Les Cinq Cents Millions De La Bégum

Fiction & Literature, Classics, Science Fiction & Fantasy, Mystery & Suspense
Cover of the book Les Cinq Cents Millions De La Bégum by Jules Verne, Consumer Oriented Ebooks Publisher
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Author: Jules Verne ISBN: 1230000835244
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher Publication: December 9, 2015
Imprint: Language: French
Author: Jules Verne
ISBN: 1230000835244
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher
Publication: December 9, 2015
Imprint:
Language: French

Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! >> se dit à lui-même
le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.

Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est
une des formes de la distraction.

C'était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et
purs sous leurs lunettes d'acier, de physionomie à la fois grave et
aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un
brave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune
recherche, le docteur était déjà rasé de frais et cravaté de blanc.

Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton,
s'étalaient le _Times_, le _Daily Telegraph_, le _Daily News_. Dix
heures sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le
tour de la ville, de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de
lire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu _in
extenso_ d'un mémoire qu'il avait présenté l'avant-veille au grand
Congrès international d'Hygiène, sur un << compte-globules du sang >>
dont il était l'inventeur.

Devant lui, un plateau, recouvert d'une nappe blanche, contenait une
côtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de
ces rôties au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille,
grâce aux petits pains spéciaux que les boulangers leur fournissent.

<< Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très
bien faits, on ne peut pas dire le contraire !... Le speech du vice-
président, la réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements
de mon mémoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait,
photographié. >>

<< La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L'honorable associé
s'exprime en français. "Mes auditeurs m'excuseront, dit-il en débutant,
si je prends cette liberté ; mais ils comprennent assurément mieux ma
langue que je ne saurais parler la leur..." >>

<< Cinq colonnes en petit texte !... Je ne sais pas lequel vaut mieux
du compte rendu du _Times_ ou de celui du _Telegraph_... On n'est pas
plus exact et plus précis ! >>

Le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître
des cérémonies lui-même -- on n'oserait donner un moindre titre à un
personnage si correctement vêtu de noir -- frappa à la porte et demanda
si << monsiou >> était visible...

<< Monsiou >> est une appellation générale que les Anglais se croient
obligés d'appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu'ils
s'imagineraient manquer à toutes les règles de la civilité en ne
désignant pas un Italien sous le titre de << Signor >> et un Allemand
sous celui de << Herr >>. Peut-être, au surplus, ont-ils raison. Cette
habitude routinière a incontestablement l'avantage d'indiquer d'emblée
la nationalité des gens.

Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez
étonné de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne,
il le fut plus encore lorsqu'il lut sur le carré de papier minuscule :

<< MR. SHARP, _solicitor_, << 93, _Southampton row_ << LONDON. >>

Il savait qu'un << solicitor >> est le congénère anglais d'un avoué, ou
plutôt homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l'avoué et
l'avocat, -- le procureur d'autrefois.

<< Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il.
Est-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?... >>

<< Vous êtes bien sûr que c'est pour moi ? reprit-il.

-- Oh ! yes, monsiou.

-- Eh bien ! faites entrer. >>

Le maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le
docteur, à première vue, classa dans la grande famille des << têtes de
mort >>. Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues dents
blanches, ses cavités temporales presque à nu sous une peau
parcheminée, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de
vrille lui donnaient des titres incontestables à cette qualification.
Son squelette disparaissait des talons à l'occiput sous un <<
ulster-coat >> à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée
d'un sac de voyage en cuir verni.

Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son
chapeau, s'assit sans en demander la permission et dit :

<< William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green,
Sharp & Co. C'est bien au docteur Sarrasin que j'ai l'honneur ?...

-- Oui, monsieur.

-- François Sarrasin ?

-- C'est en effet mon nom.

-- De Douai ?

-- Douai est ma résidence.

-- Votre père s'appelait Isidore Sarrasin ?

-- C'est exact.

-- Nous disons donc qu'il s'appelait Isidore Sarrasin. >>

Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit :

<< Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue
Taranne, numéro 54, hôtel des Ecoles, actuellement démoli.

-- En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais
voudriez-vous m'expliquer ?...

-- Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp,
imperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict
Langévol, demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu'il appert des
registres de la municipalité de ladite ville... Ces registres sont une
institution bien précieuse, monsieur, bien précieuse !... Hem !... hem
!... et soeur de Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger...

-- Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette
connaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces
divers points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille
de ma grand-mère était Langévol, mais c'est tout ce que je sais d'elle.

-- Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père,
Jean Sarrasin, qu'elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent
s'établir à Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu'en 1811, date
de la mort de Julie Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n'y
avait qu'un enfant, Isidore Sarrasin, votre père. A dater de ce moment,
le fil est perdu, sauf pour la date de la mort d'icelui, retrouvée à
Paris...

-- Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par
cette précision toute mathématique. Mon grand-père vint s'établir à
Paris pour l'éducation de son fils, qui se destinait à la carrière
médicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père
exerçait sa profession et où je suis né moi-même en 1822.

-- Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de soeurs
?...

-- Non ! j'étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma
naissance... Mais enfin, monsieur, me direz vous ?... >>

Mr. Sharp se leva.

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec
le respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je
suis heureux de vous avoir découvert et d'être le premier à vous
présenter mes hommages ! >>

<< Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C'est assez fréquent chez
les "têtes de mort". >>

Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.

<< Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous
êtes, à l'heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet,
concédé, sur la présentation du gouverneur général de la province de
Bengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819,
veuf de la Bégum Gokool, usufruitier de ses biens, et décédé en 1841,
ne laissant qu'un fils, lequel est mort idiot et sans postérité,
incapable et intestat, en 1869. La succession s'élevait, il y a trente
ans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous
séquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque
intégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol.
Cette succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un
millions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de
francs. En exécution d'un jugement du tribunal d'Agra, confirmé par la
cour de Delhi, homologué par le Conseil privé, les biens immeubles et
mobiliers ont été vendus, les valeurs réalisées, et le total a été
placé en dépôt à la Banque d'Angleterre. Il est actuellement de cinq
cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un
simple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves généalogiques en
cour de chancellerie, et sur lesquels je m'offre dès aujourd'hui à vous
faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n'importe quel
acompte à valoir... >>

Le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un
mot à dire. Puis, mordu par un remords d'esprit critique et ne pouvant
accepter comme fait expérimental ce rêve des _Mille et une nuits_, il
s'écria :

<< Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous
de cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir ?

-- Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de
cuir verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort
naturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L'invention des
proches, ou << next of kin >>, comme nous disons en droit anglais, pour
les nombreuses successions en déshérence qui sont enregistrées tous les
ans dans les possessions britanniques, est une spécialité de notre
maison. Or, précisément, l'héritage de la Bégum Gokool exerce notre
activité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos investigations
de tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin, sans
trouver celle qui était issue d'Isidore. J'étais même arrivé à la
conviction qu'il n'y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j'ai
été frappé hier matin, en lisant dans le _Daily News_ le compte rendu
du Congrès d'Hygiène, d'y voir un docteur de ce nom qui ne m'était pas
connu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches
manuscrites que nous avons rassemblées au sujet de cette succession,
j'ai constaté avec étonnement que la ville de Douai avait échappé à
notre attention. Presque sûr désormais d'être sur la piste, j'ai pris
le train de Brighton, je vous ai vu à la sortie du Congrès, et ma
conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre
grand-oncle Langévol, tel qu'il est représenté dans une photographie de
lui que nous possédons, d'après une toile du peintre indien Saranoni. >>

Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur
Sarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec
une barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart
chamarrée de vert, dans cette attitude particulière aux portraits
historiques d'un général en chef qui écrit un ordre d'attaque en
regardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait
vaguement la fumée d'une bataille et une charge de cavalerie.

<< Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je
vais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez
bien me le permettre, prendre vos ordres. >>

Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes
de dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la
table et sortit à reculons, en murmurant :

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j'ai l'honneur de vous saluer. >>

Moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et
commença à les feuilleter.

Un examen rapide suffit pour lui démontrer que l'histoire était
parfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par
exemple, en présence d'un document imprimé sous ce titre :

<< _Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine,
déposé le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum
Gokool de Ragginahra, province de Bengale._

Points de fait. -- Il s'agit en la cause des droits de propriété de
certains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable,
ensemble de divers édifices, palais, bâtiments d'exploitation,
villages, objets mobiliers, trésors, armes, etc., provenant de la
succession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des exposés soumis
successivement au tribunal civil d'Agra et à la Cour supérieure de
Delhi, il résulte qu'en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah
Luckmissur et héritière de son propre chef de biens considérables,
épousa un étranger, français d'origine, du nom de Jean-Jacques
Langévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu'en 1815 dans l'armée
française, où il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au
36ème léger, s'embarqua à Nantes, lors du licenciement de l'armée de la
Loire, comme subrécargue d'un navire de commerce. Il arriva à Calcutta,
passa dans l'intérieur et obtint bientôt les fonctions de capitaine
instructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur était
autorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s'élever à celui
de commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il
obtint la main de sa veuve. Diverses considérations de politique
coloniale, et des services importants rendus dans une circonstance
périlleuse aux Européens d'Agra par Jean-Jacques Langévol, qui s'était
fait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur général
de la province de Bengale à demander et obtenir pour l'époux de la
Bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut
alors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant l'usufruit de
ses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe.
De leur mariage il n'y avait qu'un fils en état d'imbécillité depuis
son bas âge, et qu'il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses
biens ont été fidèlement administrés jusqu'à sa mort, survenue en 1869.
Il n'y a point d'héritiers connus de cette immense succession. Le
tribunal d'Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonné la licitation, à
la requête du gouvernement local agissant au nom de l'Etat, nous avons
l'honneur de demander aux Lords du Conseil privé l'homologation de ces
jugements, etc. >> Suivaient les signatures.

Des copies certifiées des jugements d'Agra et de Delhi, des actes de
vente, des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque
d'Angleterre, un historique des recherches faites en France pour
retrouver des héritiers Langévol, et toute une masse imposante de
documents du même ordre, ne permirent bientôt plus la moindre
hésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le << next of
kin >> et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept
millions déposés dans les caves de la Banque, il n'y avait plus que
l'épaisseur d'un jugement de forme, sur simple production des actes
authentiques de naissance et de décès !

Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l'esprit le plus calme,
et le bon docteur ne put entièrement échapper à l'émotion qu'une
certitude aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois, son
émotion fut de courte durée et ne se traduisit que par une rapide
promenade de quelques minutes à travers la chambre. Il reprit ensuite
possession de lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette fièvre
passagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps
absorbé en de profondes réflexions.

Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette
fois, ses yeux brillaient d'une flamme pure, et l'on voyait qu'une
pensée généreuse et noble se développait en lui. Il l'accueillit, la
caressa, la choya, et, finalement, l'adopta.

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Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! >> se dit à lui-même
le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.

Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est
une des formes de la distraction.

C'était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et
purs sous leurs lunettes d'acier, de physionomie à la fois grave et
aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue : voilà un
brave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune
recherche, le docteur était déjà rasé de frais et cravaté de blanc.

Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton,
s'étalaient le _Times_, le _Daily Telegraph_, le _Daily News_. Dix
heures sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le
tour de la ville, de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de
lire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu _in
extenso_ d'un mémoire qu'il avait présenté l'avant-veille au grand
Congrès international d'Hygiène, sur un << compte-globules du sang >>
dont il était l'inventeur.

Devant lui, un plateau, recouvert d'une nappe blanche, contenait une
côtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de
ces rôties au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille,
grâce aux petits pains spéciaux que les boulangers leur fournissent.

<< Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très
bien faits, on ne peut pas dire le contraire !... Le speech du vice-
président, la réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements
de mon mémoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait,
photographié. >>

<< La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L'honorable associé
s'exprime en français. "Mes auditeurs m'excuseront, dit-il en débutant,
si je prends cette liberté ; mais ils comprennent assurément mieux ma
langue que je ne saurais parler la leur..." >>

<< Cinq colonnes en petit texte !... Je ne sais pas lequel vaut mieux
du compte rendu du _Times_ ou de celui du _Telegraph_... On n'est pas
plus exact et plus précis ! >>

Le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître
des cérémonies lui-même -- on n'oserait donner un moindre titre à un
personnage si correctement vêtu de noir -- frappa à la porte et demanda
si << monsiou >> était visible...

<< Monsiou >> est une appellation générale que les Anglais se croient
obligés d'appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu'ils
s'imagineraient manquer à toutes les règles de la civilité en ne
désignant pas un Italien sous le titre de << Signor >> et un Allemand
sous celui de << Herr >>. Peut-être, au surplus, ont-ils raison. Cette
habitude routinière a incontestablement l'avantage d'indiquer d'emblée
la nationalité des gens.

Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez
étonné de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne,
il le fut plus encore lorsqu'il lut sur le carré de papier minuscule :

<< MR. SHARP, _solicitor_, << 93, _Southampton row_ << LONDON. >>

Il savait qu'un << solicitor >> est le congénère anglais d'un avoué, ou
plutôt homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l'avoué et
l'avocat, -- le procureur d'autrefois.

<< Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il.
Est-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?... >>

<< Vous êtes bien sûr que c'est pour moi ? reprit-il.

-- Oh ! yes, monsiou.

-- Eh bien ! faites entrer. >>

Le maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le
docteur, à première vue, classa dans la grande famille des << têtes de
mort >>. Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues dents
blanches, ses cavités temporales presque à nu sous une peau
parcheminée, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de
vrille lui donnaient des titres incontestables à cette qualification.
Son squelette disparaissait des talons à l'occiput sous un <<
ulster-coat >> à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée
d'un sac de voyage en cuir verni.

Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son
chapeau, s'assit sans en demander la permission et dit :

<< William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green,
Sharp & Co. C'est bien au docteur Sarrasin que j'ai l'honneur ?...

-- Oui, monsieur.

-- François Sarrasin ?

-- C'est en effet mon nom.

-- De Douai ?

-- Douai est ma résidence.

-- Votre père s'appelait Isidore Sarrasin ?

-- C'est exact.

-- Nous disons donc qu'il s'appelait Isidore Sarrasin. >>

Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit :

<< Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue
Taranne, numéro 54, hôtel des Ecoles, actuellement démoli.

-- En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais
voudriez-vous m'expliquer ?...

-- Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp,
imperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict
Langévol, demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu'il appert des
registres de la municipalité de ladite ville... Ces registres sont une
institution bien précieuse, monsieur, bien précieuse !... Hem !... hem
!... et soeur de Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger...

-- Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette
connaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces
divers points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille
de ma grand-mère était Langévol, mais c'est tout ce que je sais d'elle.

-- Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père,
Jean Sarrasin, qu'elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent
s'établir à Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu'en 1811, date
de la mort de Julie Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n'y
avait qu'un enfant, Isidore Sarrasin, votre père. A dater de ce moment,
le fil est perdu, sauf pour la date de la mort d'icelui, retrouvée à
Paris...

-- Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par
cette précision toute mathématique. Mon grand-père vint s'établir à
Paris pour l'éducation de son fils, qui se destinait à la carrière
médicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père
exerçait sa profession et où je suis né moi-même en 1822.

-- Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de soeurs
?...

-- Non ! j'étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma
naissance... Mais enfin, monsieur, me direz vous ?... >>

Mr. Sharp se leva.

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec
le respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je
suis heureux de vous avoir découvert et d'être le premier à vous
présenter mes hommages ! >>

<< Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C'est assez fréquent chez
les "têtes de mort". >>

Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.

<< Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous
êtes, à l'heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet,
concédé, sur la présentation du gouverneur général de la province de
Bengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819,
veuf de la Bégum Gokool, usufruitier de ses biens, et décédé en 1841,
ne laissant qu'un fils, lequel est mort idiot et sans postérité,
incapable et intestat, en 1869. La succession s'élevait, il y a trente
ans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous
séquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque
intégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol.
Cette succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un
millions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de
francs. En exécution d'un jugement du tribunal d'Agra, confirmé par la
cour de Delhi, homologué par le Conseil privé, les biens immeubles et
mobiliers ont été vendus, les valeurs réalisées, et le total a été
placé en dépôt à la Banque d'Angleterre. Il est actuellement de cinq
cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un
simple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves généalogiques en
cour de chancellerie, et sur lesquels je m'offre dès aujourd'hui à vous
faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n'importe quel
acompte à valoir... >>

Le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un
mot à dire. Puis, mordu par un remords d'esprit critique et ne pouvant
accepter comme fait expérimental ce rêve des _Mille et une nuits_, il
s'écria :

<< Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous
de cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir ?

-- Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de
cuir verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort
naturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L'invention des
proches, ou << next of kin >>, comme nous disons en droit anglais, pour
les nombreuses successions en déshérence qui sont enregistrées tous les
ans dans les possessions britanniques, est une spécialité de notre
maison. Or, précisément, l'héritage de la Bégum Gokool exerce notre
activité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos investigations
de tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin, sans
trouver celle qui était issue d'Isidore. J'étais même arrivé à la
conviction qu'il n'y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j'ai
été frappé hier matin, en lisant dans le _Daily News_ le compte rendu
du Congrès d'Hygiène, d'y voir un docteur de ce nom qui ne m'était pas
connu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches
manuscrites que nous avons rassemblées au sujet de cette succession,
j'ai constaté avec étonnement que la ville de Douai avait échappé à
notre attention. Presque sûr désormais d'être sur la piste, j'ai pris
le train de Brighton, je vous ai vu à la sortie du Congrès, et ma
conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre
grand-oncle Langévol, tel qu'il est représenté dans une photographie de
lui que nous possédons, d'après une toile du peintre indien Saranoni. >>

Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur
Sarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec
une barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart
chamarrée de vert, dans cette attitude particulière aux portraits
historiques d'un général en chef qui écrit un ordre d'attaque en
regardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait
vaguement la fumée d'une bataille et une charge de cavalerie.

<< Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je
vais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez
bien me le permettre, prendre vos ordres. >>

Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes
de dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la
table et sortit à reculons, en murmurant :

<< Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j'ai l'honneur de vous saluer. >>

Moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et
commença à les feuilleter.

Un examen rapide suffit pour lui démontrer que l'histoire était
parfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par
exemple, en présence d'un document imprimé sous ce titre :

<< _Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine,
déposé le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum
Gokool de Ragginahra, province de Bengale._

Points de fait. -- Il s'agit en la cause des droits de propriété de
certains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable,
ensemble de divers édifices, palais, bâtiments d'exploitation,
villages, objets mobiliers, trésors, armes, etc., provenant de la
succession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des exposés soumis
successivement au tribunal civil d'Agra et à la Cour supérieure de
Delhi, il résulte qu'en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah
Luckmissur et héritière de son propre chef de biens considérables,
épousa un étranger, français d'origine, du nom de Jean-Jacques
Langévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu'en 1815 dans l'armée
française, où il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au
36ème léger, s'embarqua à Nantes, lors du licenciement de l'armée de la
Loire, comme subrécargue d'un navire de commerce. Il arriva à Calcutta,
passa dans l'intérieur et obtint bientôt les fonctions de capitaine
instructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur était
autorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s'élever à celui
de commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il
obtint la main de sa veuve. Diverses considérations de politique
coloniale, et des services importants rendus dans une circonstance
périlleuse aux Européens d'Agra par Jean-Jacques Langévol, qui s'était
fait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur général
de la province de Bengale à demander et obtenir pour l'époux de la
Bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut
alors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant l'usufruit de
ses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe.
De leur mariage il n'y avait qu'un fils en état d'imbécillité depuis
son bas âge, et qu'il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses
biens ont été fidèlement administrés jusqu'à sa mort, survenue en 1869.
Il n'y a point d'héritiers connus de cette immense succession. Le
tribunal d'Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonné la licitation, à
la requête du gouvernement local agissant au nom de l'Etat, nous avons
l'honneur de demander aux Lords du Conseil privé l'homologation de ces
jugements, etc. >> Suivaient les signatures.

Des copies certifiées des jugements d'Agra et de Delhi, des actes de
vente, des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque
d'Angleterre, un historique des recherches faites en France pour
retrouver des héritiers Langévol, et toute une masse imposante de
documents du même ordre, ne permirent bientôt plus la moindre
hésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le << next of
kin >> et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept
millions déposés dans les caves de la Banque, il n'y avait plus que
l'épaisseur d'un jugement de forme, sur simple production des actes
authentiques de naissance et de décès !

Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l'esprit le plus calme,
et le bon docteur ne put entièrement échapper à l'émotion qu'une
certitude aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois, son
émotion fut de courte durée et ne se traduisit que par une rapide
promenade de quelques minutes à travers la chambre. Il reprit ensuite
possession de lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette fièvre
passagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps
absorbé en de profondes réflexions.

Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette
fois, ses yeux brillaient d'une flamme pure, et l'on voyait qu'une
pensée généreuse et noble se développait en lui. Il l'accueillit, la
caressa, la choya, et, finalement, l'adopta.

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