La Fille Élisa

Fiction & Literature, Literary
Cover of the book La Fille Élisa by EDMOND DE GONCOURT, GILBERT TEROL
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Author: EDMOND DE GONCOURT ISBN: 1230000212845
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 25, 2014
Imprint: Language: French
Author: EDMOND DE GONCOURT
ISBN: 1230000212845
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 25, 2014
Imprint:
Language: French

Neuf femmes, qui n’étaient guère connues que sous des noms de guerre, composaient, lors de l’entrée d’Élisa, le personnel de la maison.

Marie Coup-de-Sabre, une corpulente brune, légèrement moustachue, devait son surnom à une estafilade qu’elle avait reçue dans une rixe. Séduite dans son pays par un dragon, elle l’avait suivi à l’état vaguant de ces femmes qui s’attachent à un régiment, et campent à la belle étoile autour de la caserne, nourries, la plupart du temps, d’un morceau de pain de munition apporté sous la capote. Plus tard elle avait vécu et vécu seulement dans des maisons de villes de garnison. Marie Coup-de-Sabre représentait le type parfait de la fille à soldat. Pour elle les bourgeois, les pékins étaient comme s’ils n’existaient pas. Il n’y avait d’hommes, à ses yeux, que les hommes en uniformes. Toutefois, pleine d’un certain dédain pour le fantassin, et mettant son orgueil à ne pas frayer avec l’infanterie, il lui semblait déroger en acceptant le mêler d’un troubade. La tête, les sens de Marie Coup-de-Sabre ne se montaient qu’en l’honneur de la cavalerie. Seuls, les hommes à casques et à lattes lui apparaissaient, comme l’aristocratie guerrière, uniquement dignes de ses faveurs et de ses complaisances.

La conversation de Marie Coup-de-Sabre était habituellement émaillée de locutions militaires. Et toujours, après deux ou trois éclats de voix barytonnant avec lesquels elle cherchait à ressaisir la logique avinée de ses idées, elle commençait ses récits par cette phrase : « Mais ne nous entortillons pas dans les feux de file, pour lors... »

Glaé, par abréviation d’Aglaé, la femme au bras tatoué, aux beaux yeux, était une faubourienne de Paris. Elle avait commencé, disait-elle, par faire Pygmalion. ― Tu étais employée dans les magasins. ― Non, je me promenais devant, et j’avais tout à côté une chambre que je louais cinq francs, de six heures à minuit. Glaé racontait alors qu’elle avait habité ensuite la rue des Moulins, puis le quartier latin, mais qu’à tous moments, pour des riens, pour des bêtises, soufflée par les agents de police et mise à l’ombre, elle avait renoncé à sa liberté. Glaé apparaissait comme l’intelligence et la gaieté de l’endroit, avec une élégance, dans le corps, d’ancienne danseuse de bal public.

Augustine venait aussi du quartier latin. Elle avait fait successivement la Botte de Foin, les Quatre-Vents, la barrière du Maine. Cette petite femme, on l’aurait crue enragée. Du matin au soir, il sortait d’elle un dégoisement de sottises, un vomissement d’injures, un engueulement enroué qui avait quelque chose du jappement cassé de ces molosses assourdissants que promènent, dans leurs voitures, les garçons bouchers. Du reste Augustine avait le physique d’un dogue, une figure courte et ramassée, de petits yeux bridés, des pommettes saillantes, un nez écrasé, des dents que la lime avait séparées et qui ressemblaient à des crocs. Augustine tenait l’emploi d’orateur poissard de la maison. Madame, qui manquait de platine, la mettait en avant, dans de certaines occasions, pour abrutir les payes récalcitrantes. Augustine inspirait un mélange d’admiration et de crainte aux autres femmes qui la laissaient jouir, sans conteste, d’immunités particulières. On l’appelait : Raide-Haleine.

Peurette, ― personne n’avait jamais su si c’était un surnom ou son vrai nom, ― une toute jeune fille, presque une fillette. Elle avait un minois grignotant de souris, de petits yeux noirs effarouchés, et continûment dans le corps, le remuement qu’aurait pu y mettre un cent de puces. Peurette ne voyait dans son métier que cela : la possibilité de se faire payer des consommations, beaucoup de consommations. Rien n’était plus drôle que de la voir au café, avec les coups de coude solliciteurs, la voix chuchotant des enfants qui mendient tout bas quelque chose, implorer de l’homme auprès duquel elle était assise, un café, une grenadine, une bière, des marrons, n’importe quoi se mangeant ou se buvant. Et aussitôt la chose carottée et avalée, de passer à une autre, avec la convoitise entêtée d’un désir de gamine. Rien ne pouvait assouvir cette soif et cette capacité de consommation ; on eût pu lui offrir dans une nuit tout le liquide du comptoir qu’elle n’eût jamais dit : Assez. Peurette n’avait pas non plus sa pareille pour faire disparaître, dans l’entre-deux de ses seins, tous les petits paquets de tabac traînant sur les tables.

Gobe-la-lune ! ― Le surnom de cette prostituée d’un certain âge qui n’avait pas de nom, proclamait sa faiblesse d’esprit. L’exploitation à tout jamais consentie de son corps par une autre dénote, chez une femme, une absence de défense dans la bataille des intérêts. La femme qui a un peu de vice s’émancipe, tôt ou tard, de la tutelle d’une maîtresse de maison, et travaille pour son compte. La femme qui ne sait pas sortir du lupanar est toujours un être inintelligent. Les médecins, qui ont la pratique de ces femmes, vous peignent l’interrogation stupide de leurs yeux étonnés, de leurs bouches entrouvertes, à la moindre parole qui les sort du cercle étroit de leurs pensées. Ils vous les montrent vivant dans un nombre si restreint de sentiments et de notions des choses, que leur état intellectuel avoisine presque le degré inférieur qui fait appeler un être humain : un innocent. Eh bien, parmi les basses intelligences de la maison, Gobe-la-lune était encore une intelligence au-dessous des autres. On pouvait se demander si elle avait un cerveau ayant le poids voulu pour qu’il s’y fît la distinction du bien et du mal, si elle avait une conscience où pouvait se fabriquer un reproche ou un remords, si enfin l’espèce d’idiote, toujours souriante qu’elle était, même au milieu des mauvais traitements, était responsable de sa vie.

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Neuf femmes, qui n’étaient guère connues que sous des noms de guerre, composaient, lors de l’entrée d’Élisa, le personnel de la maison.

Marie Coup-de-Sabre, une corpulente brune, légèrement moustachue, devait son surnom à une estafilade qu’elle avait reçue dans une rixe. Séduite dans son pays par un dragon, elle l’avait suivi à l’état vaguant de ces femmes qui s’attachent à un régiment, et campent à la belle étoile autour de la caserne, nourries, la plupart du temps, d’un morceau de pain de munition apporté sous la capote. Plus tard elle avait vécu et vécu seulement dans des maisons de villes de garnison. Marie Coup-de-Sabre représentait le type parfait de la fille à soldat. Pour elle les bourgeois, les pékins étaient comme s’ils n’existaient pas. Il n’y avait d’hommes, à ses yeux, que les hommes en uniformes. Toutefois, pleine d’un certain dédain pour le fantassin, et mettant son orgueil à ne pas frayer avec l’infanterie, il lui semblait déroger en acceptant le mêler d’un troubade. La tête, les sens de Marie Coup-de-Sabre ne se montaient qu’en l’honneur de la cavalerie. Seuls, les hommes à casques et à lattes lui apparaissaient, comme l’aristocratie guerrière, uniquement dignes de ses faveurs et de ses complaisances.

La conversation de Marie Coup-de-Sabre était habituellement émaillée de locutions militaires. Et toujours, après deux ou trois éclats de voix barytonnant avec lesquels elle cherchait à ressaisir la logique avinée de ses idées, elle commençait ses récits par cette phrase : « Mais ne nous entortillons pas dans les feux de file, pour lors... »

Glaé, par abréviation d’Aglaé, la femme au bras tatoué, aux beaux yeux, était une faubourienne de Paris. Elle avait commencé, disait-elle, par faire Pygmalion. ― Tu étais employée dans les magasins. ― Non, je me promenais devant, et j’avais tout à côté une chambre que je louais cinq francs, de six heures à minuit. Glaé racontait alors qu’elle avait habité ensuite la rue des Moulins, puis le quartier latin, mais qu’à tous moments, pour des riens, pour des bêtises, soufflée par les agents de police et mise à l’ombre, elle avait renoncé à sa liberté. Glaé apparaissait comme l’intelligence et la gaieté de l’endroit, avec une élégance, dans le corps, d’ancienne danseuse de bal public.

Augustine venait aussi du quartier latin. Elle avait fait successivement la Botte de Foin, les Quatre-Vents, la barrière du Maine. Cette petite femme, on l’aurait crue enragée. Du matin au soir, il sortait d’elle un dégoisement de sottises, un vomissement d’injures, un engueulement enroué qui avait quelque chose du jappement cassé de ces molosses assourdissants que promènent, dans leurs voitures, les garçons bouchers. Du reste Augustine avait le physique d’un dogue, une figure courte et ramassée, de petits yeux bridés, des pommettes saillantes, un nez écrasé, des dents que la lime avait séparées et qui ressemblaient à des crocs. Augustine tenait l’emploi d’orateur poissard de la maison. Madame, qui manquait de platine, la mettait en avant, dans de certaines occasions, pour abrutir les payes récalcitrantes. Augustine inspirait un mélange d’admiration et de crainte aux autres femmes qui la laissaient jouir, sans conteste, d’immunités particulières. On l’appelait : Raide-Haleine.

Peurette, ― personne n’avait jamais su si c’était un surnom ou son vrai nom, ― une toute jeune fille, presque une fillette. Elle avait un minois grignotant de souris, de petits yeux noirs effarouchés, et continûment dans le corps, le remuement qu’aurait pu y mettre un cent de puces. Peurette ne voyait dans son métier que cela : la possibilité de se faire payer des consommations, beaucoup de consommations. Rien n’était plus drôle que de la voir au café, avec les coups de coude solliciteurs, la voix chuchotant des enfants qui mendient tout bas quelque chose, implorer de l’homme auprès duquel elle était assise, un café, une grenadine, une bière, des marrons, n’importe quoi se mangeant ou se buvant. Et aussitôt la chose carottée et avalée, de passer à une autre, avec la convoitise entêtée d’un désir de gamine. Rien ne pouvait assouvir cette soif et cette capacité de consommation ; on eût pu lui offrir dans une nuit tout le liquide du comptoir qu’elle n’eût jamais dit : Assez. Peurette n’avait pas non plus sa pareille pour faire disparaître, dans l’entre-deux de ses seins, tous les petits paquets de tabac traînant sur les tables.

Gobe-la-lune ! ― Le surnom de cette prostituée d’un certain âge qui n’avait pas de nom, proclamait sa faiblesse d’esprit. L’exploitation à tout jamais consentie de son corps par une autre dénote, chez une femme, une absence de défense dans la bataille des intérêts. La femme qui a un peu de vice s’émancipe, tôt ou tard, de la tutelle d’une maîtresse de maison, et travaille pour son compte. La femme qui ne sait pas sortir du lupanar est toujours un être inintelligent. Les médecins, qui ont la pratique de ces femmes, vous peignent l’interrogation stupide de leurs yeux étonnés, de leurs bouches entrouvertes, à la moindre parole qui les sort du cercle étroit de leurs pensées. Ils vous les montrent vivant dans un nombre si restreint de sentiments et de notions des choses, que leur état intellectuel avoisine presque le degré inférieur qui fait appeler un être humain : un innocent. Eh bien, parmi les basses intelligences de la maison, Gobe-la-lune était encore une intelligence au-dessous des autres. On pouvait se demander si elle avait un cerveau ayant le poids voulu pour qu’il s’y fît la distinction du bien et du mal, si elle avait une conscience où pouvait se fabriquer un reproche ou un remords, si enfin l’espèce d’idiote, toujours souriante qu’elle était, même au milieu des mauvais traitements, était responsable de sa vie.

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