Author: | Romain Rolland | ISBN: | 1230002791531 |
Publisher: | GILBERT TEROL | Publication: | November 4, 2018 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Romain Rolland |
ISBN: | 1230002791531 |
Publisher: | GILBERT TEROL |
Publication: | November 4, 2018 |
Imprint: | |
Language: | French |
Il s’est produit un fait remarquable depuis dix ans. L’art français, le plus aristocratique de tous les arts, s’est aperçu que le Peuple existait. — Il le connaissait bien comme matière à discours, à roman, à drame, ou à tableau, …
« Admirable sujet à mettre en vers latins ! »…
Mais il ne comptait pas avec lui, comme avec un être vivant, un public et un juge.[1] Les progrès du socialisme ont attiré l’attention et les convoitises des artistes vers le souverain nouveau, dont les politiciens étaient jusqu’à présent les interprètes uniques : auteurs et acteurs tout ensemble. Ils ont découvert le peuple à leur tour, — découvert, si j’ose dire, un peu à la façon dont les explorateurs d’aujourd’hui découvrent une terre inconnue : comme un débouché pour leurs produits. Les auteurs y veulent introduire leurs œuvres, l’État son répertoire, ses acteurs, et ses fonctionnaires. C’est toute une comédie, où chacun joue son rôle ; mais il n’y a peut-être lieu pour personne de trouver là un sujet d’ironie : car il n’y a peut-être personne qui soit tout à fait à l’abri de l’ironie. Aussi bien il faut prendre les hommes comme ils sont, et ne pas décourager l’intérêt particulier de chercher à se confondre, ou de se confondre naïvement, avec l’intérêt général, pourvu que ce dernier en profite. Or il en est ainsi ; et, de ce grand mouvement qui s’étend avec trop de force et d’universalité pour que le bien n’y soit pas mêlé au mal, et la pensée de l’utilité publique aux soucis personnels, je ne veux retenir que deux faits : — C’est d’abord l’importance subite prise par le Peuple en art, — ou plutôt, l’importance prêtée au Peuple ; car le Peuple, comme d’habitude, ne parle guère, et chacun parle pour lui. — Et c’est, en second lieu, l’extraordinaire diversité des opinions qui s’abritent sous le nom général d’art populaire.
En réalité, il y a, parmi ceux qui se disent les représentants du Théâtre du Peuple, deux partis absolument opposés : les uns veulent donner au peuple le théâtre tel qu’il est, le théâtre quel qu’il soit. Les autres veulent faire sortir de cette force nouvelle : le Peuple, une forme d’art nouvelle, un théâtre nouveau. Les uns croient au Théâtre. Les autres espèrent dans le Peuple. Entre eux, aucun rapport. Champions du passé. Champions de l’avenir.
Je n’ai pas besoin de dire de quel côté s’est rangé l’État. L’État, par définition, et si paradoxal qu’il semble, est toujours du passé. Quelque nouvelle que soient les formes de vie qu’il représente, dès l’instant qu’il les représente, il les arrête et il les fige. On ne fixe pas la vie. C’est le rôle de l’État de pétrifier tout ce qu’il touche, de faire de tout idéal vivant un idéal bureaucratique.
Cet idéal a été représenté, dans l’occasion, par l’Œuvre des Trente ans de Théâtre. Grâce à son intelligent promoteur, M. Adrien Bernheim, quelques représentations classiques ont été données dans les faubourgs parisiens par les acteurs des grands théâtres subventionnés. Aussitôt M. Bernheim et ses amis de s’écrier : « Le théâtre du Peuple est fondé ! » — Voilà une belle invention ! On baptise le théâtre bourgeois théâtre populaire, et le tour est joué ! Donc, rien ne changera, et, dans la société en transformation incessante, l’art seul restera immobile, nous serons condamnés pour l’éternité à un idéal caduc, à un théâtre dont la pensée, le style, le jeu, n’ont plus rien de vivant, à la tradition dégénérée d’une maison de comédiens !
Je dirai plus loin ce que je pense de l’entreprise des Trente ans de Théâtre. Je tâcherai d’en parler avec le respect que mérite toute tentative généreuse. Mais elle suppose une confiance en la bonté de notre civilisation en général, et de notre théâtre en particulier, que je suis loin de partager ; et je combattrai sans pitié ses illusions. Ces illusions, je le sais, sont partagées par la majorité des esprits de l’élite actuelle. Cela nous prouve ce que nous savons depuis longtemps : qu’il n’y a guère à compter sur cette élite pour l’avenir. Elle s’efforce en vain de donner le change : elle est conservatrice et bourgeoise, elle est du passé, elle ne peut créer la société ni l’art nouveau ; elle disparaîtra.
La vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts morts.
Il s’est produit un fait remarquable depuis dix ans. L’art français, le plus aristocratique de tous les arts, s’est aperçu que le Peuple existait. — Il le connaissait bien comme matière à discours, à roman, à drame, ou à tableau, …
« Admirable sujet à mettre en vers latins ! »…
Mais il ne comptait pas avec lui, comme avec un être vivant, un public et un juge.[1] Les progrès du socialisme ont attiré l’attention et les convoitises des artistes vers le souverain nouveau, dont les politiciens étaient jusqu’à présent les interprètes uniques : auteurs et acteurs tout ensemble. Ils ont découvert le peuple à leur tour, — découvert, si j’ose dire, un peu à la façon dont les explorateurs d’aujourd’hui découvrent une terre inconnue : comme un débouché pour leurs produits. Les auteurs y veulent introduire leurs œuvres, l’État son répertoire, ses acteurs, et ses fonctionnaires. C’est toute une comédie, où chacun joue son rôle ; mais il n’y a peut-être lieu pour personne de trouver là un sujet d’ironie : car il n’y a peut-être personne qui soit tout à fait à l’abri de l’ironie. Aussi bien il faut prendre les hommes comme ils sont, et ne pas décourager l’intérêt particulier de chercher à se confondre, ou de se confondre naïvement, avec l’intérêt général, pourvu que ce dernier en profite. Or il en est ainsi ; et, de ce grand mouvement qui s’étend avec trop de force et d’universalité pour que le bien n’y soit pas mêlé au mal, et la pensée de l’utilité publique aux soucis personnels, je ne veux retenir que deux faits : — C’est d’abord l’importance subite prise par le Peuple en art, — ou plutôt, l’importance prêtée au Peuple ; car le Peuple, comme d’habitude, ne parle guère, et chacun parle pour lui. — Et c’est, en second lieu, l’extraordinaire diversité des opinions qui s’abritent sous le nom général d’art populaire.
En réalité, il y a, parmi ceux qui se disent les représentants du Théâtre du Peuple, deux partis absolument opposés : les uns veulent donner au peuple le théâtre tel qu’il est, le théâtre quel qu’il soit. Les autres veulent faire sortir de cette force nouvelle : le Peuple, une forme d’art nouvelle, un théâtre nouveau. Les uns croient au Théâtre. Les autres espèrent dans le Peuple. Entre eux, aucun rapport. Champions du passé. Champions de l’avenir.
Je n’ai pas besoin de dire de quel côté s’est rangé l’État. L’État, par définition, et si paradoxal qu’il semble, est toujours du passé. Quelque nouvelle que soient les formes de vie qu’il représente, dès l’instant qu’il les représente, il les arrête et il les fige. On ne fixe pas la vie. C’est le rôle de l’État de pétrifier tout ce qu’il touche, de faire de tout idéal vivant un idéal bureaucratique.
Cet idéal a été représenté, dans l’occasion, par l’Œuvre des Trente ans de Théâtre. Grâce à son intelligent promoteur, M. Adrien Bernheim, quelques représentations classiques ont été données dans les faubourgs parisiens par les acteurs des grands théâtres subventionnés. Aussitôt M. Bernheim et ses amis de s’écrier : « Le théâtre du Peuple est fondé ! » — Voilà une belle invention ! On baptise le théâtre bourgeois théâtre populaire, et le tour est joué ! Donc, rien ne changera, et, dans la société en transformation incessante, l’art seul restera immobile, nous serons condamnés pour l’éternité à un idéal caduc, à un théâtre dont la pensée, le style, le jeu, n’ont plus rien de vivant, à la tradition dégénérée d’une maison de comédiens !
Je dirai plus loin ce que je pense de l’entreprise des Trente ans de Théâtre. Je tâcherai d’en parler avec le respect que mérite toute tentative généreuse. Mais elle suppose une confiance en la bonté de notre civilisation en général, et de notre théâtre en particulier, que je suis loin de partager ; et je combattrai sans pitié ses illusions. Ces illusions, je le sais, sont partagées par la majorité des esprits de l’élite actuelle. Cela nous prouve ce que nous savons depuis longtemps : qu’il n’y a guère à compter sur cette élite pour l’avenir. Elle s’efforce en vain de donner le change : elle est conservatrice et bourgeoise, elle est du passé, elle ne peut créer la société ni l’art nouveau ; elle disparaîtra.
La vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts morts.