CONSIDÉRATIONS INACTUELLES DEUXIÈME SÉRIE

Fiction & Literature, Action Suspense, Classics, Historical
Cover of the book CONSIDÉRATIONS INACTUELLES DEUXIÈME SÉRIE by Fredéric Nietzsche, Jwarlal
View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart
Author: Fredéric Nietzsche ISBN: 1230002455402
Publisher: Jwarlal Publication: July 31, 2018
Imprint: Language: French
Author: Fredéric Nietzsche
ISBN: 1230002455402
Publisher: Jwarlal
Publication: July 31, 2018
Imprint:
Language: French

Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu'il eût pu répondre avec plus de justesse: ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu'il n'est sur la terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu'il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d'aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s'en cache, comme s'il avait mauvaise conscience. Pourquoi? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s'en enveloppe lui-même. Mais qu'est-ce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c'est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison: les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention 8et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit: «Sois toi-même! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires.»

Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l'atteindre d'aucune façon, tant qu'elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification! Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, 9sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu'il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu'une époque qui place son salut dans l'opinion publique, c'est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort; je veux dire par là qu'elle doit être rayée de l'histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu'elles auront à s'occuper de l'héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d'hommes pensant publiquement. A cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l'histoire, parce que la plus inhumaine.

Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j'imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu'alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n'ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d'espérance. S'ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu'au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même.

Mais, lors même que l'avenir ne nous laisserait rien 10espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet «aujourd'hui», nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brève existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes; c'est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l'envisager dangereusement, d'autant plus qu'au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s'attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l'oreille pour écouter ce que dit le voisin? C'est bien «petite ville» que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance. L'orient et l'occident n'ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu'un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie.

«Je veux faire l'essai de parvenir à la liberté», se dit la jeune âme; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu'il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu'autour d'elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d'années, n'existait pas encore. «Tout cela, ce n'est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul.» Il est11 vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d'innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles: «un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu'il ne sait pas où son chemin

View on Amazon View on AbeBooks View on Kobo View on B.Depository View on eBay View on Walmart

Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu'il eût pu répondre avec plus de justesse: ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu'il n'est sur la terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu'il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d'aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s'en cache, comme s'il avait mauvaise conscience. Pourquoi? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s'en enveloppe lui-même. Mais qu'est-ce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c'est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison: les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention 8et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit: «Sois toi-même! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires.»

Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l'atteindre d'aucune façon, tant qu'elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification! Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, 9sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu'il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu'une époque qui place son salut dans l'opinion publique, c'est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort; je veux dire par là qu'elle doit être rayée de l'histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu'elles auront à s'occuper de l'héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d'hommes pensant publiquement. A cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l'histoire, parce que la plus inhumaine.

Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j'imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu'alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n'ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d'espérance. S'ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu'au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même.

Mais, lors même que l'avenir ne nous laisserait rien 10espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet «aujourd'hui», nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brève existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes; c'est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l'envisager dangereusement, d'autant plus qu'au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s'attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l'oreille pour écouter ce que dit le voisin? C'est bien «petite ville» que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance. L'orient et l'occident n'ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu'un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie.

«Je veux faire l'essai de parvenir à la liberté», se dit la jeune âme; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu'il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu'autour d'elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d'années, n'existait pas encore. «Tout cela, ce n'est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul.» Il est11 vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d'innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles: «un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu'il ne sait pas où son chemin

More books from Jwarlal

Cover of the book DON QUIXOTE Complete by Fredéric Nietzsche
Cover of the book SEMIRAMIS A Tale of Battle and of Love by Fredéric Nietzsche
Cover of the book LES FEMMES D'ARTISTES by Fredéric Nietzsche
Cover of the book PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE by Fredéric Nietzsche
Cover of the book IN FACCIA AL DESTINO by Fredéric Nietzsche
Cover of the book Bêtes et gens qui s'aimèrent by Fredéric Nietzsche
Cover of the book ROBERT ORANGE BEING A CONTINUATION OF THE HISTORY OF ROBERT ORANGE, M.P. AND A SEQUEL TO THE SCHOOL FOR SAINTS by Fredéric Nietzsche
Cover of the book THE CROWN OF WILD OLIVE by Fredéric Nietzsche
Cover of the book LES TROIS DON JUAN by Fredéric Nietzsche
Cover of the book THE INNOCENCE OF FATHER BROWN by Fredéric Nietzsche
Cover of the book THE PURCELL PAPERS volume II by Fredéric Nietzsche
Cover of the book PICKETT’S GAP by Fredéric Nietzsche
Cover of the book THE COUNT’S MILLIONS & BARON TRIGAULT’S VENGEANCE by Fredéric Nietzsche
Cover of the book UNCLE TOM’S CABIN OR LIFE AMONG THE LOWLY by Fredéric Nietzsche
Cover of the book MARTHE, HISTOIRE D’UNE FILLE by Fredéric Nietzsche
We use our own "cookies" and third party cookies to improve services and to see statistical information. By using this website, you agree to our Privacy Policy