La Traversée des Apparences

Fiction & Literature, Classics
Cover of the book La Traversée des Apparences by Virginia Woolf, GILBERT TEROL
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Author: Virginia Woolf ISBN: 1230000224107
Publisher: GILBERT TEROL Publication: March 10, 2014
Imprint: Language: French
Author: Virginia Woolf
ISBN: 1230000224107
Publisher: GILBERT TEROL
Publication: March 10, 2014
Imprint:
Language: French

Pour l’homme, ses lèvres mobiles laissaient deviner que cette magie, c’était la pensée ; pour la femme, son regard fixé droit devant elle et comme pétrifié au-dessus du niveau normal montrait que c’était le chagrin. Seul le mépris de tout ce qui se trouvait sur son passage lui permettait de retenir ses larmes ; être effleurée par les gens qui la dépassaient lui était manifestement une souffrance. Après avoir pendant quelques instants observés d’un œil stoïque la circulation sur le quai, elle tira son mari par la manche et ils traversèrent entre deux brusques rafales d’automobiles. Une fois en sécurité sur le trottoir opposé, elle dégagea doucement son bras et décontracta en même temps ses lèvres qui se mirent à trembler. Des larmes roulèrent sur ses joues et, les coudes appuyés à la balustrade, elle protégea son visage contre les regards indiscrets. Mr. Ambrose, cherchant à la consoler, lui tapota l’épaule, mais elle ne fit pas mine de s’y prêter. Alors, gêné de rester là, à côté d’une souffrance plus vive que la sienne, il se croisa les bras derrière le dos et commença à déambuler le long du trottoir.

Le quai présente par endroits des saillies qui rappellent les chaires d’église, mais les prédicateurs y sont remplacés par des gamins qui balancent des ficelles, jettent des cailloux, font partir en croisière des boulettes de papier. Prompts à déceler tout détail insolite, ils furent d’abord assez impressionnés par l’aspect de Mr. Ambrose. Le plus déluré cependant lui lança : « Barbe-Bleue ! » Mr. Ambrose, craignant de les voir importuner sa femme, leva sa canne sur eux ; là-dessus, ils décidèrent qu’il n’était que grotesque et quatre voix au lieu d’une reprirent en chœur : « Barbe-Bleue ! »

Bien que Mrs. Ambrose demeurât immobile plus longtemps qu’il ne paraissait naturel, les gamins la laissèrent en paix. Il y a toujours, près du pont de Waterloo, des gens qui regardent le fleuve. Par les beaux après-midi, les couples s’y attardent à bavarder pendant des demi-heures entières ; la plupart des promeneurs consacrent trois minutes à la contemplation ; quand ils ont comparé leurs impressions avec des impressions précédentes ou prononcé un jugement, ils reprennent leur chemin. Certains jours, les immeubles, les églises, les hôtels de Westminster rappellent la silhouette de Constantinople dans la brume ; le fleuve apparaît tantôt somptueusement pourpre, tantôt couleur de boue, tantôt étincelant et bleu comme la mer. Cela vaut toujours la peine de se pencher sur lui pour voir ce qui s’y passe. Mais le regard de cette femme ne s’élevait ni ne s’abaissait. Depuis qu’elle était là, elle ne voyait qu’une seule chose : un rond irisé qui flottait, avec un brin de paille au milieu. La paille et le rond passaient et repassaient derrière le tremblant écran d’une grosse larme qui s’enflait, qui montait, qui finit par tomber dans le fleuve.

À ce moment, une voix toute proche vint frapper son oreille :

Lars Porsenna de Clusium,

Par les neuf dieux jura,

Puis, plus faiblement à mesure que le récitant s’éloignait :

Que la noble maison de Tarquin

Ne souffrirait plus d’injustice.

Il lui faudrait revenir à tout cela, elle le savait bien, mais pour l’instant elle avait besoin de pleurer. Cachant son visage, elle sanglotait maintenant avec moins de nervosité. Ses épaules se soulevaient et s’abaissaient sur un rythme très régulier. C’est ainsi que son mari la trouva quand il vint la rejoindre après avoir marché jusqu’au sphinx de pierre polie et s’être heurté au passage contre un marchand de cartes postales. La strophe s’interrompit aussitôt. Il s’approcha, lui posa la main sur l’épaule et dit : « Ma chérie. » Son intonation était suppliante. Mais elle écarta de lui son visage fermé, ce qui voulait dire : « Il est impossible que vous compreniez. »

Comme il restait là cependant, force-lui fut de s’essuyer les yeux et de les lever jusqu’au niveau des cheminées d’usine sur la rive opposée. Elle discerna aussi les arches du pont et les voitures qui défilaient au-dessus, comme une kyrielle d’animaux dans une galerie de tir. Elles n’apparaissaient qu’estompées, d’ailleurs ; pour arriver à distinguer les objets, il lui fallait évidemment cesser de pleurer et se remettre en marche.

« Je préfère marcher », dit-elle, alors que son mari faisait signe à un fiacre déjà occupé par deux hommes d’affaires.

L’action de marcher avait rompu la fixité de son état d’esprit. Les automobiles lancées à toute vitesse, plus semblables à des araignées lunaires qu’à des objets terrestres, les camions grondants, les fiacres tintinnabulants, les petits cabriolets noirs ramenaient sa pensée vers le monde dans lequel elle vivait. Quelque part, là-haut, au-dessus des pignons, où les fumées s’élevaient en colline pointue, ses enfants la réclamaient, puis se laissaient rassurer. Mais devant la masse de rues, de places, d’édifices publics qui la séparaient d’eux, elle se disait surtout que Londres avait fait vraiment peu de chose pour se faire aimer d’elle, bien que, sur les quarante années de sa vie, elle en eût passé trente dans une de ses rues. Elle déchiffrait aisément la foule qui la côtoyait : les riches qui, à cette heure, couraient de l’une à l’autre de leurs maisons respectives, les travailleurs enragés qui se précipitaient tout droit à leurs bureaux, les pauvres qui étaient malheureux et pleins d’une juste rancune. Déjà, malgré le soleil qui se montrait encore dans la brume, des vieux et des vieilles en guenilles s’en allaient, dodelinant de la tête, dormir sur des bancs. Dès que l’on renonçait à voir le vêtement de beauté qui recouvre les choses, on trouvait ce squelette.

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Pour l’homme, ses lèvres mobiles laissaient deviner que cette magie, c’était la pensée ; pour la femme, son regard fixé droit devant elle et comme pétrifié au-dessus du niveau normal montrait que c’était le chagrin. Seul le mépris de tout ce qui se trouvait sur son passage lui permettait de retenir ses larmes ; être effleurée par les gens qui la dépassaient lui était manifestement une souffrance. Après avoir pendant quelques instants observés d’un œil stoïque la circulation sur le quai, elle tira son mari par la manche et ils traversèrent entre deux brusques rafales d’automobiles. Une fois en sécurité sur le trottoir opposé, elle dégagea doucement son bras et décontracta en même temps ses lèvres qui se mirent à trembler. Des larmes roulèrent sur ses joues et, les coudes appuyés à la balustrade, elle protégea son visage contre les regards indiscrets. Mr. Ambrose, cherchant à la consoler, lui tapota l’épaule, mais elle ne fit pas mine de s’y prêter. Alors, gêné de rester là, à côté d’une souffrance plus vive que la sienne, il se croisa les bras derrière le dos et commença à déambuler le long du trottoir.

Le quai présente par endroits des saillies qui rappellent les chaires d’église, mais les prédicateurs y sont remplacés par des gamins qui balancent des ficelles, jettent des cailloux, font partir en croisière des boulettes de papier. Prompts à déceler tout détail insolite, ils furent d’abord assez impressionnés par l’aspect de Mr. Ambrose. Le plus déluré cependant lui lança : « Barbe-Bleue ! » Mr. Ambrose, craignant de les voir importuner sa femme, leva sa canne sur eux ; là-dessus, ils décidèrent qu’il n’était que grotesque et quatre voix au lieu d’une reprirent en chœur : « Barbe-Bleue ! »

Bien que Mrs. Ambrose demeurât immobile plus longtemps qu’il ne paraissait naturel, les gamins la laissèrent en paix. Il y a toujours, près du pont de Waterloo, des gens qui regardent le fleuve. Par les beaux après-midi, les couples s’y attardent à bavarder pendant des demi-heures entières ; la plupart des promeneurs consacrent trois minutes à la contemplation ; quand ils ont comparé leurs impressions avec des impressions précédentes ou prononcé un jugement, ils reprennent leur chemin. Certains jours, les immeubles, les églises, les hôtels de Westminster rappellent la silhouette de Constantinople dans la brume ; le fleuve apparaît tantôt somptueusement pourpre, tantôt couleur de boue, tantôt étincelant et bleu comme la mer. Cela vaut toujours la peine de se pencher sur lui pour voir ce qui s’y passe. Mais le regard de cette femme ne s’élevait ni ne s’abaissait. Depuis qu’elle était là, elle ne voyait qu’une seule chose : un rond irisé qui flottait, avec un brin de paille au milieu. La paille et le rond passaient et repassaient derrière le tremblant écran d’une grosse larme qui s’enflait, qui montait, qui finit par tomber dans le fleuve.

À ce moment, une voix toute proche vint frapper son oreille :

Lars Porsenna de Clusium,

Par les neuf dieux jura,

Puis, plus faiblement à mesure que le récitant s’éloignait :

Que la noble maison de Tarquin

Ne souffrirait plus d’injustice.

Il lui faudrait revenir à tout cela, elle le savait bien, mais pour l’instant elle avait besoin de pleurer. Cachant son visage, elle sanglotait maintenant avec moins de nervosité. Ses épaules se soulevaient et s’abaissaient sur un rythme très régulier. C’est ainsi que son mari la trouva quand il vint la rejoindre après avoir marché jusqu’au sphinx de pierre polie et s’être heurté au passage contre un marchand de cartes postales. La strophe s’interrompit aussitôt. Il s’approcha, lui posa la main sur l’épaule et dit : « Ma chérie. » Son intonation était suppliante. Mais elle écarta de lui son visage fermé, ce qui voulait dire : « Il est impossible que vous compreniez. »

Comme il restait là cependant, force-lui fut de s’essuyer les yeux et de les lever jusqu’au niveau des cheminées d’usine sur la rive opposée. Elle discerna aussi les arches du pont et les voitures qui défilaient au-dessus, comme une kyrielle d’animaux dans une galerie de tir. Elles n’apparaissaient qu’estompées, d’ailleurs ; pour arriver à distinguer les objets, il lui fallait évidemment cesser de pleurer et se remettre en marche.

« Je préfère marcher », dit-elle, alors que son mari faisait signe à un fiacre déjà occupé par deux hommes d’affaires.

L’action de marcher avait rompu la fixité de son état d’esprit. Les automobiles lancées à toute vitesse, plus semblables à des araignées lunaires qu’à des objets terrestres, les camions grondants, les fiacres tintinnabulants, les petits cabriolets noirs ramenaient sa pensée vers le monde dans lequel elle vivait. Quelque part, là-haut, au-dessus des pignons, où les fumées s’élevaient en colline pointue, ses enfants la réclamaient, puis se laissaient rassurer. Mais devant la masse de rues, de places, d’édifices publics qui la séparaient d’eux, elle se disait surtout que Londres avait fait vraiment peu de chose pour se faire aimer d’elle, bien que, sur les quarante années de sa vie, elle en eût passé trente dans une de ses rues. Elle déchiffrait aisément la foule qui la côtoyait : les riches qui, à cette heure, couraient de l’une à l’autre de leurs maisons respectives, les travailleurs enragés qui se précipitaient tout droit à leurs bureaux, les pauvres qui étaient malheureux et pleins d’une juste rancune. Déjà, malgré le soleil qui se montrait encore dans la brume, des vieux et des vieilles en guenilles s’en allaient, dodelinant de la tête, dormir sur des bancs. Dès que l’on renonçait à voir le vêtement de beauté qui recouvre les choses, on trouvait ce squelette.

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