Le Fantôme

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book Le Fantôme by PAUL BOURGET, GILBERT TEROL
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Author: PAUL BOURGET ISBN: 1230000233290
Publisher: GILBERT TEROL Publication: April 14, 2014
Imprint: Language: French
Author: PAUL BOURGET
ISBN: 1230000233290
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: April 14, 2014
Imprint:
Language: French

Ce matin-là. — un des premiers du mois de mai 1895, — M. Philippe d’Andiguier, le célèbre collectionneur, « le d’Andiguier des tarots, » comme on l’appelle, entre initiés, à cause d’une pièce merveilleuse de son musée, se promenait de long en large, dans le grand salon qui sert de galerie à ce musée, dévoré par une agitation dont ses collègues en manie quattrocentiste eussent été bien étonnés, s’ils avaient pu le voir aller et venir ainsi, et savoir la cause réelle de cette fièvre d’attente. C’était, autour du vieillard, — M. d’Andiguier, né en 1831, avait alors soixante-trois ans très accomplis, — le plus paisible, le plus enveloppant décor de belles choses, auquel aient jamais pu se caresser les yeux et les rêves d’un sage, désabusé de la vie et décidé à ne plus l’accepter qu’à travers l’ennoblissement et la purification de l’art. Les trois hautes fenêtres de la vaste chambre ouvraient sur un jardin privé, attenant lui-même à un autre enclos, de sorte que les profondeurs vertes d’un véritable parc s’étendaient au loin, baignées de soleil, remuées par une brise tiède, et peuplées à cette heure et en cette saison de cris joyeux d’oiseaux. Les très rares portions du faubourg Saint-Germain épargnées par le vandalisme des dernières percées ont de ces retraites provinciales, d’une poésie d’intimité d’autant plus prenante que la rumeur de la ville fait comme un accompagnement lointain de menace à cette tranquillité.

Le collectionneur avait choisi pour y installer ses trésors le second étage d’un hôtel du siècle dernier, situé au fond d’une cour et dans cette extrémité de la rue de la Chaise qui jouxte la légendaire Abbaye-aux-Bois, de mystérieuse mémoire. Il semble qu’il flotte autour de cet antique couvent, où Chateaubriand vieilli a tant causé, comme une atmosphère d’autrefois. Mais les moindres objets, dans le salon où M. d’Andiguier marchait nerveusement, n’attestaient-ils pas l’amour, l’idolâtrie et le fanatisme du passé, et d’un passé autrement lointain ? Il n’y avait pas dans ce musée, sévère à force d’être exclusif, un seul bibelot qui n’eût près de quatre siècles d’âge, et qui ne fût italien, depuis les deux tapisseries florentines du fond, exécutées sur des dessins de Filippino Lippi, jusqu’aux chaires d’église rangées auprès et dans le dos desquelles se voient des marqueteries, dignes de celles des portes du chœur de Saint-Pierre à Pérouse. Quels chefs-d’œuvre d’un art qui devrait être mesquin et que le génie du xve siècle a magnifié, comme le reste ! Et quels chefs-d’œuvre aussi que les morceaux d’orfèvrerie rangés sous la vitrine du centre : aiguières et poignées d’épées, reliquaires et crosses d’abbé, gobelets et préféricules, ici un fermoir de pluvial où se retrouvait la facture des Pollajuoli, là un nautile monté en argent doré dans le style du célèbre bijou de Windsor ! Pour que le possesseur et l’amant de ces merveilles ne leur donnât pas un regard, dans la gaie clarté de ce beau matin, il fallait que sa préoccupation fût bien forte. Il ne regardait pas davantage l’admirable série des cartes de tarot dont j’ai parlé, — vingt-sept sur les soixante-dix-huit du jeu complet, — et qui, étalées sous verre, sur une espèce de lutrin tournant, montraient leurs enluminures, attribuées par Morelli lui-même à Ambrogio de Prédis, l’artiste favori de Ludovic le More. Dans sa marche de long en large, M. d’Andiguier passait de même, sans un coup d’œil, devant ses pièces favorites : son profil de femme de Pisanello, sa tablette de cassone où se trouvaient représentées avec la plus élégante fantaisie toscane les scènes comiques de la quatrième nouvelle de la neuvième journée du Décaméron, — son tableau d’autel du Ferrarais Cossa, — son haut crucifix d’argent et d’or, probablement ciselé dans l’atelier du Verocchio ! Parmi tant de richesses, dont chacune évoquait pour le dilettante des sensations si vives de découverte et de désir, de poursuite et de conquête, une seule existait pour lui en ce moment : la pendule en forme d’ostensoir qui lui servait à savoir l’heure, — bien paradoxalement ; — car le Florentin, serviteur des premiers Médicis, qui avait modelé les figurines du piédestal, n’avait certes pas prévu qu’après cinq cents ans, une savante introduction de ressorts modernes ferait encore aller l’aiguille sur l’antique cadran, et mesurerait le temps aux petits-fils des arrière-petits-fils de ses contemporains. L’aiguille avançait, de cette invisible et irrésistible marche qui, dans quelques années encore, arracherait et cette horloge elle-même et ces tableaux et ces sculptures et ces orfèvreries à leur présent possesseur, comme elle les avait arrachés aux autres. Mais ce n’était pas cette philosophique réflexion sur la fuite des jours que le battement du balancier inspirait au vieillard. L’aiguille marquait en cet instant un peu plus de neuf heures et demie, et M. d’Andiguier attendait pour dix heures, avec une véritable fièvre d’impatience, quelqu’un qui n’était ni un antiquaire détenteur d’un des cinquante-et-un tarots restants du jeu d’Ambrogio, ni un érudit, capable de lui bien authentiquer son crucifix. Non. Cette visite dont l’approche troublait à ce point le collectionneur ne se rattachait à aucune des préoccupations esthétiques qui semblaient seules devoir l’impressionner. Il s’agissait, — quel contraste avec les splendeurs partout éparses sur les chevalets et sur les murs ! — de la plus quotidienne, de la plus bourgeoise aventure qui puisse se produire dans l’entourage d’un vieux Parisien : une difficulté devinée dans un ménage auquel M. d’Andiguier s’intéressait, parce qu’il avait connu la jeune femme tout enfant. Cette jeune femme, mariée depuis un peu plus d’un an, venait de lui écrire, le matin même, qu’il lui arrivait un grand, un affreux malheur, que lui seul pouvait l’aider et la sauver, et qu’elle serait rue de la Chaise à dix heures.

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Ce matin-là. — un des premiers du mois de mai 1895, — M. Philippe d’Andiguier, le célèbre collectionneur, « le d’Andiguier des tarots, » comme on l’appelle, entre initiés, à cause d’une pièce merveilleuse de son musée, se promenait de long en large, dans le grand salon qui sert de galerie à ce musée, dévoré par une agitation dont ses collègues en manie quattrocentiste eussent été bien étonnés, s’ils avaient pu le voir aller et venir ainsi, et savoir la cause réelle de cette fièvre d’attente. C’était, autour du vieillard, — M. d’Andiguier, né en 1831, avait alors soixante-trois ans très accomplis, — le plus paisible, le plus enveloppant décor de belles choses, auquel aient jamais pu se caresser les yeux et les rêves d’un sage, désabusé de la vie et décidé à ne plus l’accepter qu’à travers l’ennoblissement et la purification de l’art. Les trois hautes fenêtres de la vaste chambre ouvraient sur un jardin privé, attenant lui-même à un autre enclos, de sorte que les profondeurs vertes d’un véritable parc s’étendaient au loin, baignées de soleil, remuées par une brise tiède, et peuplées à cette heure et en cette saison de cris joyeux d’oiseaux. Les très rares portions du faubourg Saint-Germain épargnées par le vandalisme des dernières percées ont de ces retraites provinciales, d’une poésie d’intimité d’autant plus prenante que la rumeur de la ville fait comme un accompagnement lointain de menace à cette tranquillité.

Le collectionneur avait choisi pour y installer ses trésors le second étage d’un hôtel du siècle dernier, situé au fond d’une cour et dans cette extrémité de la rue de la Chaise qui jouxte la légendaire Abbaye-aux-Bois, de mystérieuse mémoire. Il semble qu’il flotte autour de cet antique couvent, où Chateaubriand vieilli a tant causé, comme une atmosphère d’autrefois. Mais les moindres objets, dans le salon où M. d’Andiguier marchait nerveusement, n’attestaient-ils pas l’amour, l’idolâtrie et le fanatisme du passé, et d’un passé autrement lointain ? Il n’y avait pas dans ce musée, sévère à force d’être exclusif, un seul bibelot qui n’eût près de quatre siècles d’âge, et qui ne fût italien, depuis les deux tapisseries florentines du fond, exécutées sur des dessins de Filippino Lippi, jusqu’aux chaires d’église rangées auprès et dans le dos desquelles se voient des marqueteries, dignes de celles des portes du chœur de Saint-Pierre à Pérouse. Quels chefs-d’œuvre d’un art qui devrait être mesquin et que le génie du xve siècle a magnifié, comme le reste ! Et quels chefs-d’œuvre aussi que les morceaux d’orfèvrerie rangés sous la vitrine du centre : aiguières et poignées d’épées, reliquaires et crosses d’abbé, gobelets et préféricules, ici un fermoir de pluvial où se retrouvait la facture des Pollajuoli, là un nautile monté en argent doré dans le style du célèbre bijou de Windsor ! Pour que le possesseur et l’amant de ces merveilles ne leur donnât pas un regard, dans la gaie clarté de ce beau matin, il fallait que sa préoccupation fût bien forte. Il ne regardait pas davantage l’admirable série des cartes de tarot dont j’ai parlé, — vingt-sept sur les soixante-dix-huit du jeu complet, — et qui, étalées sous verre, sur une espèce de lutrin tournant, montraient leurs enluminures, attribuées par Morelli lui-même à Ambrogio de Prédis, l’artiste favori de Ludovic le More. Dans sa marche de long en large, M. d’Andiguier passait de même, sans un coup d’œil, devant ses pièces favorites : son profil de femme de Pisanello, sa tablette de cassone où se trouvaient représentées avec la plus élégante fantaisie toscane les scènes comiques de la quatrième nouvelle de la neuvième journée du Décaméron, — son tableau d’autel du Ferrarais Cossa, — son haut crucifix d’argent et d’or, probablement ciselé dans l’atelier du Verocchio ! Parmi tant de richesses, dont chacune évoquait pour le dilettante des sensations si vives de découverte et de désir, de poursuite et de conquête, une seule existait pour lui en ce moment : la pendule en forme d’ostensoir qui lui servait à savoir l’heure, — bien paradoxalement ; — car le Florentin, serviteur des premiers Médicis, qui avait modelé les figurines du piédestal, n’avait certes pas prévu qu’après cinq cents ans, une savante introduction de ressorts modernes ferait encore aller l’aiguille sur l’antique cadran, et mesurerait le temps aux petits-fils des arrière-petits-fils de ses contemporains. L’aiguille avançait, de cette invisible et irrésistible marche qui, dans quelques années encore, arracherait et cette horloge elle-même et ces tableaux et ces sculptures et ces orfèvreries à leur présent possesseur, comme elle les avait arrachés aux autres. Mais ce n’était pas cette philosophique réflexion sur la fuite des jours que le battement du balancier inspirait au vieillard. L’aiguille marquait en cet instant un peu plus de neuf heures et demie, et M. d’Andiguier attendait pour dix heures, avec une véritable fièvre d’impatience, quelqu’un qui n’était ni un antiquaire détenteur d’un des cinquante-et-un tarots restants du jeu d’Ambrogio, ni un érudit, capable de lui bien authentiquer son crucifix. Non. Cette visite dont l’approche troublait à ce point le collectionneur ne se rattachait à aucune des préoccupations esthétiques qui semblaient seules devoir l’impressionner. Il s’agissait, — quel contraste avec les splendeurs partout éparses sur les chevalets et sur les murs ! — de la plus quotidienne, de la plus bourgeoise aventure qui puisse se produire dans l’entourage d’un vieux Parisien : une difficulté devinée dans un ménage auquel M. d’Andiguier s’intéressait, parce qu’il avait connu la jeune femme tout enfant. Cette jeune femme, mariée depuis un peu plus d’un an, venait de lui écrire, le matin même, qu’il lui arrivait un grand, un affreux malheur, que lui seul pouvait l’aider et la sauver, et qu’elle serait rue de la Chaise à dix heures.

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