La Sonate à Kreutzer

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book La Sonate à Kreutzer by LÉON TOLSTOÏ, GILBERT TEROL
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Author: LÉON TOLSTOÏ ISBN: 1230002773254
Publisher: GILBERT TEROL Publication: November 1, 2018
Imprint: Language: French
Author: LÉON TOLSTOÏ
ISBN: 1230002773254
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: November 1, 2018
Imprint:
Language: French

Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, il a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. (Saint Mathieu, v. 28.)

Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier. Mais il leur dit : Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné, car il y a des eunuques qui sont nés tels, dès le ventre de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes, et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci, le comprenne. (Saint Mathieu, xix, 10, 11, 12.)

C’était au commencement du printemps ; nous avions passé deux jours et une nuit bien longue en chemin de fer.

Chaque fois que s’arrêtait le train dans lequel nous étions, des voyageurs montaient dans notre wagon, d’autres en descendaient. Trois personnes cependant restaient comme moi dans le compartiment : une femme entre deux âges, la cigarette aux lèvres, les traits tirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’homme ; à côté, son compagnon, gai, d’environ quarante ans, vêtu d’une façon correcte, élégante même. Puis, se tenant à l’écart, très nerveux, de petite taille, un homme d’âge mûr, aux yeux brillants, au regard vif sans cesse attiré par un nouvel objet.

Il portait un pardessus à col d’astrakan et un bonnet semblable ; sous son pardessus on apercevait une veste courte et une chemise à broderies russes. Durant le trajet, ce monsieur n’avait lié conversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créer des relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait une tasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac.

Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et son regard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude lui pesait. Il paraissait deviner ce qui se passait en moi, et, quand nos regards se croisaient, — fréquemment puisque nous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, — il se détournait comme pour se soustraire à toute conversation avec moi.

À la tombée de la nuit, lorsque le train s’arrêta à une station importante, le monsieur élégant — j’appris plus tard que c’était un avocat — se rendit au buffet, avec la dame qui l’accompagnait, pour boire une tasse de thé.

Durant leur absence, de nouveaux voyageurs montèrent dans le compartiment et, parmi eux, un vieillard de haute stature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, un négociant vraisemblablement, drapé dans une vaste pelisse en loutre et coiffé d’un haut bonnet pointu. Il prit sa place en face de celle occupée par l’avocat et sa compagne et se mit tout cette suite à causer avec un jeune homme qui venait également de monter et qui paraissait être un employé de commerce. Le commis lui ayant dit que la place d’en face n’était pas libre, le vieillard avait répondu qu’il descendrait à la prochaine station : la conversation était ainsi engagée.

Je me trouvais tout près d’eux et, dans l’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autres voyageurs, percevoir quelques mots de leur entretien. Ils causèrent d’abord de voyage, de commerce, d’une personne que tous deux connaissaient, puis enfin de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis voulait raconter au vieillard les orgies faites à cette foire, mais celui-ci l’interrompit pour entreprendre le récit de celles auxquelles il avait autrefois, à Kounavino, pris lui-même une part active. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait ses souvenirs et, persuadé que ce récit n’enlèverait rien à sa dignité et à la gravité de ses manières, il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino, étant très saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’un fou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deux dents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, et je descendis à mon tour afin de me promener un peu en attendant le départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame qui parlaient tous deux avec animation :

— Pressez vous, me dit l’avocat, on va sonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queue du train, que la cloche se fit entendre. Quand je remontai, l’avocat causait vivement avec sa compagne. En face d’eux le marchand gardait maintenant le silence et pinçait les lèvres d’un air dédaigneux.

— Elle déclara donc nettement à son mari qu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer de vivre avec lui, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devant eux, et…

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Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, il a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. (Saint Mathieu, v. 28.)

Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier. Mais il leur dit : Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné, car il y a des eunuques qui sont nés tels, dès le ventre de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes, et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci, le comprenne. (Saint Mathieu, xix, 10, 11, 12.)

C’était au commencement du printemps ; nous avions passé deux jours et une nuit bien longue en chemin de fer.

Chaque fois que s’arrêtait le train dans lequel nous étions, des voyageurs montaient dans notre wagon, d’autres en descendaient. Trois personnes cependant restaient comme moi dans le compartiment : une femme entre deux âges, la cigarette aux lèvres, les traits tirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’homme ; à côté, son compagnon, gai, d’environ quarante ans, vêtu d’une façon correcte, élégante même. Puis, se tenant à l’écart, très nerveux, de petite taille, un homme d’âge mûr, aux yeux brillants, au regard vif sans cesse attiré par un nouvel objet.

Il portait un pardessus à col d’astrakan et un bonnet semblable ; sous son pardessus on apercevait une veste courte et une chemise à broderies russes. Durant le trajet, ce monsieur n’avait lié conversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créer des relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait une tasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac.

Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et son regard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude lui pesait. Il paraissait deviner ce qui se passait en moi, et, quand nos regards se croisaient, — fréquemment puisque nous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, — il se détournait comme pour se soustraire à toute conversation avec moi.

À la tombée de la nuit, lorsque le train s’arrêta à une station importante, le monsieur élégant — j’appris plus tard que c’était un avocat — se rendit au buffet, avec la dame qui l’accompagnait, pour boire une tasse de thé.

Durant leur absence, de nouveaux voyageurs montèrent dans le compartiment et, parmi eux, un vieillard de haute stature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, un négociant vraisemblablement, drapé dans une vaste pelisse en loutre et coiffé d’un haut bonnet pointu. Il prit sa place en face de celle occupée par l’avocat et sa compagne et se mit tout cette suite à causer avec un jeune homme qui venait également de monter et qui paraissait être un employé de commerce. Le commis lui ayant dit que la place d’en face n’était pas libre, le vieillard avait répondu qu’il descendrait à la prochaine station : la conversation était ainsi engagée.

Je me trouvais tout près d’eux et, dans l’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autres voyageurs, percevoir quelques mots de leur entretien. Ils causèrent d’abord de voyage, de commerce, d’une personne que tous deux connaissaient, puis enfin de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis voulait raconter au vieillard les orgies faites à cette foire, mais celui-ci l’interrompit pour entreprendre le récit de celles auxquelles il avait autrefois, à Kounavino, pris lui-même une part active. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait ses souvenirs et, persuadé que ce récit n’enlèverait rien à sa dignité et à la gravité de ses manières, il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino, étant très saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’un fou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deux dents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, et je descendis à mon tour afin de me promener un peu en attendant le départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame qui parlaient tous deux avec animation :

— Pressez vous, me dit l’avocat, on va sonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queue du train, que la cloche se fit entendre. Quand je remontai, l’avocat causait vivement avec sa compagne. En face d’eux le marchand gardait maintenant le silence et pinçait les lèvres d’un air dédaigneux.

— Elle déclara donc nettement à son mari qu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer de vivre avec lui, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devant eux, et…

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