Author: | Alexandre Dumas | ISBN: | 1230000673518 |
Publisher: | Consumer Oriented Ebooks Publisher | Publication: | September 20, 2015 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Alexandre Dumas |
ISBN: | 1230000673518 |
Publisher: | Consumer Oriented Ebooks Publisher |
Publication: | September 20, 2015 |
Imprint: | |
Language: | French |
Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j'aperçus, dans
la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une
tortue qu'il marchandait avec l'intention d'en faire, aussitôt qu'elle
serait devenue sa propriété, une _turtle soup_.
L'air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait
examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son
écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha.
Il me prit une envie soudaine de l'arracher à la marmite, dans laquelle
étaient déjà plongées ses pattes de derrière; j'entrai dans le magasin,
où j'étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l'oeil à
madame Beauvais, je lui demandai si elle m'avait conservé la tortue que
j'avais retenue, la veille, en passant.
Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d'intelligence qui
distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment
la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en
disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la
regardait la bouche béante:
--Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce
matin.
--Ah! me dit en très bon français le milord improvisé, c'est à vous,
monsieur, qu'appartient cette charmante bête?
--Yes, yes, milord, répondit madame Beauvais.
--Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avez là un petit animal qui
fera d'excellente soupe; je n'ai qu'un regret, c'est qu'il soit le seul
de son espèce que possède en ce moment madame la marchande.
--Nous _have la espoir_ d'en recevoir d'autres demain matin, répondit
madame Beauvais.
--Demain, il sera trop tard, répondit froidement l'Anglais; j'ai arrangé
toutes mes affaires pour me brûler la cervelle cette nuit, et je
désirais, auparavant, manger une soupe à la tortue.
En disant ces mots, il me salua et sortit.
--Pardieu! me dis-je après un moment de réflexion, c'est bien le moins
qu'un aussi galant homme se passe un dernier caprice.
Et je m'élançai hors du magasin en criant, comme madame Beauvais:
--Milord! milord!
Mais je ne savais pas où milord était passé; il me fut impossible de
mettre la main dessus.
Je revins chez moi tout pensif: mon humanité envers une bête était
devenue une inhumanité envers un homme. La singulière machine que ce
monde, où l'on ne peut faire le bien de l'un sans le mal de l'autre! Je
gagnai la rue de l'Université, je montai mes trois étages, et je déposai
mon acquisition sur le tapis.
C'était tout bonnement une tortue de l'espèce la plus commune: _testudo
lutaria_, _sive aquarum dulcium_; ce qui veut dire, selon Linné chez les
anciens, et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue
d'eau douce.
Or, la tortue de marais ou la tortue d'eau douce tient à peu près, dans
l'ordre social des chéloniens, le rang correspondant à celui que
tiennent chez nous, dans l'ordre civil, les épiciers, et, dans l'ordre
militaire, la garde nationale.
Je passais, en 1831, devant la porte de Chevet, lorsque j'aperçus, dans
la boutique, un Anglais qui tournait et retournait en tous sens une
tortue qu'il marchandait avec l'intention d'en faire, aussitôt qu'elle
serait devenue sa propriété, une _turtle soup_.
L'air de résignation profonde avec lequel le pauvre animal se laissait
examiner, sans même essayer de se soustraire en rentrant dans son
écaille, au regard cruellement gastronomique de son ennemi, me toucha.
Il me prit une envie soudaine de l'arracher à la marmite, dans laquelle
étaient déjà plongées ses pattes de derrière; j'entrai dans le magasin,
où j'étais fort connu à cette époque, et, faisant un signe de l'oeil à
madame Beauvais, je lui demandai si elle m'avait conservé la tortue que
j'avais retenue, la veille, en passant.
Madame Beauvais me comprit avec cette soudaineté d'intelligence qui
distingue la classe marchande parisienne, et, faisant glisser poliment
la bête des mains du marchandeur, elle la remit entre les miennes, en
disant, avec un accent anglais très prononcé, à notre insulaire, qui la
regardait la bouche béante:
--Pardon, milord, la petite tortue, il être vendue à monsieur depuis ce
matin.
--Ah! me dit en très bon français le milord improvisé, c'est à vous,
monsieur, qu'appartient cette charmante bête?
--Yes, yes, milord, répondit madame Beauvais.
--Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous avez là un petit animal qui
fera d'excellente soupe; je n'ai qu'un regret, c'est qu'il soit le seul
de son espèce que possède en ce moment madame la marchande.
--Nous _have la espoir_ d'en recevoir d'autres demain matin, répondit
madame Beauvais.
--Demain, il sera trop tard, répondit froidement l'Anglais; j'ai arrangé
toutes mes affaires pour me brûler la cervelle cette nuit, et je
désirais, auparavant, manger une soupe à la tortue.
En disant ces mots, il me salua et sortit.
--Pardieu! me dis-je après un moment de réflexion, c'est bien le moins
qu'un aussi galant homme se passe un dernier caprice.
Et je m'élançai hors du magasin en criant, comme madame Beauvais:
--Milord! milord!
Mais je ne savais pas où milord était passé; il me fut impossible de
mettre la main dessus.
Je revins chez moi tout pensif: mon humanité envers une bête était
devenue une inhumanité envers un homme. La singulière machine que ce
monde, où l'on ne peut faire le bien de l'un sans le mal de l'autre! Je
gagnai la rue de l'Université, je montai mes trois étages, et je déposai
mon acquisition sur le tapis.
C'était tout bonnement une tortue de l'espèce la plus commune: _testudo
lutaria_, _sive aquarum dulcium_; ce qui veut dire, selon Linné chez les
anciens, et selon Ray chez les modernes, tortue de marais ou tortue
d'eau douce.
Or, la tortue de marais ou la tortue d'eau douce tient à peu près, dans
l'ordre social des chéloniens, le rang correspondant à celui que
tiennent chez nous, dans l'ordre civil, les épiciers, et, dans l'ordre
militaire, la garde nationale.