Sacs et parchemins

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book Sacs et parchemins by JULES SANDEAU, GILBERT TEROL
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Author: JULES SANDEAU ISBN: 1230002765990
Publisher: GILBERT TEROL Publication: October 31, 2018
Imprint: Language: French
Author: JULES SANDEAU
ISBN: 1230002765990
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: October 31, 2018
Imprint:
Language: French

La sottise humaine est incurable : Molière n’a corrigé personne. M. Levrault s’était enrichi à vendre du drap près du marché des Innocents. Une fois retiré des affaires, l’orgueil et l’ambition lui montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois millions, honnêtement et laborieusement acquis dans la boutique de ses pères, ce brave homme, pris de vertige, découvrit que la richesse, qu’il avait considérée longtemps comme le but de sa destinée, n’en était que le point de départ : il éprouva le besoin de faire peau neuve, de sortir des régions obscures où il avait vécu jusque-là et de s’élancer, comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né. Vagues d’abord, timides, inavouées, ces idées s’étaient glissées furtivement dans son esprit, et n’avaient pas tardé à s’y développer dans des proportions formidables. Nous étions alors un peu loin des velléités démocratiques de la révolution de juillet, et, bien que l’aristocratie de la finance se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de sa sœur aînée, il y avait pourtant bon nombre de gens qu’alléchaient encore les titres de noblesse. M. Levrault aspirait en outre à devenir un personnage dans le gouvernement. Les sommets l’attiraient. Pour s’encourager, il compulsait avec complaisance les fastes récents de la bourgeoisie. Des fantômes provocants le poursuivaient partout, jusque dans son sommeil. C’étaient des ministres, des pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu’il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leur comptoir d’escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d’Elbeuf ou de Louviers. À force de se servir de ces expressions : Nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricants, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu’il s’était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu’en fin de compte il paierait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d’impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : « À M. le baron Levrault. » Il brisait le cachet d’une main tremblante et trouvait sous l’enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l’argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d’un millionnaire n’avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n’est pas douteux que sa femme ne l’eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Mme Jourdain. « Levrault, tu n’es qu’un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l’amitié de te tenir tranquille. Nous n’avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L’argent n’est pas tout, quoi qu’on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n’allons pas nous fourvoyer dans un monde où l’on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m’assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m’examine, moins je découvre en moi l’étoffe d’une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout à fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse-là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l’ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de la paroisse. Pêche à la ligne, c’était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfants : Votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des Bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c’est à lui surtout que vous le devez. » Voilà le langage que madame Levrault n’eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie ; malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison.

M. Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sols de la rue des Bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de mademoiselle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances.

Mademoiselle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d’irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l’humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue des Bourdonnais tout entière, et jusqu’à ce nom de Levrault qui l’exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d’étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite B… lui dit : — Voici une robe qui ne te coûte que la façon.

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La sottise humaine est incurable : Molière n’a corrigé personne. M. Levrault s’était enrichi à vendre du drap près du marché des Innocents. Une fois retiré des affaires, l’orgueil et l’ambition lui montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois millions, honnêtement et laborieusement acquis dans la boutique de ses pères, ce brave homme, pris de vertige, découvrit que la richesse, qu’il avait considérée longtemps comme le but de sa destinée, n’en était que le point de départ : il éprouva le besoin de faire peau neuve, de sortir des régions obscures où il avait vécu jusque-là et de s’élancer, comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né. Vagues d’abord, timides, inavouées, ces idées s’étaient glissées furtivement dans son esprit, et n’avaient pas tardé à s’y développer dans des proportions formidables. Nous étions alors un peu loin des velléités démocratiques de la révolution de juillet, et, bien que l’aristocratie de la finance se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de sa sœur aînée, il y avait pourtant bon nombre de gens qu’alléchaient encore les titres de noblesse. M. Levrault aspirait en outre à devenir un personnage dans le gouvernement. Les sommets l’attiraient. Pour s’encourager, il compulsait avec complaisance les fastes récents de la bourgeoisie. Des fantômes provocants le poursuivaient partout, jusque dans son sommeil. C’étaient des ministres, des pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu’il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leur comptoir d’escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d’Elbeuf ou de Louviers. À force de se servir de ces expressions : Nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricants, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu’il s’était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu’en fin de compte il paierait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d’impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : « À M. le baron Levrault. » Il brisait le cachet d’une main tremblante et trouvait sous l’enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l’argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d’un millionnaire n’avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n’est pas douteux que sa femme ne l’eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Mme Jourdain. « Levrault, tu n’es qu’un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l’amitié de te tenir tranquille. Nous n’avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L’argent n’est pas tout, quoi qu’on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n’allons pas nous fourvoyer dans un monde où l’on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m’assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m’examine, moins je découvre en moi l’étoffe d’une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout à fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse-là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l’ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de la paroisse. Pêche à la ligne, c’était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfants : Votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des Bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c’est à lui surtout que vous le devez. » Voilà le langage que madame Levrault n’eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie ; malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison.

M. Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sols de la rue des Bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de mademoiselle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances.

Mademoiselle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d’irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l’humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue des Bourdonnais tout entière, et jusqu’à ce nom de Levrault qui l’exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d’étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite B… lui dit : — Voici une robe qui ne te coûte que la façon.

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