Trois Souvenirs

Fiction & Literature, Historical
Cover of the book Trois Souvenirs by ALPHONSE DAUDET, GILBERT TEROL
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Author: ALPHONSE DAUDET ISBN: 1230002678092
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 14, 2018
Imprint: Language: English
Author: ALPHONSE DAUDET
ISBN: 1230002678092
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 14, 2018
Imprint:
Language: English

L’hiver de 1854. J’avais vingt-trois ans. Je venais de me marier. Les petites rentes de ma femme et un emploi d’expéditionnaire au ministère de la marine, dû aux états de service de mon père Jean-Marie Saint-Albe, capitaine de frégate en retraite, nous faisaient vivoter à un cinquième étage de l’avenue des Ternes. Nina sortait peu, faute de toilette ; moi, recherché pour ma jolie voix, un Mocker un peu plus étendu, et mon habitude de la comédie de société, je fréquentais dans quelques salons de la rue de Varenne, rue Monsieur, Barbet de Jouy. Le monde officiel m’était ouvert aussi, mais je n’avais pas encore eu l’honneur de parader en culotte de casimir blanc aux réceptions des Tuileries, et je fuyais ces grandes cohues du Palais-Bourbon, des Affaires étrangères, auxquelles les dorures et les chamarrures des fonctionnaires, tous costumés en ce temps-là, donnaient l’aspect des fêtes de Valentino, parées et travesties.

Une fois pourtant, M. Ducos, ministre de la marine et mon chef, ayant eu la fantaisie de faire jouer l’opéra-comique au ministère, je consentis à chanter les deux rôles d’amoureux dans le Déserteur et Rose et Colas. Delsarte, le grand artiste, voulut bien me donner quelques conseils auxquels j’attribue sincèrement la plus large part de mon succès. Il ne signifie rien pour vous, jeunesse, ce nom de Delsarte ; mais tous ceux qui, comme moi, ont entendu, dans son humble logis de la rue des Batailles, les leçons de ce maître incomparable peuvent se vanter de connaître le chant et la déclamation… Ah ! le beau vieux. Sanglé d’une redingote interminable exagérant sa grande taille, la barbiche blanche héroïque, il arpentait d’enjambées furieuses sa chambrette de sous-lieutenant qu’élargissait un geste à la Frédérick, et devant cet horizon grelottant de toits sales, de jardinets malingres en pente jusqu’à la Seine, sous un ciel bas et enfumé de cheminées d’usines, il évoquait, animait rien qu’avec le souffle d’une bouche sans dents, démesurément ouverte, rien qu’avec les débris d’une voix aux cordes brûlées, mais d’une accentuation irrésistible, les « Spectres et larves » d’Orphée, les bergers fleuris et rococos de Monsigny et de Sedaine.

Le lendemain de mon triomphe comme acteur et chanteur dans les salons de la marine, — je dis triomphe et vous allez voir, — j’arrivai en retard au ministère, le souper et le cotillon m’ayant fait coucher au petit jour. Mon garçon de bureau, qui me guettait du fond du couloir, se jeta, dès qu’il m’aperçut :

— Vite, monsieur Saint-Albe… on vous attend chez le ministre… Deux fois que son Excellence vous fait demander.

— Moi !… Le ministre ?

Je vis tout tourner, les murs en grisaille, les fenêtres, le cuir verni des doubles portes.

Sur la grande échelle hiérarchique allant de l’empereur au cantonnier, ce que représentait un ministre à cette époque, nos jeunes de maintenant ne peuvent se l’imaginer. Un petit expéditionnaire, même après le Rose et Colas de la veille, appelé dans le cabinet de M. Ducos, dans son cabinet ! Il fallait voir l’effarement du personnel.

Le ministre était debout, quand j’entrai. Poivre et sel, de grands traits encadrés de favoris à la d’Orléans, il vint à moi, vif et familier, et me poussa par l’épaule vers un personnage très chauve et de grande allure qui se chauffait le dos à la cheminée.

— Mon cher comte, voici notre oiseau bleu… » dit le ministre avec désinvolture et déférence.

Le comte me regarda une minute, à fond, puis m’interrogea sur mon âge, ma famille… « Marié ?… Pas encore d’enfant ?… Ah ! tant mieux… » Nonchalance ou fatigue, la moitié des mots restait dans sa moustache. Je ne comprenais pas toujours très bien, éprouvant du reste cet embarras où l’on se trouve devant quelqu’un qui se croit très connu de vous et dont la personnalité vous échappe totalement. L’œil vague, l’esprit en défense, on écoute, à l’affût d’un mot, d’un détail pouvant vous mettre sur la voie. Cet air de réserve, de contrainte, plut beaucoup, je l’ai su depuis et j’en eus la preuve immédiate, puisque le « cher comte » inconnu m’offrait de me prendre comme chef de cabinet, huit mille francs, logé, chauffé… le rêve !

— Ça vous va ?

Si ça m’allait !

— Eh bien ! demain matin, sept heures… au quai d’Orsay.

Il me sourit de très haut, salua de même avec une grâce insolente que je n’ai jamais connue qu’à lui et s’en fut, escorté jusqu’au petit salon d’attente par le ministre qui me revint les mains tendues, dans un bel élan d’expansion bordelaise :

— Je vous félicite, mon cher enfant.

Je le remerciai de sa sympathie ; puis, au risque de lui paraître idiot :

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L’hiver de 1854. J’avais vingt-trois ans. Je venais de me marier. Les petites rentes de ma femme et un emploi d’expéditionnaire au ministère de la marine, dû aux états de service de mon père Jean-Marie Saint-Albe, capitaine de frégate en retraite, nous faisaient vivoter à un cinquième étage de l’avenue des Ternes. Nina sortait peu, faute de toilette ; moi, recherché pour ma jolie voix, un Mocker un peu plus étendu, et mon habitude de la comédie de société, je fréquentais dans quelques salons de la rue de Varenne, rue Monsieur, Barbet de Jouy. Le monde officiel m’était ouvert aussi, mais je n’avais pas encore eu l’honneur de parader en culotte de casimir blanc aux réceptions des Tuileries, et je fuyais ces grandes cohues du Palais-Bourbon, des Affaires étrangères, auxquelles les dorures et les chamarrures des fonctionnaires, tous costumés en ce temps-là, donnaient l’aspect des fêtes de Valentino, parées et travesties.

Une fois pourtant, M. Ducos, ministre de la marine et mon chef, ayant eu la fantaisie de faire jouer l’opéra-comique au ministère, je consentis à chanter les deux rôles d’amoureux dans le Déserteur et Rose et Colas. Delsarte, le grand artiste, voulut bien me donner quelques conseils auxquels j’attribue sincèrement la plus large part de mon succès. Il ne signifie rien pour vous, jeunesse, ce nom de Delsarte ; mais tous ceux qui, comme moi, ont entendu, dans son humble logis de la rue des Batailles, les leçons de ce maître incomparable peuvent se vanter de connaître le chant et la déclamation… Ah ! le beau vieux. Sanglé d’une redingote interminable exagérant sa grande taille, la barbiche blanche héroïque, il arpentait d’enjambées furieuses sa chambrette de sous-lieutenant qu’élargissait un geste à la Frédérick, et devant cet horizon grelottant de toits sales, de jardinets malingres en pente jusqu’à la Seine, sous un ciel bas et enfumé de cheminées d’usines, il évoquait, animait rien qu’avec le souffle d’une bouche sans dents, démesurément ouverte, rien qu’avec les débris d’une voix aux cordes brûlées, mais d’une accentuation irrésistible, les « Spectres et larves » d’Orphée, les bergers fleuris et rococos de Monsigny et de Sedaine.

Le lendemain de mon triomphe comme acteur et chanteur dans les salons de la marine, — je dis triomphe et vous allez voir, — j’arrivai en retard au ministère, le souper et le cotillon m’ayant fait coucher au petit jour. Mon garçon de bureau, qui me guettait du fond du couloir, se jeta, dès qu’il m’aperçut :

— Vite, monsieur Saint-Albe… on vous attend chez le ministre… Deux fois que son Excellence vous fait demander.

— Moi !… Le ministre ?

Je vis tout tourner, les murs en grisaille, les fenêtres, le cuir verni des doubles portes.

Sur la grande échelle hiérarchique allant de l’empereur au cantonnier, ce que représentait un ministre à cette époque, nos jeunes de maintenant ne peuvent se l’imaginer. Un petit expéditionnaire, même après le Rose et Colas de la veille, appelé dans le cabinet de M. Ducos, dans son cabinet ! Il fallait voir l’effarement du personnel.

Le ministre était debout, quand j’entrai. Poivre et sel, de grands traits encadrés de favoris à la d’Orléans, il vint à moi, vif et familier, et me poussa par l’épaule vers un personnage très chauve et de grande allure qui se chauffait le dos à la cheminée.

— Mon cher comte, voici notre oiseau bleu… » dit le ministre avec désinvolture et déférence.

Le comte me regarda une minute, à fond, puis m’interrogea sur mon âge, ma famille… « Marié ?… Pas encore d’enfant ?… Ah ! tant mieux… » Nonchalance ou fatigue, la moitié des mots restait dans sa moustache. Je ne comprenais pas toujours très bien, éprouvant du reste cet embarras où l’on se trouve devant quelqu’un qui se croit très connu de vous et dont la personnalité vous échappe totalement. L’œil vague, l’esprit en défense, on écoute, à l’affût d’un mot, d’un détail pouvant vous mettre sur la voie. Cet air de réserve, de contrainte, plut beaucoup, je l’ai su depuis et j’en eus la preuve immédiate, puisque le « cher comte » inconnu m’offrait de me prendre comme chef de cabinet, huit mille francs, logé, chauffé… le rêve !

— Ça vous va ?

Si ça m’allait !

— Eh bien ! demain matin, sept heures… au quai d’Orsay.

Il me sourit de très haut, salua de même avec une grâce insolente que je n’ai jamais connue qu’à lui et s’en fut, escorté jusqu’au petit salon d’attente par le ministre qui me revint les mains tendues, dans un bel élan d’expansion bordelaise :

— Je vous félicite, mon cher enfant.

Je le remerciai de sa sympathie ; puis, au risque de lui paraître idiot :

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