Author: | Octave Feuillet | ISBN: | 1230003148495 |
Publisher: | Paris, Levy., 1878 | Publication: | March 23, 2019 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Octave Feuillet |
ISBN: | 1230003148495 |
Publisher: | Paris, Levy., 1878 |
Publication: | March 23, 2019 |
Imprint: | |
Language: | French |
Quand j’étais au couvent, mes notes trimestrielles se terminaient presque invariablement par cette définition de ma personne morale : « Heureux caractère ; esprit sage ; gravité au-dessus de son âge ; nature bien équilibrée. Cependant conscience un peu inquiète ».
– « Conscience un peu inquiète », – je ne dis pas non. Pour le reste, j’en demande bien pardon à ces dames, mais c’est tout à fait le contraire. Puisque mes chères maîtresses s’y sont méprises, il n’est pas étonnant que le monde s’y trompe de même. Je me figure que mon apparence extérieure est la cause de ces faux jugements. Je suis très brune et pâle ; mon visage, d’une correction ennuyeuse, est aussi sévère que peut l’être un jeune visage féminin. Une myopie assez prononcée prête une expression d’indifférence endormie à mes yeux noirs (dont l’éclat, sans cette fâcheuse circonstance, serait certainement insoutenable). De plus, j’ai naturellement une manière tranquille de parler, de marcher, de m’asseoir et de ne pas faire de bruit, qui achève de donner à l’observateur l’illusion d’une sérénité impassible. Je n’ai aucun désir et je n’ai aucun moyen de redresser à cet égard l’opinion publique abusée, et, jusqu’à nouvel ordre, mon livre à serrure saura seul que cette grave, sage et bien équilibrée Charlotte est au fond une jeune personne excessivement romanesque et passionnée.
Et voilà précisément pourquoi j’inaugure si tard ce magnifique livre à serrure, acheté d’enthousiasme trois jours après ma sortie du couvent, et qui attend depuis trois ans mes premières confidences. Vingt fois je me suis assise devant ces pages blanches, brûlant comme le barbier du roi Midas de leur livrer mon secret ; vingt fois ma « conscience inquiète » m’a fait jeter la plume. Elle me disait, cette conscience, que j’allais entreprendre une chose imprudente et mauvaise ; que l’habitude de tenir registre de mes impressions, de raffiner mes sentiments, de caresser mes rêves et de leur donner un corps aurait une conséquence inévitable : celle d’exalter en moi ce fonds romanesque et passionné qui est une disposition dangereuse chez une femme, qui pouvait être fatal au repos et à la dignité de ma vie, et que je devais bien plutôt m’efforcer sans cesse d’assoupir et d’éteindre.
Quand j’étais au couvent, mes notes trimestrielles se terminaient presque invariablement par cette définition de ma personne morale : « Heureux caractère ; esprit sage ; gravité au-dessus de son âge ; nature bien équilibrée. Cependant conscience un peu inquiète ».
– « Conscience un peu inquiète », – je ne dis pas non. Pour le reste, j’en demande bien pardon à ces dames, mais c’est tout à fait le contraire. Puisque mes chères maîtresses s’y sont méprises, il n’est pas étonnant que le monde s’y trompe de même. Je me figure que mon apparence extérieure est la cause de ces faux jugements. Je suis très brune et pâle ; mon visage, d’une correction ennuyeuse, est aussi sévère que peut l’être un jeune visage féminin. Une myopie assez prononcée prête une expression d’indifférence endormie à mes yeux noirs (dont l’éclat, sans cette fâcheuse circonstance, serait certainement insoutenable). De plus, j’ai naturellement une manière tranquille de parler, de marcher, de m’asseoir et de ne pas faire de bruit, qui achève de donner à l’observateur l’illusion d’une sérénité impassible. Je n’ai aucun désir et je n’ai aucun moyen de redresser à cet égard l’opinion publique abusée, et, jusqu’à nouvel ordre, mon livre à serrure saura seul que cette grave, sage et bien équilibrée Charlotte est au fond une jeune personne excessivement romanesque et passionnée.
Et voilà précisément pourquoi j’inaugure si tard ce magnifique livre à serrure, acheté d’enthousiasme trois jours après ma sortie du couvent, et qui attend depuis trois ans mes premières confidences. Vingt fois je me suis assise devant ces pages blanches, brûlant comme le barbier du roi Midas de leur livrer mon secret ; vingt fois ma « conscience inquiète » m’a fait jeter la plume. Elle me disait, cette conscience, que j’allais entreprendre une chose imprudente et mauvaise ; que l’habitude de tenir registre de mes impressions, de raffiner mes sentiments, de caresser mes rêves et de leur donner un corps aurait une conséquence inévitable : celle d’exalter en moi ce fonds romanesque et passionné qui est une disposition dangereuse chez une femme, qui pouvait être fatal au repos et à la dignité de ma vie, et que je devais bien plutôt m’efforcer sans cesse d’assoupir et d’éteindre.