Author: | ERNEST RENAN | ISBN: | 1230002743318 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | October 26, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | ERNEST RENAN |
ISBN: | 1230002743318 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | October 26, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé, des anciennes religions comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité.
L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est-à-dire qu’il vit dans la nature quelque chose au-delà de la réalité, et pour lui-même quelque chose au-delà de la mort. Ce sentiment, pendant des milliers d’années, s’égara de la manière la plus étrange. Chez beaucoup de races, il ne dépassa point la croyance aux sorciers sous la forme grossière où nous la trouvons encore dans certaines parties de l’Océanie. Chez quelques peuples, le sentiment religieux aboutit aux honteuses scènes de boucherie qui forment le caractère de l’ancienne religion du Mexique. D’autres pays, en Afrique surtout, ne dépassèrent point le fétichisme, c’est-à-dire l’adoration d’un objet matériel, auquel on attribuait des pouvoirs surnaturels. Comme l’instinct de l’amour, qui par moments élève l’homme le plus vulgaire au-dessus de lui-même, se change parfois en perversion et en férocité ; ainsi cette divine faculté de la religion put longtemps sembler un chancre qu’il fallait extirper de l’espèce humaine, une cause d’erreurs et de crimes que les sages devaient chercher à supprimer.
Les brillantes civilisations qui se développèrent dès une antiquité fort reculée en Chine, en Babylonie, en Égypte, firent faire à la religion certains progrès. La Chine arriva vite à une sorte de bon sens médiocre, qui lui interdit les grands égarements. Elle ne connut ni les avantages ni les abus du génie religieux. En tout cas, elle n’eut par ce côté aucune influence sur la direction du grand courant de l’humanité. Les religions de la Babylonie et de la Syrie ne se dégagèrent jamais d’un fond de sensualité étrange ; ces religions restèrent, jusqu’à leur extinction au ive et au ve siècle de notre ère, des écoles d’immoralité, où quelquefois, grâce à une sorte d’intuition poétique, s’ouvraient de lumineuses échappées sur le monde divin. L’Égypte, malgré une sorte de fétichisme apparent, put avoir de bonne heure des dogmes métaphysiques et un symbolisme relevé. Mais sans doute ces interprétations d’une théologie raffinée n’étaient pas primitives. Jamais l’homme, en possession d’une idée claire, ne s’est amusé à la revêtir de symboles : c’est le plus souvent à la suite de longues réflexions, et par l’impossibilité où est l’esprit humain de se résigner à l’absurde, qu’on cherche des idées sous les vieilles images mystiques dont le sens est perdu. Ce n’est pas de l’Égypte, d’ailleurs, qu’est venue la foi de l’humanité. Les éléments qui, dans la religion d’un chrétien, proviennent, à travers mille transformations, d’Égypte et de Syrie sont des formes extérieures sans beaucoup de conséquence, ou des scories telles que les cultes les plus épurés en retiennent toujours. Le grand défaut des religions dont nous parlons était leur caractère superstitieux ; ce qu’elles jetèrent dans le monde, ce furent des millions d’amulettes et d’abraxas. Aucune grande pensée morale ne pouvait sortir de races abaissées par un despotisme séculaire et accoutumées à des institutions qui enlevaient presque tout exercice à la liberté des individus.
La poésie de l’âme, la foi, la liberté, l’honnêteté, le dévouement, apparaissent dans le monde avec les deux grandes races qui, en un sens, ont fait l’humanité, je veux dire la race indo-européenne et la race sémitique. Les premières intuitions religieuses de la race indo-européenne furent essentiellement naturalistes. Mais c’était un naturalisme profond et moral, un embrassement amoureux de la nature par l’homme, une poésie délicieuse, pleine du sentiment de l’infini, le principe enfin de tout ce que le génie germanique et celtique, de ce qu’un Shakspeare, de ce qu’un Gœthe devaient exprimer plus tard. Ce n’était ni de la religion, ni de la morale réfléchie ; c’était de la mélancolie, de la tendresse, de l’imagination ; c’était par-dessus tout du sérieux, c’est-à-dire la condition essentielle de la morale et de la religion. La foi de l’humanité cependant ne pouvait venir de là, parce que ces vieux cultes avaient beaucoup de peine à se détacher du polythéisme et n’aboutissaient pas à un symbole bien clair. Le brahmanisme n’a vécu jusqu’à nos jours que grâce au privilège étonnant de conservation que l’Inde semble posséder. Le bouddhisme échoua dans toutes ses tentatives vers l’ouest. Le druidisme resta une forme exclusivement nationale et sans portée universelle. Les tentatives grecques de réforme, l’orphisme, les mystères, ne suffirent pas pour donner aux âmes un aliment solide. La Perse seule arriva à se faire une religion dogmatique, presque monothéiste et savamment organisée ; mais il est fort possible que cette organisation même fût une imitation ou un emprunt. En tout cas, la Perse n’a pas converti le monde ; elle s’est converti, au contraire, quand elle a vu paraître sur ses frontières le drapeau de l’unité divine proclamée par l’islam.
C’est la race sémitique[145] qui a la gloire d’avoir fait la religion de l’humanité. Bien au-delà des confins de l’histoire, sous sa tente restée pure des désordres d’un monde déjà corrompu, le patriarche bédouin préparait la foi du monde. Une forte antipathie contre les cultes voluptueux de la Syrie, une grande simplicité de rituel, l’absence complète de temples, l’idole réduite à d’insignifiants theraphim, voilà sa supériorité. Entre toutes les tribus des Sémites nomades, celle des Beni-Israël était marquée déjà pour d’immenses destinées. D’antiques rapports avec l’Égypte, d’où résultèrent des emprunts dont il n’est pas facile de mesurer l’étendue, ne firent qu’augmenter leur répulsion pour l’idolâtrie. Une « Loi » ou Thora, très-anciennement écrite sur des tables de pierre, et qu’ils rapportaient à leur grand libérateur Moïse, était déjà le code du monothéisme et renfermait, comparée aux institutions d’Égypte et de Chaldée, de puissants germes d’égalité sociale et de moralité. Une arche portative, surmontée de sphinx[146], ayant des deux côtés des oreillettes pour passer des leviers, constituait tout leur matériel religieux ; là étaient réunis les objets sacrés de la nation, ses reliques, ses souvenirs, le « livre » enfin[147], journal toujours ouvert de la tribu, mais où l’on écrivait très-discrètement. La famille chargée de tenir les leviers et de veiller sur ces archives portatives, étant près du livre et en disposant, prit bien vite de l’importance. De là cependant ne vint pas l’institution qui décida de l’avenir.
L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé, des anciennes religions comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité.
L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est-à-dire qu’il vit dans la nature quelque chose au-delà de la réalité, et pour lui-même quelque chose au-delà de la mort. Ce sentiment, pendant des milliers d’années, s’égara de la manière la plus étrange. Chez beaucoup de races, il ne dépassa point la croyance aux sorciers sous la forme grossière où nous la trouvons encore dans certaines parties de l’Océanie. Chez quelques peuples, le sentiment religieux aboutit aux honteuses scènes de boucherie qui forment le caractère de l’ancienne religion du Mexique. D’autres pays, en Afrique surtout, ne dépassèrent point le fétichisme, c’est-à-dire l’adoration d’un objet matériel, auquel on attribuait des pouvoirs surnaturels. Comme l’instinct de l’amour, qui par moments élève l’homme le plus vulgaire au-dessus de lui-même, se change parfois en perversion et en férocité ; ainsi cette divine faculté de la religion put longtemps sembler un chancre qu’il fallait extirper de l’espèce humaine, une cause d’erreurs et de crimes que les sages devaient chercher à supprimer.
Les brillantes civilisations qui se développèrent dès une antiquité fort reculée en Chine, en Babylonie, en Égypte, firent faire à la religion certains progrès. La Chine arriva vite à une sorte de bon sens médiocre, qui lui interdit les grands égarements. Elle ne connut ni les avantages ni les abus du génie religieux. En tout cas, elle n’eut par ce côté aucune influence sur la direction du grand courant de l’humanité. Les religions de la Babylonie et de la Syrie ne se dégagèrent jamais d’un fond de sensualité étrange ; ces religions restèrent, jusqu’à leur extinction au ive et au ve siècle de notre ère, des écoles d’immoralité, où quelquefois, grâce à une sorte d’intuition poétique, s’ouvraient de lumineuses échappées sur le monde divin. L’Égypte, malgré une sorte de fétichisme apparent, put avoir de bonne heure des dogmes métaphysiques et un symbolisme relevé. Mais sans doute ces interprétations d’une théologie raffinée n’étaient pas primitives. Jamais l’homme, en possession d’une idée claire, ne s’est amusé à la revêtir de symboles : c’est le plus souvent à la suite de longues réflexions, et par l’impossibilité où est l’esprit humain de se résigner à l’absurde, qu’on cherche des idées sous les vieilles images mystiques dont le sens est perdu. Ce n’est pas de l’Égypte, d’ailleurs, qu’est venue la foi de l’humanité. Les éléments qui, dans la religion d’un chrétien, proviennent, à travers mille transformations, d’Égypte et de Syrie sont des formes extérieures sans beaucoup de conséquence, ou des scories telles que les cultes les plus épurés en retiennent toujours. Le grand défaut des religions dont nous parlons était leur caractère superstitieux ; ce qu’elles jetèrent dans le monde, ce furent des millions d’amulettes et d’abraxas. Aucune grande pensée morale ne pouvait sortir de races abaissées par un despotisme séculaire et accoutumées à des institutions qui enlevaient presque tout exercice à la liberté des individus.
La poésie de l’âme, la foi, la liberté, l’honnêteté, le dévouement, apparaissent dans le monde avec les deux grandes races qui, en un sens, ont fait l’humanité, je veux dire la race indo-européenne et la race sémitique. Les premières intuitions religieuses de la race indo-européenne furent essentiellement naturalistes. Mais c’était un naturalisme profond et moral, un embrassement amoureux de la nature par l’homme, une poésie délicieuse, pleine du sentiment de l’infini, le principe enfin de tout ce que le génie germanique et celtique, de ce qu’un Shakspeare, de ce qu’un Gœthe devaient exprimer plus tard. Ce n’était ni de la religion, ni de la morale réfléchie ; c’était de la mélancolie, de la tendresse, de l’imagination ; c’était par-dessus tout du sérieux, c’est-à-dire la condition essentielle de la morale et de la religion. La foi de l’humanité cependant ne pouvait venir de là, parce que ces vieux cultes avaient beaucoup de peine à se détacher du polythéisme et n’aboutissaient pas à un symbole bien clair. Le brahmanisme n’a vécu jusqu’à nos jours que grâce au privilège étonnant de conservation que l’Inde semble posséder. Le bouddhisme échoua dans toutes ses tentatives vers l’ouest. Le druidisme resta une forme exclusivement nationale et sans portée universelle. Les tentatives grecques de réforme, l’orphisme, les mystères, ne suffirent pas pour donner aux âmes un aliment solide. La Perse seule arriva à se faire une religion dogmatique, presque monothéiste et savamment organisée ; mais il est fort possible que cette organisation même fût une imitation ou un emprunt. En tout cas, la Perse n’a pas converti le monde ; elle s’est converti, au contraire, quand elle a vu paraître sur ses frontières le drapeau de l’unité divine proclamée par l’islam.
C’est la race sémitique[145] qui a la gloire d’avoir fait la religion de l’humanité. Bien au-delà des confins de l’histoire, sous sa tente restée pure des désordres d’un monde déjà corrompu, le patriarche bédouin préparait la foi du monde. Une forte antipathie contre les cultes voluptueux de la Syrie, une grande simplicité de rituel, l’absence complète de temples, l’idole réduite à d’insignifiants theraphim, voilà sa supériorité. Entre toutes les tribus des Sémites nomades, celle des Beni-Israël était marquée déjà pour d’immenses destinées. D’antiques rapports avec l’Égypte, d’où résultèrent des emprunts dont il n’est pas facile de mesurer l’étendue, ne firent qu’augmenter leur répulsion pour l’idolâtrie. Une « Loi » ou Thora, très-anciennement écrite sur des tables de pierre, et qu’ils rapportaient à leur grand libérateur Moïse, était déjà le code du monothéisme et renfermait, comparée aux institutions d’Égypte et de Chaldée, de puissants germes d’égalité sociale et de moralité. Une arche portative, surmontée de sphinx[146], ayant des deux côtés des oreillettes pour passer des leviers, constituait tout leur matériel religieux ; là étaient réunis les objets sacrés de la nation, ses reliques, ses souvenirs, le « livre » enfin[147], journal toujours ouvert de la tribu, mais où l’on écrivait très-discrètement. La famille chargée de tenir les leviers et de veiller sur ces archives portatives, étant près du livre et en disposant, prit bien vite de l’importance. De là cependant ne vint pas l’institution qui décida de l’avenir.