Dix-sept Histoires de Marins

Fiction & Literature, Action Suspense, Classics, Historical
Cover of the book Dix-sept Histoires de Marins by CLAUDE FARRÈRE, Jwarlal
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Author: CLAUDE FARRÈRE ISBN: 1230002406992
Publisher: Jwarlal Publication: July 3, 2018
Imprint: Language: French
Author: CLAUDE FARRÈRE
ISBN: 1230002406992
Publisher: Jwarlal
Publication: July 3, 2018
Imprint:
Language: French

Madame,

Daignez m'excuser d'abord: je sais à merveille que vous ne lisez jamais de préface. Mais ne vous y trompez point: ceci n'a pas la vanité d'en être une. Je serais fort embarrassé d'avoir à vous vanter, comme il faudrait, le poil de mon ours, et vous écrire ici tout le bien que je n'en pense pas. Dieu nous garde vous et moi d'un tel plaidoyer! Mais il me semble que je manquerais à la courtoisie si je ne vous présentais pas officiellement, tout de suite, les principaux des personnages que vous rencontrerez tout à l'heure, à supposer que vous lisiez plus avant. Prenez donc ces quelques lignes pour ce qu'elles sont: une «introduction» protocolaire, sans davantage.

Madame, si vous êtes patiente assez pour couper toutes les trois cents pages de ce volume, vous verrez que dix-sept histoires s'y succèdent, lesquelles vous paraîtront, à les feuilleter, hétéroclites, donc mal faites pour loger ensemble à la même enseigne et dormir côte à côte sous une seule couverture jaune.

Leur unique excuse à voisiner si familièrement est de pouvoir se prétendre, malgré l'apparence contraire, proches parentes les unes des autres, par cette raison que tous les principaux personnages dont je vous parlais tantôt font partie, très véritablement, d'une race unique: la race des hommes qui vivent sur la mer, la race des femmes qui aiment ces hommes ou qui sont aimées par eux.

Madame, je ne mets point en doute que vous ne connaissiez la mer le mieux du monde;—j'entends, que vous ne l'ayez mille fois contemplée du haut d'un cap, d'un môle, voire d'une passerelle de navire.—Et je n'ignore pas que vous comptez force marins parmi vos relations: votre oncle l'amiral, qui est membre de l'Union;—ce midshipman anglais qui fut, l'hiver dernier, votre flirt, à Beaulieu;—le caouadji à turban qui élaborait naguère, à bord de votre dahabieh, cet incomparable café turc dont vous êtes encore fière;—le vieux patron normand qui vous emmena jadis pêcher le hareng, sur son chalutier, au large de Trouville;—moi-même;—et tant d'autres... J'ai peur tout de même que vous n'ayez pas bien su démêler, sur le visage de tous ces navigateurs, quoique un brin différents, cette secrète ressemblance qu'on ne peut ni contester, ni définir, et que votre nourrice nommait avec simplicité «l'empreinte du sang». Elle s'y trouve néanmoins, croyez-le, et si vous aviez, ce qu'à Dieu ne plaise! vécu comme moi, dix-neuf de vos plus belles années entre ciel et mer, sur un plancher mouvant dont les vaches n'ont jamais voulu, vous auriez mille et mille fois constaté, comme j'ai fait, que tous les hommes de mon espèce, sans distinction d'âge, de caste, de naissance, de couleur, et qu'elle ait été leur patrie d'autrefois et la cité dont ils étaient citoyens—avant de devenir irrésistiblement sujets et serfs de sa seule Majesté l'Océan,—portent au visage, et au corps, et à l'âme, un caractère commun, une marque uniforme, une empreinte—plus profonde et plus indélébile que celle du sang:—l'empreinte de la mer. Le hasard m'a très souvent jeté à l'improviste sur des rivages lointains et saugrenus, et je me souviens d'avoir foulé la poussière de beaucoup de villes extravagantes à force d'être exotiques. J'y voyais, comme jadis don César de Bazan, parmi des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, des hommes nuancés non moins diversement; mais je reconnaissais tout de même, et du premier coup d'œil, nonobstant leur couleur, ceux de ces hommes qui étaient marins comme moi, parce que les stigmates professionnels transparaissaient toujours à travers leur épidémie pigmenté n'importe comment. Et ce n'est pas seulement leur apparence identique, ce n'est pas seulement leur similitude extérieure qui font des hommes de la mer une nation réelle, une seule nation, immuable de Buenos-Ayres à Vladivostock et de Bornéo à Terre-Neuve, c'est encore l'ensemble très homogène de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs préjugés, de leurs superstitions et de leurs religions.—Cette nation-là constituait même encore, il y a très peu d'années, la seule nation de purs gentilshommes en plein xxe siècle...

Oui, Madame, moi, qui vous griffonne ces quatre pages, j'ai vu de mes yeux, j'ai touché de mes mains ce fabuleux, cet ahurissant anachronisme: une race entière, nombreuse de plusieurs millions d'êtres humains, laquelle race s'obstinait, dans notre âge de manufactures, de parlementarisme et de coups de bourse, à mépriser l'argent, à dédaigner la mort, et à vivre, somme toute, comme vécurent jadis dans leur meilleur temps les gens de qualité, vos aïeux...

Il y a très peu d'années de cela ... dix années peut-être ... quinze, au plus... La vérité m'oblige d'ailleurs à reconnaître que les choses ont quelque peu changé depuis, et non pas pour devenir plus belles. La faute en est à la télégraphie sans fil, aux turbines Parson et aux paquebots longs de quatre cents mètres. On traverse aujourd'hui l'Atlantique en quatre jours. Impossible, dans un laps si bref, d'oublier l'odeur et la couleur du rivage qu'on vient de quitter. Impossible de s'habituer comme il faudrait à l'étrange sensation de n'être plus sur terre. Impossible de devenir, même en s'y efforçant, ce que nous devenions jadis sans nous en apercevoir et sans y songer: des marins...

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Madame,

Daignez m'excuser d'abord: je sais à merveille que vous ne lisez jamais de préface. Mais ne vous y trompez point: ceci n'a pas la vanité d'en être une. Je serais fort embarrassé d'avoir à vous vanter, comme il faudrait, le poil de mon ours, et vous écrire ici tout le bien que je n'en pense pas. Dieu nous garde vous et moi d'un tel plaidoyer! Mais il me semble que je manquerais à la courtoisie si je ne vous présentais pas officiellement, tout de suite, les principaux des personnages que vous rencontrerez tout à l'heure, à supposer que vous lisiez plus avant. Prenez donc ces quelques lignes pour ce qu'elles sont: une «introduction» protocolaire, sans davantage.

Madame, si vous êtes patiente assez pour couper toutes les trois cents pages de ce volume, vous verrez que dix-sept histoires s'y succèdent, lesquelles vous paraîtront, à les feuilleter, hétéroclites, donc mal faites pour loger ensemble à la même enseigne et dormir côte à côte sous une seule couverture jaune.

Leur unique excuse à voisiner si familièrement est de pouvoir se prétendre, malgré l'apparence contraire, proches parentes les unes des autres, par cette raison que tous les principaux personnages dont je vous parlais tantôt font partie, très véritablement, d'une race unique: la race des hommes qui vivent sur la mer, la race des femmes qui aiment ces hommes ou qui sont aimées par eux.

Madame, je ne mets point en doute que vous ne connaissiez la mer le mieux du monde;—j'entends, que vous ne l'ayez mille fois contemplée du haut d'un cap, d'un môle, voire d'une passerelle de navire.—Et je n'ignore pas que vous comptez force marins parmi vos relations: votre oncle l'amiral, qui est membre de l'Union;—ce midshipman anglais qui fut, l'hiver dernier, votre flirt, à Beaulieu;—le caouadji à turban qui élaborait naguère, à bord de votre dahabieh, cet incomparable café turc dont vous êtes encore fière;—le vieux patron normand qui vous emmena jadis pêcher le hareng, sur son chalutier, au large de Trouville;—moi-même;—et tant d'autres... J'ai peur tout de même que vous n'ayez pas bien su démêler, sur le visage de tous ces navigateurs, quoique un brin différents, cette secrète ressemblance qu'on ne peut ni contester, ni définir, et que votre nourrice nommait avec simplicité «l'empreinte du sang». Elle s'y trouve néanmoins, croyez-le, et si vous aviez, ce qu'à Dieu ne plaise! vécu comme moi, dix-neuf de vos plus belles années entre ciel et mer, sur un plancher mouvant dont les vaches n'ont jamais voulu, vous auriez mille et mille fois constaté, comme j'ai fait, que tous les hommes de mon espèce, sans distinction d'âge, de caste, de naissance, de couleur, et qu'elle ait été leur patrie d'autrefois et la cité dont ils étaient citoyens—avant de devenir irrésistiblement sujets et serfs de sa seule Majesté l'Océan,—portent au visage, et au corps, et à l'âme, un caractère commun, une marque uniforme, une empreinte—plus profonde et plus indélébile que celle du sang:—l'empreinte de la mer. Le hasard m'a très souvent jeté à l'improviste sur des rivages lointains et saugrenus, et je me souviens d'avoir foulé la poussière de beaucoup de villes extravagantes à force d'être exotiques. J'y voyais, comme jadis don César de Bazan, parmi des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, des hommes nuancés non moins diversement; mais je reconnaissais tout de même, et du premier coup d'œil, nonobstant leur couleur, ceux de ces hommes qui étaient marins comme moi, parce que les stigmates professionnels transparaissaient toujours à travers leur épidémie pigmenté n'importe comment. Et ce n'est pas seulement leur apparence identique, ce n'est pas seulement leur similitude extérieure qui font des hommes de la mer une nation réelle, une seule nation, immuable de Buenos-Ayres à Vladivostock et de Bornéo à Terre-Neuve, c'est encore l'ensemble très homogène de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs préjugés, de leurs superstitions et de leurs religions.—Cette nation-là constituait même encore, il y a très peu d'années, la seule nation de purs gentilshommes en plein xxe siècle...

Oui, Madame, moi, qui vous griffonne ces quatre pages, j'ai vu de mes yeux, j'ai touché de mes mains ce fabuleux, cet ahurissant anachronisme: une race entière, nombreuse de plusieurs millions d'êtres humains, laquelle race s'obstinait, dans notre âge de manufactures, de parlementarisme et de coups de bourse, à mépriser l'argent, à dédaigner la mort, et à vivre, somme toute, comme vécurent jadis dans leur meilleur temps les gens de qualité, vos aïeux...

Il y a très peu d'années de cela ... dix années peut-être ... quinze, au plus... La vérité m'oblige d'ailleurs à reconnaître que les choses ont quelque peu changé depuis, et non pas pour devenir plus belles. La faute en est à la télégraphie sans fil, aux turbines Parson et aux paquebots longs de quatre cents mètres. On traverse aujourd'hui l'Atlantique en quatre jours. Impossible, dans un laps si bref, d'oublier l'odeur et la couleur du rivage qu'on vient de quitter. Impossible de s'habituer comme il faudrait à l'étrange sensation de n'être plus sur terre. Impossible de devenir, même en s'y efforçant, ce que nous devenions jadis sans nous en apercevoir et sans y songer: des marins...

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