L'EAU PROFONDE LES PAS DANS LES PAS

Romance, Science Fiction & Fantasy, Romantic Suspense
Cover of the book L'EAU PROFONDE LES PAS DANS LES PAS by PAUL BOURGET, Jwarlal
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Author: PAUL BOURGET ISBN: 1230002406381
Publisher: Jwarlal Publication: July 3, 2018
Imprint: Language: French
Author: PAUL BOURGET
ISBN: 1230002406381
Publisher: Jwarlal
Publication: July 3, 2018
Imprint:
Language: French

J'ai dit que cet épisode datait de l'automne dernier. J'aurais mieux fait de dire: son dénouement. La portion dramatique de l'aventure ne fut, comme il arrive souvent, que l'explosion d'une mine longtemps creusée. Mais sans un très petit hasard, et bien improbable, ce travail souterrain, eût-il jamais abouti? La vie humaine est ainsi: le nécessaire et le fortuit s'y mélangent d'une telle façon qu'à regarder ces entrelacs de causes et d'effets on éprouve une impression indémêlable de logique et d'incohérence où seule la foi en une souveraine raison nous permet de pressentir une action providentielle. C'est là un point de vue d'ensemble et que notre philosophie conçoit quand elle s'exerce sur une suite d'années. Cette philosophie reste dépourvue lorsqu'elle essaie d'interpréter dans un pareil sens des événements d'une radicale insignifiance: celui, par exemple, qui précipita la tragédie que j'ai l'intention de raconter,—une visite d'une jeune femme dans un grand magasin de nouveautés!

La jeune femme dont il s'agit et que j'appellerai, en lui conservant son titre,—ce détail a sa petite importance,—la baronne de La Node, était en quête de tapis volants, fort bourgeoisement. Elle avait entendu dire que le grand magasin en question avait reçu un arrivage de vieilles carpettes d'Orient. Elle était donc venue là par ce commencement d'une après-midi de novembre, avec l'espérance qu'elle pourrait, à ce moment de la journée, se faire montrer quelques échantillons, en évitant la foule. Ayant trouvé ce qu'elle cherchait, elle regagnait la sortie d'un pas lent, le regard amusé, malgré elle, aux mille et mille objets de toute provenance et de tout usage, entassés sur les comptoirs, pendus aux murs, accrochés à des tringles, empilés dans des armoires, étalés dans des vitrines. Le tableautin est trop connu pour mériter même un crayon. La jeune baronne était entrée dans le magasin, à deux heures. Il n'en était que trois, et déjà cette foule, qu'elle avait désiré éviter, commençait de la presser de toutes parts. L'énorme bâtisse regorgeait de ce formidable afflux féminin qui semble donner raison aux prophètes de la démocratie. Le rêve du nivellement universel n'est-il pas réalisé dans le dédale d'un pareil emporium? Les diverses classes n'y sont-elles pas confondues, dans un pêle-mêle extravagant? La modeste épouse du fonctionnaire à dix-huit cents francs y coudoie la compagne du financier juif, dont les bénéfices de bourse se chiffreront, le 31 décembre, par un demi-million. La provinciale, pour laquelle le voyage à Paris est un événement, y frôle l'étrangère qui va de Saint-Pétersbourg au Caire et de Cannes à New-York, sur un oui, sur un non, aussi facilement qu'elle est venue ici de son hôtel de la place Vendôme. La fille à la mode, que son automobile de grande marque attend à la porte, croise l'étudiante du quartier Latin qui a trottiné le long des rues, pour épargner au budget de son ménage bohémien les trente centimes du tramway. Le colossal bazar n'a-t-il pas une tentation pour chaque désir, une occasion pour chaque besoin? Même une grande dame authentique, qui n'eût eu, voici cinquante ans, que des fournisseurs personnels, finit par avoir recours au banal et commode caravansérail, quitte à s'y promener, comme faisait Mme de La Node, en dépit de la promiscuité forcée, avec cet air patricien qui ne s'imite pas, qui ne se définit pas. On discerne à peine en quoi il réside. C'est une façon de poser le regard et de porter la tête, de se tenir et de marcher, où il y a de la réserve et de l'assurance, de la fierté et du naturel, un rien de hauteur et de la simplicité, un quant-à-soi tout en nuances. Mais aucune femme, ni aucun homme ne s'y trompe. Certes, Mme de La Node n'avait en elle, quand on analysait sa personne, rien de particulièrement remarquable. Il semblait qu'elle dût passer partout inaperçue. C'était une femme plutôt petite, jolie, d'une joliesse un peu menue, un peu sèche. Elle avait des yeux bruns dont les prunelles se faisaient aisément ternes au repos; des cheveux châtains, pareils à tous les cheveux châtains; une taille mince, pareille à toutes les tailles minces. Ses toilettes n'offraient, elles non plus, rien de très affirmé, de très voyant. Elle était habillée, ce jour-là, d'une robe de ville, d'un petit velours marron avec un semis de pois blancs, et coiffée d'un chapeau assorti, sans le moindre caractère d'excentricité. Et les acheteurs et les acheteuses qu'elle croisait la suivaient d'un regard plus appuyé, les vendeurs s'avançaient à son approche avec un empressement plus déférent. De ravissants détails: des oreilles coquettement ourlées, des dents très blanches et bien rangées, la finesse de ses mains et de ses pieds, corrigeaient sans doute ce que cet aspect général aurait eu d'indifférent,—n'eût été le je ne sais quoi. Mais elle l'avait, ce je ne sais quoi, et elle savait qu'elle l'avait. Un léger, un imperceptible pli d'impertinence flottait, plus encore qu'il ne se creusait, au coin de ses narines minces et de ses lèvres, sensuelles tout ensemble et sans bonté. C'était le défaut de cette physionomie: rendue à elle-même, et quand rien ne suscitait son attention, comme maintenant, il s'en dégageait une maussaderie qui pouvait déceler également l'apathie d'une Parisienne épuisée de frivolités et une extrême surveillance de soi. Cet air inamusable était tellement empreint sur ce visage délicat et inexpressif qu'il décourageait aussitôt l'attention que l'aristocratique allure de la passante avait suscitée.

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J'ai dit que cet épisode datait de l'automne dernier. J'aurais mieux fait de dire: son dénouement. La portion dramatique de l'aventure ne fut, comme il arrive souvent, que l'explosion d'une mine longtemps creusée. Mais sans un très petit hasard, et bien improbable, ce travail souterrain, eût-il jamais abouti? La vie humaine est ainsi: le nécessaire et le fortuit s'y mélangent d'une telle façon qu'à regarder ces entrelacs de causes et d'effets on éprouve une impression indémêlable de logique et d'incohérence où seule la foi en une souveraine raison nous permet de pressentir une action providentielle. C'est là un point de vue d'ensemble et que notre philosophie conçoit quand elle s'exerce sur une suite d'années. Cette philosophie reste dépourvue lorsqu'elle essaie d'interpréter dans un pareil sens des événements d'une radicale insignifiance: celui, par exemple, qui précipita la tragédie que j'ai l'intention de raconter,—une visite d'une jeune femme dans un grand magasin de nouveautés!

La jeune femme dont il s'agit et que j'appellerai, en lui conservant son titre,—ce détail a sa petite importance,—la baronne de La Node, était en quête de tapis volants, fort bourgeoisement. Elle avait entendu dire que le grand magasin en question avait reçu un arrivage de vieilles carpettes d'Orient. Elle était donc venue là par ce commencement d'une après-midi de novembre, avec l'espérance qu'elle pourrait, à ce moment de la journée, se faire montrer quelques échantillons, en évitant la foule. Ayant trouvé ce qu'elle cherchait, elle regagnait la sortie d'un pas lent, le regard amusé, malgré elle, aux mille et mille objets de toute provenance et de tout usage, entassés sur les comptoirs, pendus aux murs, accrochés à des tringles, empilés dans des armoires, étalés dans des vitrines. Le tableautin est trop connu pour mériter même un crayon. La jeune baronne était entrée dans le magasin, à deux heures. Il n'en était que trois, et déjà cette foule, qu'elle avait désiré éviter, commençait de la presser de toutes parts. L'énorme bâtisse regorgeait de ce formidable afflux féminin qui semble donner raison aux prophètes de la démocratie. Le rêve du nivellement universel n'est-il pas réalisé dans le dédale d'un pareil emporium? Les diverses classes n'y sont-elles pas confondues, dans un pêle-mêle extravagant? La modeste épouse du fonctionnaire à dix-huit cents francs y coudoie la compagne du financier juif, dont les bénéfices de bourse se chiffreront, le 31 décembre, par un demi-million. La provinciale, pour laquelle le voyage à Paris est un événement, y frôle l'étrangère qui va de Saint-Pétersbourg au Caire et de Cannes à New-York, sur un oui, sur un non, aussi facilement qu'elle est venue ici de son hôtel de la place Vendôme. La fille à la mode, que son automobile de grande marque attend à la porte, croise l'étudiante du quartier Latin qui a trottiné le long des rues, pour épargner au budget de son ménage bohémien les trente centimes du tramway. Le colossal bazar n'a-t-il pas une tentation pour chaque désir, une occasion pour chaque besoin? Même une grande dame authentique, qui n'eût eu, voici cinquante ans, que des fournisseurs personnels, finit par avoir recours au banal et commode caravansérail, quitte à s'y promener, comme faisait Mme de La Node, en dépit de la promiscuité forcée, avec cet air patricien qui ne s'imite pas, qui ne se définit pas. On discerne à peine en quoi il réside. C'est une façon de poser le regard et de porter la tête, de se tenir et de marcher, où il y a de la réserve et de l'assurance, de la fierté et du naturel, un rien de hauteur et de la simplicité, un quant-à-soi tout en nuances. Mais aucune femme, ni aucun homme ne s'y trompe. Certes, Mme de La Node n'avait en elle, quand on analysait sa personne, rien de particulièrement remarquable. Il semblait qu'elle dût passer partout inaperçue. C'était une femme plutôt petite, jolie, d'une joliesse un peu menue, un peu sèche. Elle avait des yeux bruns dont les prunelles se faisaient aisément ternes au repos; des cheveux châtains, pareils à tous les cheveux châtains; une taille mince, pareille à toutes les tailles minces. Ses toilettes n'offraient, elles non plus, rien de très affirmé, de très voyant. Elle était habillée, ce jour-là, d'une robe de ville, d'un petit velours marron avec un semis de pois blancs, et coiffée d'un chapeau assorti, sans le moindre caractère d'excentricité. Et les acheteurs et les acheteuses qu'elle croisait la suivaient d'un regard plus appuyé, les vendeurs s'avançaient à son approche avec un empressement plus déférent. De ravissants détails: des oreilles coquettement ourlées, des dents très blanches et bien rangées, la finesse de ses mains et de ses pieds, corrigeaient sans doute ce que cet aspect général aurait eu d'indifférent,—n'eût été le je ne sais quoi. Mais elle l'avait, ce je ne sais quoi, et elle savait qu'elle l'avait. Un léger, un imperceptible pli d'impertinence flottait, plus encore qu'il ne se creusait, au coin de ses narines minces et de ses lèvres, sensuelles tout ensemble et sans bonté. C'était le défaut de cette physionomie: rendue à elle-même, et quand rien ne suscitait son attention, comme maintenant, il s'en dégageait une maussaderie qui pouvait déceler également l'apathie d'une Parisienne épuisée de frivolités et une extrême surveillance de soi. Cet air inamusable était tellement empreint sur ce visage délicat et inexpressif qu'il décourageait aussitôt l'attention que l'aristocratique allure de la passante avait suscitée.

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