coulant à travers des plantages, baignait l’extrémité d’un pré touchant au carrefour.

Des oiseaux traversaient à tire d’ailes le ciel encore ensoleillé, en poussant de petits cris, de petits bonsoirs aigus. Du froid descendait dans les ombres des arbres et du violet dans les ornières des chemins. On n’entendait plus que de loin en loin la plainte d’un essieu fatigué. Un grand silence montait des champs vides et désertés de la vie humaine jusqu’au lendemain. L’eau même de la rivière, dont les rides ne s’apercevaient qu’autour d’une branche qui trempait, semblait perdre son activité fluide, et le courant paraissait couler en se reposant.

Alors dans la route tortueuse qui descendait de la montagne, débouchait avec le bruit de ferraille d’une machine à enrayer détraquée, une guimbarde étrange, attelée d’un cheval blanc poussif. C’était une immense voiture peinte d’une large bande orange sur sa couverte de zinc oxydée et rouillée, et qui avait devant une espèce de petit porche, où un brin de lierre, planté dans une marmite rapiécée, accrochait un fronton de verdure voyageuse que secouait chaque cahot. Cette voiture était bientôt suivie d’une bizarre charrette verte dont la partie supérieure, abritée d’un toit, s’évasait et se renflait au-dessus de ses deux grandes roues, à la manière de ces larges flancs de steamboat, dans lesquels s’étagent les lits pour le coucher des passagers.

Au carrefour, un petit vieillard aux grands cheveux gris, aux mains tremblotantes, se jetait au bas de la première voiture, et dans l’instant qu’il dételait, une jeune femme se montrait sous le porche garni de lierre. Elle avait jeté, sur le haut du corps, un long châle carré, tandis que ses cuisses et ses jambes seulement couvertes d’un maillot apparaissaient comme des morceaux de nudité. Ses mains croisées sur sa poitrine, remontant petit à petit par des mouvements frileux le long de ses épaules, serraient le lainage autour de son cou, pendant que, hanchant sur une jambe, elle battait avec un pied la mesure de la parade de tous les jours. Et elle restait ainsi quelque temps, la tête retournée et penchée en arrière sur son épaule, dans un joli mouvement de colombe, le profil perdu dans l’ombre avec de la lumière dans les cils, et disant des mots de tendresse, des paroles amoureuses à un être encore dans l’intérieur de la voiture.

Le vieillard, le cheval dételé, le brancard ôté, plaçait avec un soin amoureux un marchepied sous la voiture, et la femme descendait, après avoir reçu dans ses bras un bel enfant à la courte chemise, un enfant plus grand et plus fort que les enfants que l’on a l’habitude de voir allaiter. Elle écartait son châle et donnait le sein à son fils, tout en marchant sur ses jambes roses, à petits pas lents, vers la rivière, accompagnée d’une autre femme, qui de temps en temps embrassait la chair nue de l’enfantelet, et de temps en temps se penchait à terre pour cueillir une dent de chien qui fait de la très excellente salade.

De la seconde voiture étaient sortis des gens et des bêtes. D’abord un caniche larmoyant et pelé qui, de bonheur d’être à terre, livrait un moment une furieuse chasse à sa queue. Puis des volailles se perchant aussitôt avec des battements d’ailes heureux sur la voiture. Ensuite c’était un adolescent dont la vareuse boutonnait sur un torse sans chemise, et qui se perdait à travers le paysage, allant à l’aventure. Après lui, venait un colosse au cou de la même grosseur que sa tête, et qui avait au lieu et place de front une broussaille laineuse. Et encore un pauvre diable vêtu de la plus lamentable redingote qui ait jamais été portée par un humain, reniflant un reste de tabac dans un cornet de papier. Enfin, lorsque la charrette verte paraissait vidée, se faisait voir un individu cocasse, dont la bouche semblait fendue jusqu’aux oreilles par un restant de peinture mal effacée. Bâillant avec cette bouche, il s’étirait longuement… apercevait la rivière, disparaissait au fond de la voiture, et reparaissait coiffer de balances à pêcher des écrevisses.

Et moitié courant, et moitié faisant la roue, le grotesque personnage vêtu d’une souquenille couleur caca d’oie aux arabesques noires, et découpée en dents de scie, arrivait au bord de l’eau. Abaissé sur la rivière, là était un vieux saule dont il ne restait qu’une moitié, au lisse et aux veines d’un arbre de pierre blanche, avec dans le creux des mousses vertes et des amoncellements de terreau brun, un saule dont la tête encore vivace poussait des scions et des rejets tout emmêlés de liserons. Au bas le piétinement des pêcheurs avait creusé dans l’herbe usée comme un petit escalier. Le pitre s’y glissait à plat ventre, et penché sur la transparence de cette eau, où le glaiseux de la berge, où le roux des racines s’effaçaient bien vite dans le bleuâtre d’un lit profond, son image ridicule mettait en fuite une troupe de poissons qui disparaissaient ainsi que des flèches obscures portées sur des ailerons lumineux.

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