L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE PIRATE, AMIRAL, GRAND D'ESPAGNE ET MARQUIS AVEC SIX AUTRES SINGULIERES HISTOIRES

Fiction & Literature, Action Suspense, Classics, Historical
Cover of the book L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE PIRATE, AMIRAL, GRAND D'ESPAGNE ET MARQUIS AVEC SIX AUTRES SINGULIERES HISTOIRES by CLAUDE FARRÈRE, Jwarlal
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Author: CLAUDE FARRÈRE ISBN: 1230002407012
Publisher: Jwarlal Publication: July 3, 2018
Imprint: Language: French
Author: CLAUDE FARRÈRE
ISBN: 1230002407012
Publisher: Jwarlal
Publication: July 3, 2018
Imprint:
Language: French

Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut même à vous, pauvres chiens d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...

A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au nom de Dieu!

Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la Merveilleuse Aventure d'Achmet pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre!

Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral! alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous ensemble.

Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je mens, mentirait lui-même.

Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance, pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,—gens de Circassie,—sont moins simples que nous, les Turkmènes,—gens du Turkestan—: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom, commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4].

Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que moi!...)

Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous, messires, notre Allah commande... la illah il Allah! Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!...

... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième—huit est le nombre divin! disent les initiés, savants ès la Kabbale!—Cette épouse huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième printemps...—quatorze, disent les savants initiés, est le nombre deux fois sage!—l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable, portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu.

En ce temps-là, messires et messeigneurs, le propre père du plus sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah—louanges à Lui!—se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis, comme naguère Rechid Djemal.

Or, âgé de neuf ans,—et les initiés nomment le nombre neuf, nombre de la pleine promesse,—Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la Foi, de tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.

Adonc, voilà devenu page au harem,—et sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,—adonc voilà, devenu tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était, le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh Harem...—Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur, si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page Achmet...

... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda:

—Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque!

Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua, recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il dit:

—J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à onze paires?

Lors, Souléïman commanda:

—A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Lors, le page répéta:

—J'ai écouté pour obéir.

Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.

Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:

—Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale.

—Tu sais faire vite ce que tu fais,—dit Souléïman,—et tu sais aussi le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les grandes choses comme dans les petites.

Il ajouta:

—Viens.

Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent.

—Pourquoi?—demanda le Padishah.

—Nous sommes au saint mois du Ramazan,—dit Achmet:—il sied de se montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire:

—Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,—dit-il:—tu es un bon serviteur.

Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et, demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y agenouilla.

—Pourquoi? dit encore Souléïman.

—Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.—S'il sied de se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que je suis: rien.

Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire:

—Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.

Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société des femmes, mérita de recevoir, d'un Prince sublime entre les plus sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite de l'histoire le va prouver.

Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que je vais vous chanter:

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Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut même à vous, pauvres chiens d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...

A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au nom de Dieu!

Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la Merveilleuse Aventure d'Achmet pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre!

Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral! alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous ensemble.

Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je mens, mentirait lui-même.

Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance, pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,—gens de Circassie,—sont moins simples que nous, les Turkmènes,—gens du Turkestan—: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom, commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4].

Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que moi!...)

Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous, messires, notre Allah commande... la illah il Allah! Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!...

... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième—huit est le nombre divin! disent les initiés, savants ès la Kabbale!—Cette épouse huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième printemps...—quatorze, disent les savants initiés, est le nombre deux fois sage!—l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable, portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu.

En ce temps-là, messires et messeigneurs, le propre père du plus sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah—louanges à Lui!—se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis, comme naguère Rechid Djemal.

Or, âgé de neuf ans,—et les initiés nomment le nombre neuf, nombre de la pleine promesse,—Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la Foi, de tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.

Adonc, voilà devenu page au harem,—et sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,—adonc voilà, devenu tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était, le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh Harem...—Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur, si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page Achmet...

... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda:

—Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque!

Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua, recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il dit:

—J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à onze paires?

Lors, Souléïman commanda:

—A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Lors, le page répéta:

—J'ai écouté pour obéir.

Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.

Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:

—Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale.

—Tu sais faire vite ce que tu fais,—dit Souléïman,—et tu sais aussi le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les grandes choses comme dans les petites.

Il ajouta:

—Viens.

Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent.

—Pourquoi?—demanda le Padishah.

—Nous sommes au saint mois du Ramazan,—dit Achmet:—il sied de se montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire:

—Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,—dit-il:—tu es un bon serviteur.

Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et, demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y agenouilla.

—Pourquoi? dit encore Souléïman.

—Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.—S'il sied de se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que je suis: rien.

Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire:

—Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.

Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société des femmes, mérita de recevoir, d'un Prince sublime entre les plus sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite de l'histoire le va prouver.

Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que je vais vous chanter:

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