Le jardin de Bérénice

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Le jardin de Bérénice by Maurice Barrès, GILBERT TEROL
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Author: Maurice Barrès ISBN: 1230003184646
Publisher: GILBERT TEROL Publication: April 15, 2019
Imprint: Language: French
Author: Maurice Barrès
ISBN: 1230003184646
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: April 15, 2019
Imprint:
Language: French

Il est en nous des puissances qui ne se traduisent pas en actes elles sont invisibles à nos amis les plus attentifs, et de nous-mêmes mal connues. Elles font sur notre âme de petites taches, cachées dans une ombre presque absolue, mais insensiblement autour de ce noyau viennent se cristalliser tout ce que la vie nous fournit de sentiments analogues. Ce sont des passions qui se préparent ; elles éclateront au moindre choc d’une occasion.

Une force s’était ainsi amassée en moi, dont je ne connaissais que le malaise qu’elle y mettait. Où la dépenserais-je ?… C’est toute la narration qui va suivre.

Mais avant que je l’entame, je désire relater une conversation où j’assistai et qui, sans se confondre dans la trame de ce petit récit, aidera à en démêler le fil.

En m’attardant ainsi, je ne crois pas céder à un souci trop minutieux : les considérations qu’on va entendre de deux personnes fort autorisées et qui jugent la vie avec deux éthiques différentes, m’ont suggéré l’occupation que je me suis choisie pour cette période. Elles ont incliné mon âme de telle sorte que mes passions dormantes ont pu prendre leur cours. N’est-ce pas en quelque manière M. Chincholle qui proposa un but à mon activité sans emploi, et n’est-ce pas de la philosophie de M. Renan que je suis arrivé au point de vue qu’on trouve à la dernière page de cette monographie ?

Cette soirée, c’est le pont par où je pénétrai dans le jardin de Bérénice.

C’était peu de jours après la fameuse élection du général Boulanger à Paris, dont chacun s’entretenait. M. Chincholle dînait en ville avec M. Renan et, comme il fait le plus grand cas du jugement de cet éminent professeur, il saisit l’occasion où celui-ci était embarrassé de sa tasse de café pour l’interroger sur le nouvel élu.

— Monsieur, répondit M. Renan, éludant avec une certaine adresse la question, mon regrettable ami, que vous eussiez certainement aimé, le très distingué Blaze de Bury, avait une idée particulière de ce qu’on nomme le génie. Il l’exposa un jour dans la Revue : « Certains hommes, écrivit-il, ont du génie comme les éléphants ont une trompe. » Cela est possible, mais au moins une trompe est-elle, dans une physionomie, bien plus facile à saisir que le signe du génie, et quoique j’aie eu l’honneur de dîner en face du général Boulanger, je ne peux me prononcer sur sa génialité.

— Mon cher maître, j’ai lieu de vous croire antiboulangiste.

— Que je sois boulangiste ou antiboulangiste ! Les étranges hypothèses ! Croyez-vous que je puisse aussi hâtivement me faire des certitudes sur des passions qui sont en somme du domaine de l’histoire ! Avez-vous feuilleté Sorel, Thureau-Dangin, mon éminent ami M. Taine ? Au bas de chacune de leurs pages, il y a mille petites notes. Ah ! l’histoire selon les méthodes récentes, que de sources à consulter, que de documents contradictoires ! Il faut rassembler tous les témoignages, puis en faire la critique. Cette besogne considérable, je ne l’ai pas entreprise ; je ne me suis pas fait une idée claire et documentée du parti révisionniste… Les juifs, mon cher Monsieur, n’avaient pas le suffrage universel, qui donne à chacun une opinion, ni l’imprimerie, qui les recueille toutes. Et pourtant j’ai grand’peine à débrouiller leurs querelles que j’étudie chaque matin, depuis dix ans. M. Reinach lui-même voudrait-il me détourner du monument que j’élève à ses aïeux, et où je suis à peu près compétent, pour que je collabore à sa politique, où j’apporterais des scrupules dont il n’a cure ?

Et puis, aurais-je assez de mérite pour y convenir, je ne me sens pas l’abnégation d’être boulangiste ou antiboulangiste. C’est la foi qui me manquerait. Qu’un vénérable prêtre se fasse empaler pour prouver aux Chinois, qui l’épient, la vérité du rudiment catholique, il ne m’étonne qu’à demi ; il est soutenu par sa grande connaissance du martyrologe romain : « Tant de pieux confesseurs, se dit-il, depuis l’an 33 de J.-C., n’ont pu souffrir des tourments si variés pour une cause vaine. » Je fais mes réserves sur la logique de ce saint homme (et volontiers, cher Monsieur, j’en discuterai avec vous un de ces matins), mais enfin elle est humaine. Je comprends le martyr d’aujourd’hui ; l’étonnant, c’est qu’il y ait eu un premier martyr. En voilà un qui a dû acquérir cette gloire bon gré mal gré ! Si vous l’aviez interviewé à l’avance sur ses intentions, nul doute que vous n’eussiez démêlé en lui de graves hésitations.

— Je vous entends, dit Chincholle après quelques secondes, vous refusez une part active dans la lutte ; mais ne pourriez-vous, mon cher maître, me préciser davantage le sentiment que vous avez de l’agitation dont le général Boulanger est le centre ?

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Il est en nous des puissances qui ne se traduisent pas en actes elles sont invisibles à nos amis les plus attentifs, et de nous-mêmes mal connues. Elles font sur notre âme de petites taches, cachées dans une ombre presque absolue, mais insensiblement autour de ce noyau viennent se cristalliser tout ce que la vie nous fournit de sentiments analogues. Ce sont des passions qui se préparent ; elles éclateront au moindre choc d’une occasion.

Une force s’était ainsi amassée en moi, dont je ne connaissais que le malaise qu’elle y mettait. Où la dépenserais-je ?… C’est toute la narration qui va suivre.

Mais avant que je l’entame, je désire relater une conversation où j’assistai et qui, sans se confondre dans la trame de ce petit récit, aidera à en démêler le fil.

En m’attardant ainsi, je ne crois pas céder à un souci trop minutieux : les considérations qu’on va entendre de deux personnes fort autorisées et qui jugent la vie avec deux éthiques différentes, m’ont suggéré l’occupation que je me suis choisie pour cette période. Elles ont incliné mon âme de telle sorte que mes passions dormantes ont pu prendre leur cours. N’est-ce pas en quelque manière M. Chincholle qui proposa un but à mon activité sans emploi, et n’est-ce pas de la philosophie de M. Renan que je suis arrivé au point de vue qu’on trouve à la dernière page de cette monographie ?

Cette soirée, c’est le pont par où je pénétrai dans le jardin de Bérénice.

C’était peu de jours après la fameuse élection du général Boulanger à Paris, dont chacun s’entretenait. M. Chincholle dînait en ville avec M. Renan et, comme il fait le plus grand cas du jugement de cet éminent professeur, il saisit l’occasion où celui-ci était embarrassé de sa tasse de café pour l’interroger sur le nouvel élu.

— Monsieur, répondit M. Renan, éludant avec une certaine adresse la question, mon regrettable ami, que vous eussiez certainement aimé, le très distingué Blaze de Bury, avait une idée particulière de ce qu’on nomme le génie. Il l’exposa un jour dans la Revue : « Certains hommes, écrivit-il, ont du génie comme les éléphants ont une trompe. » Cela est possible, mais au moins une trompe est-elle, dans une physionomie, bien plus facile à saisir que le signe du génie, et quoique j’aie eu l’honneur de dîner en face du général Boulanger, je ne peux me prononcer sur sa génialité.

— Mon cher maître, j’ai lieu de vous croire antiboulangiste.

— Que je sois boulangiste ou antiboulangiste ! Les étranges hypothèses ! Croyez-vous que je puisse aussi hâtivement me faire des certitudes sur des passions qui sont en somme du domaine de l’histoire ! Avez-vous feuilleté Sorel, Thureau-Dangin, mon éminent ami M. Taine ? Au bas de chacune de leurs pages, il y a mille petites notes. Ah ! l’histoire selon les méthodes récentes, que de sources à consulter, que de documents contradictoires ! Il faut rassembler tous les témoignages, puis en faire la critique. Cette besogne considérable, je ne l’ai pas entreprise ; je ne me suis pas fait une idée claire et documentée du parti révisionniste… Les juifs, mon cher Monsieur, n’avaient pas le suffrage universel, qui donne à chacun une opinion, ni l’imprimerie, qui les recueille toutes. Et pourtant j’ai grand’peine à débrouiller leurs querelles que j’étudie chaque matin, depuis dix ans. M. Reinach lui-même voudrait-il me détourner du monument que j’élève à ses aïeux, et où je suis à peu près compétent, pour que je collabore à sa politique, où j’apporterais des scrupules dont il n’a cure ?

Et puis, aurais-je assez de mérite pour y convenir, je ne me sens pas l’abnégation d’être boulangiste ou antiboulangiste. C’est la foi qui me manquerait. Qu’un vénérable prêtre se fasse empaler pour prouver aux Chinois, qui l’épient, la vérité du rudiment catholique, il ne m’étonne qu’à demi ; il est soutenu par sa grande connaissance du martyrologe romain : « Tant de pieux confesseurs, se dit-il, depuis l’an 33 de J.-C., n’ont pu souffrir des tourments si variés pour une cause vaine. » Je fais mes réserves sur la logique de ce saint homme (et volontiers, cher Monsieur, j’en discuterai avec vous un de ces matins), mais enfin elle est humaine. Je comprends le martyr d’aujourd’hui ; l’étonnant, c’est qu’il y ait eu un premier martyr. En voilà un qui a dû acquérir cette gloire bon gré mal gré ! Si vous l’aviez interviewé à l’avance sur ses intentions, nul doute que vous n’eussiez démêlé en lui de graves hésitations.

— Je vous entends, dit Chincholle après quelques secondes, vous refusez une part active dans la lutte ; mais ne pourriez-vous, mon cher maître, me préciser davantage le sentiment que vous avez de l’agitation dont le général Boulanger est le centre ?

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