Champs, usines et ateliers

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Champs, usines et ateliers by PIERRE KROPOTKINE, GILBERT TEROL
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Author: PIERRE KROPOTKINE ISBN: 1230000210825
Publisher: GILBERT TEROL Publication: January 19, 2014
Imprint: Language: French
Author: PIERRE KROPOTKINE
ISBN: 1230000210825
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: January 19, 2014
Imprint:
Language: French

Qui ne se souvient du remarquable chapitre par lequel Adam Smith ouvre son enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations ? Même ceux de nos économistes contemporains qui consultent rarement les œuvres du père de l’économie politique et oublient souvent les idées qui les inspirèrent, savent ce chapitre par cœur, tant on l’a cité et reproduit souvent. Il est devenu article de foi ; et l’histoire économique du siècle qui s’est écoulé depuis qu’Adam Smith l’écrivit en a été, pour ainsi dire, un véritable commentaire.

« Division du travail », tel fut le mot d’ordre du siècle. Et la division et la subdivision — une subdivision permanente — des fonctions ont été poussées si loin que l’humanité s’est trouvée répartie en castes presque aussi solidement établies que celles de l’Inde ancienne.

Nous avons d’abord la grande distinction entre producteurs et consommateurs : producteurs consommant peu, d’une part, et, d’autre part, consommateurs produisant peu. Puis, parmi les premiers, une série de nouvelles subdivisions : travailleur manuel et travailleur intellectuel, nettement séparés l’un de l’autre au détriment de tous les deux ; ouvriers agricoles et ouvriers de fabrique ; et, parmi la masse de ces derniers encore, d’innombrables subdivisions, si ténues, en vérité, que l’idéal moderne de l’ouvrier semble être un homme ou une femme, voire une jeune fille ou un jeune homme, ne connaissant aucun métier, n’ayant aucune idée de l’industrie qui l’emploie, seulement capable de faire tout le long du jour et durant toute une vie la même partie infinitésimale du même objet. Depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de soixante, il poussera la banne jusqu’à un point déterminé de la galerie de mine, ou bien il fabriquera un ressort de couteau, ou encore exécutera « la dix-huitième partie d’une épingle ». Ce n’est plus que le serviteur d’une machine d’un certain type, qu’un rouage vivant, en chair et en os, d’un immense mécanisme, n’ayant aucune idée du pourquoi ni du comment des mouvements rythmiques de sa machine.

L’artisan habile n’est plus qu’une survivance d’un passé, condamné, nous dit-on, à disparaître. À l’artiste qui trouvait une joie esthétique dans le travail de ses mains doit être substitué l’esclave humain d’un esclave d’acier. Et l’ouvrier des champs lui-même, qui autrefois se reposait des fatigues de son dur labeur dans la maison de ses ancêtres, futur foyer de ses enfants, dans son amour de sa terre, et dans un commerce intime avec la nature, l’ouvrier des champs n’est-il pas condamné à disparaître par la loi de la division du travail ? On nous dit qu’il n’est plus qu’un anachronisme. Dans les fermes du Far West américain on le remplace déjà par un serviteur occasionnel loué pour la saison d’été et congédié à l’automne, un chemineau qui jamais ne reverra le champ où, une fois dans sa vie, il fit la moisson. « Dans quelques années, ce sera un fait accompli, » nous dit l’économiste, « l’agriculture se transformera aussi selon les vrais principes de la division du travail et de l’organisation industrielle moderne ».

Éblouis par les résultats obtenus, surtout en Angleterre, en notre siècle de merveilleuses découvertes, nos économistes et nos hommes politiques se laissèrent entraîner plus loin encore dans leurs rêves de division du travail. Ils proclamèrent la nécessité de diviser toute l’humanité en ateliers nationaux ayant chacun sa spécialité. On nous enseigna, par exemple, que la Hongrie et la Russie étaient prédestinées par la nature à produire du blé, afin de nourrir les contrées industrielles ; que la Grande-Bretagne devait pourvoir le marché mondial de cotonnades, de fers, d’acier et de houille ; que la Belgique devait procurer à tous les lainages, et ainsi de suite. Que dis-je, dans chaque nation chaque région devait avoir sa spécialité. Il en était ainsi depuis un certain temps, et cet état de choses devait persister. Des fortunes avaient été édifiées grâce à ce système, et il continuerait à s’en édifier.

Comme on avait déclaré que la richesse des nations se mesure à la somme des bénéfices faits par quelques-uns, et que c’est la division du travail qui permet de réaliser les bénéfices les plus considérables, on ne songeait nullement à se demander si les hommes consentiraient à subir toujours une telle spécialisation, et si des nations pouvaient se spécialiser comme des ouvriers isolés. La théorie était bonne pour aujourd’hui. À quoi bon s’inquiéter de demain ? Demain apporterait sa propre théorie.

C’est en effet ce qui arriva. Cette étroite conception de la vie, qui consistait à penser que les profits sont les seuls mobiles de la société humaine, et cette croyance obstinée que ce qui existe aujourd’hui durera toujours, se trouvèrent en désaccord avec les tendances de la vie humaine. La vie prit une autre direction. Personne ne niera sans doute que, grâce à la spécialisation, la production peut atteindre un très grand développement ; mais précisément à mesure que le travail demandé à l’ouvrier dans l’organisation industrielle actuelle devient plus simple et d’un apprentissage plus facile, et par suite plus monotone et plus ennuyeux, — le désir de varier son travail pour exercer toutes ses facultés se fait d’autant plus pressant chez l’individu.

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Qui ne se souvient du remarquable chapitre par lequel Adam Smith ouvre son enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations ? Même ceux de nos économistes contemporains qui consultent rarement les œuvres du père de l’économie politique et oublient souvent les idées qui les inspirèrent, savent ce chapitre par cœur, tant on l’a cité et reproduit souvent. Il est devenu article de foi ; et l’histoire économique du siècle qui s’est écoulé depuis qu’Adam Smith l’écrivit en a été, pour ainsi dire, un véritable commentaire.

« Division du travail », tel fut le mot d’ordre du siècle. Et la division et la subdivision — une subdivision permanente — des fonctions ont été poussées si loin que l’humanité s’est trouvée répartie en castes presque aussi solidement établies que celles de l’Inde ancienne.

Nous avons d’abord la grande distinction entre producteurs et consommateurs : producteurs consommant peu, d’une part, et, d’autre part, consommateurs produisant peu. Puis, parmi les premiers, une série de nouvelles subdivisions : travailleur manuel et travailleur intellectuel, nettement séparés l’un de l’autre au détriment de tous les deux ; ouvriers agricoles et ouvriers de fabrique ; et, parmi la masse de ces derniers encore, d’innombrables subdivisions, si ténues, en vérité, que l’idéal moderne de l’ouvrier semble être un homme ou une femme, voire une jeune fille ou un jeune homme, ne connaissant aucun métier, n’ayant aucune idée de l’industrie qui l’emploie, seulement capable de faire tout le long du jour et durant toute une vie la même partie infinitésimale du même objet. Depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de soixante, il poussera la banne jusqu’à un point déterminé de la galerie de mine, ou bien il fabriquera un ressort de couteau, ou encore exécutera « la dix-huitième partie d’une épingle ». Ce n’est plus que le serviteur d’une machine d’un certain type, qu’un rouage vivant, en chair et en os, d’un immense mécanisme, n’ayant aucune idée du pourquoi ni du comment des mouvements rythmiques de sa machine.

L’artisan habile n’est plus qu’une survivance d’un passé, condamné, nous dit-on, à disparaître. À l’artiste qui trouvait une joie esthétique dans le travail de ses mains doit être substitué l’esclave humain d’un esclave d’acier. Et l’ouvrier des champs lui-même, qui autrefois se reposait des fatigues de son dur labeur dans la maison de ses ancêtres, futur foyer de ses enfants, dans son amour de sa terre, et dans un commerce intime avec la nature, l’ouvrier des champs n’est-il pas condamné à disparaître par la loi de la division du travail ? On nous dit qu’il n’est plus qu’un anachronisme. Dans les fermes du Far West américain on le remplace déjà par un serviteur occasionnel loué pour la saison d’été et congédié à l’automne, un chemineau qui jamais ne reverra le champ où, une fois dans sa vie, il fit la moisson. « Dans quelques années, ce sera un fait accompli, » nous dit l’économiste, « l’agriculture se transformera aussi selon les vrais principes de la division du travail et de l’organisation industrielle moderne ».

Éblouis par les résultats obtenus, surtout en Angleterre, en notre siècle de merveilleuses découvertes, nos économistes et nos hommes politiques se laissèrent entraîner plus loin encore dans leurs rêves de division du travail. Ils proclamèrent la nécessité de diviser toute l’humanité en ateliers nationaux ayant chacun sa spécialité. On nous enseigna, par exemple, que la Hongrie et la Russie étaient prédestinées par la nature à produire du blé, afin de nourrir les contrées industrielles ; que la Grande-Bretagne devait pourvoir le marché mondial de cotonnades, de fers, d’acier et de houille ; que la Belgique devait procurer à tous les lainages, et ainsi de suite. Que dis-je, dans chaque nation chaque région devait avoir sa spécialité. Il en était ainsi depuis un certain temps, et cet état de choses devait persister. Des fortunes avaient été édifiées grâce à ce système, et il continuerait à s’en édifier.

Comme on avait déclaré que la richesse des nations se mesure à la somme des bénéfices faits par quelques-uns, et que c’est la division du travail qui permet de réaliser les bénéfices les plus considérables, on ne songeait nullement à se demander si les hommes consentiraient à subir toujours une telle spécialisation, et si des nations pouvaient se spécialiser comme des ouvriers isolés. La théorie était bonne pour aujourd’hui. À quoi bon s’inquiéter de demain ? Demain apporterait sa propre théorie.

C’est en effet ce qui arriva. Cette étroite conception de la vie, qui consistait à penser que les profits sont les seuls mobiles de la société humaine, et cette croyance obstinée que ce qui existe aujourd’hui durera toujours, se trouvèrent en désaccord avec les tendances de la vie humaine. La vie prit une autre direction. Personne ne niera sans doute que, grâce à la spécialisation, la production peut atteindre un très grand développement ; mais précisément à mesure que le travail demandé à l’ouvrier dans l’organisation industrielle actuelle devient plus simple et d’un apprentissage plus facile, et par suite plus monotone et plus ennuyeux, — le désir de varier son travail pour exercer toutes ses facultés se fait d’autant plus pressant chez l’individu.

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