LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE

Nonfiction, Religion & Spirituality, Philosophy, Free Will & Determinism, Good & Evil, Religious
Cover of the book LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE by ANATOLE FRANCE, Jwarlal
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Author: ANATOLE FRANCE ISBN: 1230002453699
Publisher: Jwarlal Publication: July 30, 2018
Imprint: Language: French
Author: ANATOLE FRANCE
ISBN: 1230002453699
Publisher: Jwarlal
Publication: July 30, 2018
Imprint:
Language: French

Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous garde de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.

Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les académies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si profitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoir l'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'il faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrer l'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommait Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de l'inconnaissable.

Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus d'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur est de s'en tenir aux illusions émoussées.

Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère et le principe de sa doctrine.

Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur, ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié; qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre nature.

Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine, ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il avait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé ni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent des châteaux de sable au bord de la mer.

Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât toutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs aux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies de la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et les trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui sont contées dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je n'ai pas à savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nous ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde. Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sans exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules, importent ici.

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Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous garde de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.

Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les académies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si profitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoir l'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'il faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrer l'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommait Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de l'inconnaissable.

Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus d'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur est de s'en tenir aux illusions émoussées.

Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère et le principe de sa doctrine.

Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur, ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié; qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre nature.

Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine, ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il avait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé ni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent des châteaux de sable au bord de la mer.

Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât toutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs aux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies de la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et les trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui sont contées dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je n'ai pas à savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nous ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde. Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sans exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules, importent ici.

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