Rome

Nonfiction, Social & Cultural Studies, Social Science, Cultural Studies, Customs & Traditions, Fiction & Literature, Religious, Classics
Cover of the book Rome by Émile Zola, Consumer Oriented Ebooks Publisher
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Author: Émile Zola ISBN: 1230000735162
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher Publication: October 22, 2015
Imprint: Language: French
Author: Émile Zola
ISBN: 1230000735162
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher
Publication: October 22, 2015
Imprint:
Language: French

Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards, entre Pise et
Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures du matin, lorsque l'abbé
Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin
à Rome. Il n'avait emporté qu'une valise, il sauta vivement du wagon, au
milieu de la bousculade de l'arrivée, écartant les porteurs qui
s'empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte
qu'il éprouvait d'être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de
suite, devant la Gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une
des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa
la valise près de lui, après avoir donné l'adresse au cocher:

--Via Giulia, palazzo Boccanera.

C'était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d'une
douceur, d'une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux
yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant
un prêtre français, à l'accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture
partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais.
Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square,
arrivé sur la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours,
désignant de son fouet des ruines.

--Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais français de cocher
obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s'assurer leur
clientèle.

Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture descendit au
grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa
plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste. Dans
ce bout de large voie, il n'y avait que des bâtisses neuves. Sur la
droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, en haut desquels
s'allongeait un interminable bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.

--Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.

Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé, passait les
jours à étudier la topographie de Rome sur des plans et dans des livres.
Aussi aurait-il pu se diriger, sans avoir à demander son chemin, et les
explications le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant,
c'étaient ces pentes soudaines, ces continuelles collines qui étagent en
terrasses certains quartiers. Mais la voix du cocher se haussa, bien
qu'un peu ironique, et le mouvement de son fouet se fit plus ample,
lorsque, sur la gauche, il nomma une immense construction, fraîche et
crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de pierres, surchargé de
sculptures, de frontons et de statues.

--La Banque Nationale.

Plus bas, comme la voiture tournait sur une place triangulaire, Pierre,
qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, très haut, supporté par un
grand mur lisse, un jardin suspendu, d'où se dressait, dans le ciel
limpide, l'élégant et vigoureux profil d'un pin parasol centenaire. Il
sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.

--La villa Aldobrandini.

Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui acheva de le
passionner. La rue faisait de nouveau un coude brusque, lorsque, dans
l'angle, une trouée de lumière se produisait. C'était, en contre-bas,
une place blanche, comme un puits de soleil, empli d'une aveuglante
poussière d'or; et, dans cette gloire matinale, s'érigeait une colonne
de marbre géante, toute dorée du côté où l'astre la baignait à son
lever, depuis des siècles. Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma,
car il ne se l'était pas imaginée ainsi, dans ce trou d'éblouissement,
au milieu des ombres voisines.

--La colonne Trajane.

Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière fois. Et ce
furent encore des noms jetés, au trot vit du cheval: le palais Colonna,
dont le jardin est bordé de maigres cyprès; le palais Torlonia, à demi
éventré pour les embellissements nouveaux; le palais de Venise, nu et
redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique de forteresse
du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise d'aujourd'hui. La
surprise de Pierre augmentait, devant l'aspect inattendu des choses.
Mais le coup fut rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui
indiqua triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine aussi
large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil à gauche, noire
d'ombre à droite, et au bout de laquelle la lointaine place du Peuple
faisait comme une étoile de lumière: était-ce donc là le cœur de la
ville, la promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le sang
de Rome?

Déjà la voiture s'engageait dans le cours Victor-Emmanuel, qui continue
la rue Nationale, les deux trouées dont on a coupé l'ancienne cité de
part en part, de la Gare au pont Saint-Ange. A gauche, l'abside ronde du
Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre l'église et le
lourd palais Altieri, qu'on n'avait point osé jeter bas, la rue
s'étranglait, on entrait dans une ombre humide, glaciale. Et, au delà,
devant la façade du Gesù, sur la place, le soleil recommençait,
éclatant, déroulant ses nappes dorées; tandis qu'au loin, au fond de la
rue d'Aracoeli, noyée d'ombre également, des palmiers ensoleillés
apparaissaient.

--Le Capitole, là-bas, dit le cocher.

Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la tache verte, au bout
du ténébreux couloir. Il était pénétré comme d'un frisson par ces
alternatives soudaines de chaude lumière et d'ombre froide. Devant le
palais de Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la nuit
des jours anciens lui glaçait les épaules; puis, c'était, à chaque
place, à chaque élargissement des voies nouvelles, une rentrée dans la
lumière, dans la douceur gaie et tiède de la vie. Les coups de soleil
jaune tombaient des toitures, découpaient nettement les ombres
violâtres. Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très bleu
et très doux. Et il trouvait à l'air qu'il respirait un goût spécial,
encore indéterminé, un goût de fruit qui augmentait en lui la fièvre de
l'arrivée.

Malgré son irrégularité, c'est une fort belle voie moderne que le cours
Victor-Emmanuel; et Pierre pouvait se croire dans une grande ville
quelconque, aux vastes bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant
la Chancellerie, le chef-d'œuvre de Bramante, le monument type de la
Renaissance romaine, son étonnement revint, son esprit retourna aux
palais qu'il venait déjà d'entrevoir, à cette architecture nue,
colossale et lourde, ces immenses cubes de pierre, pareils à des
hôpitaux ou à des prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les
fameux palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence
extérieure. C'était évidemment fort beau, il finirait par comprendre,
mais il devrait y réfléchir.

Brusquement, la voiture quitta le populeux cours Victor-Emmanuel,
pénétra dans des ruelles tortueuses, où elle avait peine à passer. Le
calme s'était fait, le désert, la vieille ville endormie et glaciale, au
sortir du clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se
rappela les plans consultés, il se dit qu'il approchait de la via
Giulia; et sa curiosité qui avait grandi, s'accrut alors jusqu'à le
faire souffrir, désespéré de ne pas en voir, de ne pas en savoir tout de
suite davantage. Dans l'état de fièvre où il était depuis son départ,
les étonnements qu'il éprouvait à ne pas trouver les choses telles qu'il
les avait attendues, les chocs que venait de recevoir son imagination,
aggravaient sa passion, le jetaient au désir aigu et immédiat de se
contenter. Neuf heures sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour
se présenter au palais Boccanera: pourquoi ne se faisait-il pas conduire
sur-le-champ à l'endroit classique, au sommet d'où l'on voyait Rome
entière, étalée sur les sept collines? Quand cette pensée fut entrée en
lui, elle le tortura, il finit par céder.

Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, pour lui
crier la nouvelle adresse:

--A San Pietro in Montorio.

D'abord, l'homme s'étonna, parut ne pas comprendre. D'un signe de son
fouet, il indiqua que c'était là-bas, au loin. Enfin, comme le prêtre
insistait, il se remit à sourire complaisamment, avec un branle amical
de la tête. Bon, bon! il voulait bien, lui.

Et le cheval repartit d'un train plus rapide, au milieu du dédale des
rues étroites. On en suivit une, étranglée entre de hauts murs, où le
jour descendait comme au fond d'une tranchée. Puis, au bout, il y eut
une rentrée soudaine en plein soleil, on traversa le Tibre sur l'antique
pont de Sixte IV, tandis qu'à droite et à gauche s'étendaient les
nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des constructions
récentes. De l'autre côté, le Transtévère lui aussi était éventré; et la
voiture monta la pente du Janicule, par une voie large qui portait, sur
de grandes plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher
eut son geste d'orgueil bon enfant, en nommant cette voie triomphale.

--Via Garibaldi.

Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d'une impatience
enfantine, se retournait pour voir, à mesure que la ville, derrière lui,
s'étendait et se découvrait davantage. La montée était longue, des
quartiers surgissaient toujours, jusqu'aux lointaines collines. Puis,
dans l'émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva qu'il
gâtait la satisfaction de son désir, en l'émiettant ainsi, à cette
conquête lente et partielle de l'horizon. Il voulait recevoir le coup en
plein front, Rome entière vue d'un regard, la ville sainte ramassée,
embrassée d'une seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se
retourner, malgré l'élan de tout son être.

En haut, il y a une vaste terrasse. L'église San Pietro in Montorio se
trouve là, à l'endroit où saint Pierre, dit-on, fut crucifié. La place
est nue et rousse, cuite par les grands soleils d'été; pendant qu'un peu
plus loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l'Acqua Paola
tombent à gros bouillons des trois vasques de la fontaine monumentale,
dans une éternelle fraîcheur. Et, le long du parapet qui borde la
terrasse, à pic sur le Transtévère, s'alignent toujours des touristes,
des Anglais minces, des Allemands carrés, béants d'admiration
traditionnelle, leur Guide à la main, qu'ils consultent, pour
reconnaître les monuments.

Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise sur la
banquette, faisant signe d'attendre au cocher, qui alla se ranger près
des autres fiacres et qui resta philosophiquement sur son siège, au
plein soleil, la tête basse comme son cheval, tous deux résignés
d'avance à la longue station accoutumée.

Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son âme, debout
contre le parapet, dans son étroite soutane noire, les mains nues et
serrées nerveusement, brûlantes de sa fièvre. Rome, Rome! la Ville des
Césars, la Ville des Papes, la Ville éternelle qui deux fois a conquis
le monde, la Ville prédestinée du rêve ardent qu'il faisait depuis des
mois! elle était là enfin, il la voyait! Des orages, les jours
précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d'août. Cette admirable
matinée de septembre fraîchissait dans le bleu léger du ciel sans tache,
infini. Et c'était une Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui
semblait s'évaporer au clair soleil matinal. Une fine brume bleuâtre
flottait sur les toits des bas quartiers, mais à peine sensible, d'une
délicatesse de gaze; tandis que la Campagne immense, les monts lointains
se perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d'abord, il ne
voulait s'arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome entière, au
colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol fait de la poussière
des générations. Chaque siècle en avait renouvelé la gloire, comme sous
la sève d'une immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui
faisait battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première
rencontre, c'était qu'il trouvait Rome telle qu'il la désirait, matinale
et rajeunie, d'une gaieté envolée, immatérielle presque, toute souriante
de l'espoir d'une vie nouvelle, à cette aube si pure d'un beau jour.

Alors, Pierre, immobile et debout devant l'horizon sublime, les mains
toujours serrées et brûlantes, revécut en quelques minutes les trois
dernières années de sa vie. Ah! quelle année terrible, la première,
celle qu'il avait passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes
et fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui agonise! Il
revenait de Lourdes l'âme morte, le cœur sanglant, n'ayant plus en lui
que de la cendre. Le silence et la nuit s'étaient faits sur les ruines
de son amour et de sa foi. Des jours et des jours s'écoulèrent, sans
qu'il entendît ses veines battre, sans qu'une lueur se levât, éclairant
les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, il attendait
d'avoir le courage de se reprendre à l'existence, au nom de la raison
souveraine, qui lui avait fait tout sacrifier. Pourquoi donc n'était-il
pas plus résistant et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie
tranquillement à ses certitudes nouvelles? Puisqu'il refusait de quitter
la soutane, fidèle à un amour unique et par dégoût du parjure, pourquoi
ne se donnait-il pas pour besogne quelque science permise à un prêtre,
l'astronomie ou l'archéologie? Mais quelqu'un pleurait en lui, sa mère
sans doute, une immense tendresse éperdue que rien n'avait assouvie
encore, qui se désespérait sans fin de ne pouvoir se contenter. C'était
la continuelle souffrance de sa solitude, la plaie restée vive, dans la
haute dignité de sa raison reconquise.

Puis, un soir d'automne, par un triste ciel de pluie, le hasard le mit
en relations avec un vieux prêtre, l'abbé Rose, vicaire à
Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. Il alla le voir, au
fond du rez-de-chaussée humide qu'il occupait, rue de Charonne, trois
pièces transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés, qu'il
ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, sa vie changea, un
intérêt nouveau et tout-puissant y était entré, il devint l'aide peu à
peu passionné du vieux prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue
de Charonne. D'abord, il ne le fit que deux fois par semaine. Puis, il
se dérangea tous les jours, il partait le matin pour ne rentrer que le
soir. Les trois pièces ne suffisant plus, il avait loué le premier
étage, il s'y était réservé une chambre, où il finit par coucher
souvent; et toutes ses petites rentes passaient là, dans ce secours
immédiat donné à l'enfance pauvre; et le vieux prêtre, ravi, touché aux
larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait du ciel, l'embrassait en
pleurant, l'appelait l'enfant du bon Dieu.

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Pendant la nuit, le train avait eu de grands retards, entre Pise et
Civita-Vecchia, et il allait être neuf heures du matin, lorsque l'abbé
Pierre Froment, après un dur voyage de vingt-cinq heures, débarqua enfin
à Rome. Il n'avait emporté qu'une valise, il sauta vivement du wagon, au
milieu de la bousculade de l'arrivée, écartant les porteurs qui
s'empressaient, se chargeant lui-même de son léger bagage, dans la hâte
qu'il éprouvait d'être arrivé, de se sentir seul et de voir. Et, tout de
suite, devant la Gare, sur la place des Cinq-Cents, étant monté dans une
des petites voitures découvertes, rangées le long du trottoir, il posa
la valise près de lui, après avoir donné l'adresse au cocher:

--Via Giulia, palazzo Boccanera.

C'était un lundi, le 3 septembre, par une matinée de ciel clair, d'une
douceur, d'une légèreté délicieuses. Le cocher, un petit homme rond, aux
yeux brillants, aux dents blanches, avait eu un sourire en reconnaissant
un prêtre français, à l'accent. Il fouetta son maigre cheval, la voiture
partit avec la vive allure de ces fiacres romains, si propres, si gais.
Mais, presque aussitôt, après avoir longé les verdures du petit square,
arrivé sur la place des Thermes, il se retourna, souriant toujours,
désignant de son fouet des ruines.

--Les Thermes de Dioclétien, dit-il en un mauvais français de cocher
obligeant, désireux de plaire aux étrangers, pour s'assurer leur
clientèle.

Des hauteurs du Viminal, où se trouve la Gare, la voiture descendit au
grand trot la pente raide de la rue Nationale. Et, dès lors, il ne cessa
plus, il tourna la tête à chaque monument, le montra du même geste. Dans
ce bout de large voie, il n'y avait que des bâtisses neuves. Sur la
droite, plus loin, montaient des massifs de verdure, en haut desquels
s'allongeait un interminable bâtiment jaune et nu, couvent ou caserne.

--Le Quirinal, le palais du roi, dit le cocher.

Pierre, depuis une semaine que son voyage était décidé, passait les
jours à étudier la topographie de Rome sur des plans et dans des livres.
Aussi aurait-il pu se diriger, sans avoir à demander son chemin, et les
explications le trouvaient prévenu. Ce qui le déroutait pourtant,
c'étaient ces pentes soudaines, ces continuelles collines qui étagent en
terrasses certains quartiers. Mais la voix du cocher se haussa, bien
qu'un peu ironique, et le mouvement de son fouet se fit plus ample,
lorsque, sur la gauche, il nomma une immense construction, fraîche et
crayeuse encore, tout un pâté gigantesque de pierres, surchargé de
sculptures, de frontons et de statues.

--La Banque Nationale.

Plus bas, comme la voiture tournait sur une place triangulaire, Pierre,
qui levait les yeux, fut ravi en apercevant, très haut, supporté par un
grand mur lisse, un jardin suspendu, d'où se dressait, dans le ciel
limpide, l'élégant et vigoureux profil d'un pin parasol centenaire. Il
sentit toute la fierté et toute la grâce de Rome.

--La villa Aldobrandini.

Puis, ce fut, plus bas encore, une vision rapide qui acheva de le
passionner. La rue faisait de nouveau un coude brusque, lorsque, dans
l'angle, une trouée de lumière se produisait. C'était, en contre-bas,
une place blanche, comme un puits de soleil, empli d'une aveuglante
poussière d'or; et, dans cette gloire matinale, s'érigeait une colonne
de marbre géante, toute dorée du côté où l'astre la baignait à son
lever, depuis des siècles. Il fut surpris, quand le cocher la lui nomma,
car il ne se l'était pas imaginée ainsi, dans ce trou d'éblouissement,
au milieu des ombres voisines.

--La colonne Trajane.

Au bas de la pente, la rue Nationale tournait une dernière fois. Et ce
furent encore des noms jetés, au trot vit du cheval: le palais Colonna,
dont le jardin est bordé de maigres cyprès; le palais Torlonia, à demi
éventré pour les embellissements nouveaux; le palais de Venise, nu et
redoutable, avec ses murs crénelés, sa sévérité tragique de forteresse
du moyen âge, oubliée là dans la vie bourgeoise d'aujourd'hui. La
surprise de Pierre augmentait, devant l'aspect inattendu des choses.
Mais le coup fut rude surtout, lorsque le cocher, de son fouet, lui
indiqua triomphalement le Corso, une longue rue étroite, à peine aussi
large que notre rue Saint-Honoré, blanche de soleil à gauche, noire
d'ombre à droite, et au bout de laquelle la lointaine place du Peuple
faisait comme une étoile de lumière: était-ce donc là le cœur de la
ville, la promenade célébrée, la voie vivante où affluait tout le sang
de Rome?

Déjà la voiture s'engageait dans le cours Victor-Emmanuel, qui continue
la rue Nationale, les deux trouées dont on a coupé l'ancienne cité de
part en part, de la Gare au pont Saint-Ange. A gauche, l'abside ronde du
Gesù était toute blonde de gaieté matinale. Puis, entre l'église et le
lourd palais Altieri, qu'on n'avait point osé jeter bas, la rue
s'étranglait, on entrait dans une ombre humide, glaciale. Et, au delà,
devant la façade du Gesù, sur la place, le soleil recommençait,
éclatant, déroulant ses nappes dorées; tandis qu'au loin, au fond de la
rue d'Aracoeli, noyée d'ombre également, des palmiers ensoleillés
apparaissaient.

--Le Capitole, là-bas, dit le cocher.

Le prêtre se pencha vivement. Mais il ne vit que la tache verte, au bout
du ténébreux couloir. Il était pénétré comme d'un frisson par ces
alternatives soudaines de chaude lumière et d'ombre froide. Devant le
palais de Venise, devant le Gesù, il lui avait semblé que toute la nuit
des jours anciens lui glaçait les épaules; puis, c'était, à chaque
place, à chaque élargissement des voies nouvelles, une rentrée dans la
lumière, dans la douceur gaie et tiède de la vie. Les coups de soleil
jaune tombaient des toitures, découpaient nettement les ombres
violâtres. Entre les façades, on apercevait des bandes de ciel très bleu
et très doux. Et il trouvait à l'air qu'il respirait un goût spécial,
encore indéterminé, un goût de fruit qui augmentait en lui la fièvre de
l'arrivée.

Malgré son irrégularité, c'est une fort belle voie moderne que le cours
Victor-Emmanuel; et Pierre pouvait se croire dans une grande ville
quelconque, aux vastes bâtisses de rapport. Mais, quand il passa devant
la Chancellerie, le chef-d'œuvre de Bramante, le monument type de la
Renaissance romaine, son étonnement revint, son esprit retourna aux
palais qu'il venait déjà d'entrevoir, à cette architecture nue,
colossale et lourde, ces immenses cubes de pierre, pareils à des
hôpitaux ou à des prisons. Jamais il ne se serait imaginé ainsi les
fameux palais romains, sans grâce ni fantaisie, sans magnificence
extérieure. C'était évidemment fort beau, il finirait par comprendre,
mais il devrait y réfléchir.

Brusquement, la voiture quitta le populeux cours Victor-Emmanuel,
pénétra dans des ruelles tortueuses, où elle avait peine à passer. Le
calme s'était fait, le désert, la vieille ville endormie et glaciale, au
sortir du clair soleil et des foules de la ville nouvelle. Il se
rappela les plans consultés, il se dit qu'il approchait de la via
Giulia; et sa curiosité qui avait grandi, s'accrut alors jusqu'à le
faire souffrir, désespéré de ne pas en voir, de ne pas en savoir tout de
suite davantage. Dans l'état de fièvre où il était depuis son départ,
les étonnements qu'il éprouvait à ne pas trouver les choses telles qu'il
les avait attendues, les chocs que venait de recevoir son imagination,
aggravaient sa passion, le jetaient au désir aigu et immédiat de se
contenter. Neuf heures sonnaient à peine, il avait toute la matinée pour
se présenter au palais Boccanera: pourquoi ne se faisait-il pas conduire
sur-le-champ à l'endroit classique, au sommet d'où l'on voyait Rome
entière, étalée sur les sept collines? Quand cette pensée fut entrée en
lui, elle le tortura, il finit par céder.

Le cocher ne se retournait plus, et Pierre dut se soulever, pour lui
crier la nouvelle adresse:

--A San Pietro in Montorio.

D'abord, l'homme s'étonna, parut ne pas comprendre. D'un signe de son
fouet, il indiqua que c'était là-bas, au loin. Enfin, comme le prêtre
insistait, il se remit à sourire complaisamment, avec un branle amical
de la tête. Bon, bon! il voulait bien, lui.

Et le cheval repartit d'un train plus rapide, au milieu du dédale des
rues étroites. On en suivit une, étranglée entre de hauts murs, où le
jour descendait comme au fond d'une tranchée. Puis, au bout, il y eut
une rentrée soudaine en plein soleil, on traversa le Tibre sur l'antique
pont de Sixte IV, tandis qu'à droite et à gauche s'étendaient les
nouveaux quais, dans le ravage et les plâtres neufs des constructions
récentes. De l'autre côté, le Transtévère lui aussi était éventré; et la
voiture monta la pente du Janicule, par une voie large qui portait, sur
de grandes plaques, le nom de Garibaldi. Une dernière fois, le cocher
eut son geste d'orgueil bon enfant, en nommant cette voie triomphale.

--Via Garibaldi.

Le cheval avait dû ralentir le pas, et Pierre, pris d'une impatience
enfantine, se retournait pour voir, à mesure que la ville, derrière lui,
s'étendait et se découvrait davantage. La montée était longue, des
quartiers surgissaient toujours, jusqu'aux lointaines collines. Puis,
dans l'émotion croissante qui faisait battre son cœur, il trouva qu'il
gâtait la satisfaction de son désir, en l'émiettant ainsi, à cette
conquête lente et partielle de l'horizon. Il voulait recevoir le coup en
plein front, Rome entière vue d'un regard, la ville sainte ramassée,
embrassée d'une seule étreinte. Et il eut la force de ne plus se
retourner, malgré l'élan de tout son être.

En haut, il y a une vaste terrasse. L'église San Pietro in Montorio se
trouve là, à l'endroit où saint Pierre, dit-on, fut crucifié. La place
est nue et rousse, cuite par les grands soleils d'été; pendant qu'un peu
plus loin, derrière, les eaux claires et grondantes de l'Acqua Paola
tombent à gros bouillons des trois vasques de la fontaine monumentale,
dans une éternelle fraîcheur. Et, le long du parapet qui borde la
terrasse, à pic sur le Transtévère, s'alignent toujours des touristes,
des Anglais minces, des Allemands carrés, béants d'admiration
traditionnelle, leur Guide à la main, qu'ils consultent, pour
reconnaître les monuments.

Pierre sauta lestement de la voiture, laissant sa valise sur la
banquette, faisant signe d'attendre au cocher, qui alla se ranger près
des autres fiacres et qui resta philosophiquement sur son siège, au
plein soleil, la tête basse comme son cheval, tous deux résignés
d'avance à la longue station accoutumée.

Et Pierre, déjà, regardait de toute sa vue, de toute son âme, debout
contre le parapet, dans son étroite soutane noire, les mains nues et
serrées nerveusement, brûlantes de sa fièvre. Rome, Rome! la Ville des
Césars, la Ville des Papes, la Ville éternelle qui deux fois a conquis
le monde, la Ville prédestinée du rêve ardent qu'il faisait depuis des
mois! elle était là enfin, il la voyait! Des orages, les jours
précédents, avaient abattu les grandes chaleurs d'août. Cette admirable
matinée de septembre fraîchissait dans le bleu léger du ciel sans tache,
infini. Et c'était une Rome noyée de douceur, une Rome du songe, qui
semblait s'évaporer au clair soleil matinal. Une fine brume bleuâtre
flottait sur les toits des bas quartiers, mais à peine sensible, d'une
délicatesse de gaze; tandis que la Campagne immense, les monts lointains
se perdaient dans du rose pâle. Il ne distingua rien d'abord, il ne
voulait s'arrêter à aucun détail, il se donnait à Rome entière, au
colosse vivant, couché là devant lui, sur ce sol fait de la poussière
des générations. Chaque siècle en avait renouvelé la gloire, comme sous
la sève d'une immortelle jeunesse. Et ce qui le saisissait, ce qui
faisait battre son cœur plus fort, à grands coups, dans cette première
rencontre, c'était qu'il trouvait Rome telle qu'il la désirait, matinale
et rajeunie, d'une gaieté envolée, immatérielle presque, toute souriante
de l'espoir d'une vie nouvelle, à cette aube si pure d'un beau jour.

Alors, Pierre, immobile et debout devant l'horizon sublime, les mains
toujours serrées et brûlantes, revécut en quelques minutes les trois
dernières années de sa vie. Ah! quelle année terrible, la première,
celle qu'il avait passée au fond de sa petite maison de Neuilly, portes
et fenêtres closes, terré là comme un animal blessé qui agonise! Il
revenait de Lourdes l'âme morte, le cœur sanglant, n'ayant plus en lui
que de la cendre. Le silence et la nuit s'étaient faits sur les ruines
de son amour et de sa foi. Des jours et des jours s'écoulèrent, sans
qu'il entendît ses veines battre, sans qu'une lueur se levât, éclairant
les ténèbres de son abandon. Il vivait machinalement, il attendait
d'avoir le courage de se reprendre à l'existence, au nom de la raison
souveraine, qui lui avait fait tout sacrifier. Pourquoi donc n'était-il
pas plus résistant et plus fort, pourquoi ne conformait-il pas sa vie
tranquillement à ses certitudes nouvelles? Puisqu'il refusait de quitter
la soutane, fidèle à un amour unique et par dégoût du parjure, pourquoi
ne se donnait-il pas pour besogne quelque science permise à un prêtre,
l'astronomie ou l'archéologie? Mais quelqu'un pleurait en lui, sa mère
sans doute, une immense tendresse éperdue que rien n'avait assouvie
encore, qui se désespérait sans fin de ne pouvoir se contenter. C'était
la continuelle souffrance de sa solitude, la plaie restée vive, dans la
haute dignité de sa raison reconquise.

Puis, un soir d'automne, par un triste ciel de pluie, le hasard le mit
en relations avec un vieux prêtre, l'abbé Rose, vicaire à
Sainte-Marguerite, dans le faubourg Saint-Antoine. Il alla le voir, au
fond du rez-de-chaussée humide qu'il occupait, rue de Charonne, trois
pièces transformées en asile, pour les petits enfants abandonnés, qu'il
ramassait dans les rues voisines. Et, dès ce moment, sa vie changea, un
intérêt nouveau et tout-puissant y était entré, il devint l'aide peu à
peu passionné du vieux prêtre. Le chemin était long, de Neuilly à la rue
de Charonne. D'abord, il ne le fit que deux fois par semaine. Puis, il
se dérangea tous les jours, il partait le matin pour ne rentrer que le
soir. Les trois pièces ne suffisant plus, il avait loué le premier
étage, il s'y était réservé une chambre, où il finit par coucher
souvent; et toutes ses petites rentes passaient là, dans ce secours
immédiat donné à l'enfance pauvre; et le vieux prêtre, ravi, touché aux
larmes de ce jeune dévouement qui lui tombait du ciel, l'embrassait en
pleurant, l'appelait l'enfant du bon Dieu.

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