Dans les premiers jours de mai, en l'année 1836, deux hommes se rencontrèrent dans l'une des contre-allées du boulevard de Saxe, derrière l'hôtel royal des Invalides. L'avenue était déserte, comme il arrive souvent. C'est à peine si quelques soldats passaient deux à deux à de longs intervalles, portant leur chapelet de bidons enfilés. Ce quartier, situé entre les Invalides et l'École militaire, est triste à en mourir. On n'y rencontre que des guerriers en négligé, ou quelques vieux débris de nos victoires, montant clopin-clopant à la barrière de Vaugirard pour boire au Grand-Vainqueur le vin exempt de droits en rabâchant des épluchures de batailles. Après déjeuner, le soleil d'Austerlitz réchauffe tous les cabarets du Gros-Caillou, comme le soleil de juillet illuminait encore, à l'époque où se passe notre histoire, toutes les guinguettes des environs de la Bastille. Ils vont et viennent, ces soleils historiques; le vrai soleil du bon Dieu n'en peut mais et se venge en aveuglant les astronomes qui lui cherchent des taches. C'est le quartier des marchands de bois en gros. A cette époque où la garde civique était à la mode, tous les chantiers portaient pour enseigne un français coiffé du bonnet à poil. Il y avait dans les avenues, et tout le long du boulevard des Invalides, le chantier du Garde national, le chantier de l'ancien Garde national, le chantier du nouveau Garde national, le chantier du vrai Garde national, et d'autres. La concurrence parisienne, bien honnête mais adroite, sait ainsi varier ses moyens. A part les chantiers, quelques usines, deux fabriques de chandelles, des fermes de maraîchers plus sauvages que les métairies de la Sologne, mais moins pittoresques,—des couvents, le puits de Grenelle et beaucoup de maisons d'éducation. Ce qui distingue cette portion lointaine du Gros-Caillou, ce sont des multitudes de pensions pour MM. les officiers et des cabarets d'une tristesse profonde où la bière ne mousse que sur l'enseigne. On y boit de l'eau-de-vie à 12 degrés; on y boit surtout des demi-tasses de ce liquide désobligeant à la vue, blessant pour l'odorat, qui contient toute sorte d'ingrédients, sauf le café dont il porte le nom. Ces cabarets ont une physionomie toute particulière. Ce sont des masures presque neuves, mais caduques et rachitiques comme les enfants des vieux. La recette s'y fait le lundi avec des gens venus on ne sait d'où: le reste de la semaine, ils chôment. Plusieurs ont une mauvaise réputation.
Dans les premiers jours de mai, en l'année 1836, deux hommes se rencontrèrent dans l'une des contre-allées du boulevard de Saxe, derrière l'hôtel royal des Invalides. L'avenue était déserte, comme il arrive souvent. C'est à peine si quelques soldats passaient deux à deux à de longs intervalles, portant leur chapelet de bidons enfilés. Ce quartier, situé entre les Invalides et l'École militaire, est triste à en mourir. On n'y rencontre que des guerriers en négligé, ou quelques vieux débris de nos victoires, montant clopin-clopant à la barrière de Vaugirard pour boire au Grand-Vainqueur le vin exempt de droits en rabâchant des épluchures de batailles. Après déjeuner, le soleil d'Austerlitz réchauffe tous les cabarets du Gros-Caillou, comme le soleil de juillet illuminait encore, à l'époque où se passe notre histoire, toutes les guinguettes des environs de la Bastille. Ils vont et viennent, ces soleils historiques; le vrai soleil du bon Dieu n'en peut mais et se venge en aveuglant les astronomes qui lui cherchent des taches. C'est le quartier des marchands de bois en gros. A cette époque où la garde civique était à la mode, tous les chantiers portaient pour enseigne un français coiffé du bonnet à poil. Il y avait dans les avenues, et tout le long du boulevard des Invalides, le chantier du Garde national, le chantier de l'ancien Garde national, le chantier du nouveau Garde national, le chantier du vrai Garde national, et d'autres. La concurrence parisienne, bien honnête mais adroite, sait ainsi varier ses moyens. A part les chantiers, quelques usines, deux fabriques de chandelles, des fermes de maraîchers plus sauvages que les métairies de la Sologne, mais moins pittoresques,—des couvents, le puits de Grenelle et beaucoup de maisons d'éducation. Ce qui distingue cette portion lointaine du Gros-Caillou, ce sont des multitudes de pensions pour MM. les officiers et des cabarets d'une tristesse profonde où la bière ne mousse que sur l'enseigne. On y boit de l'eau-de-vie à 12 degrés; on y boit surtout des demi-tasses de ce liquide désobligeant à la vue, blessant pour l'odorat, qui contient toute sorte d'ingrédients, sauf le café dont il porte le nom. Ces cabarets ont une physionomie toute particulière. Ce sont des masures presque neuves, mais caduques et rachitiques comme les enfants des vieux. La recette s'y fait le lundi avec des gens venus on ne sait d'où: le reste de la semaine, ils chôment. Plusieurs ont une mauvaise réputation.