Remonter le fil des souvenirs d'une existence singulière.
Alcira, petite fille de quatre ans au début du récit, vit en famille avec sa sœur, Mariana de quatre ans son aînée, sous l’autorité d’un père gérant de banque qui n’hésite pas à « corriger » sa fille cadette et d’une mère au foyer qui ne parvient pas réellement à accepter le handicap de sa fille aînée. Car Mariana, l’éternelle « petite sœur » est atteinte de troubles neurologiques moteurs incurables à la suite d’une naissance rendue difficile par incurie.
Alcira raconte ou plus exactement fait émerger du passé les scènes ayant marqué la relation presque symbiotique qu’elles entretiennent au long des 13 années de leur vie commune, ponctuée de déménagements, jusqu’au décès de Mariana.
Ce qui surprend, captive et séduit à la lecture de ce texte est bien son écriture : jouant sur la concomitance dans une même phrase du passé et du présent, au prix parfois de quelques contorsions syntaxiques, Alicia Kozameh parvient plus encore qu’à superposer les strates du temps et du souvenir, à les rendre contemporaines offrant par la même un travail de mémoire très singulier.
Un travail de mémoire sur les thèmes de la relation entre sœurs, le mal-être, la douleur qui frise la folie, dans un monde dominé par la violence sous toutes ses formes.
EXTRAIT
Je dois avoir entendu, j’entends : Allez sur la place. Emmène Alcira à la balançoire. Une nausée de joie me retourne l’estomac. Je regarde la fontaine asséchée, tout le mica, je vois Mariana assise par terre, je regarde ses genoux pointus, ses mains : cinq fils à coudre attachés entre eux par une extrémité.
Je regrette la joie dans mon estomac. La place. La place est idiote. Le toboggan, monter difficilement puis descendre comme de rien, descendre, arriver sur le sable acide. À quoi bon monter si le jeu se termine en descente. Le tourniquet, s’asseoir pour tourner, tourner fait mal au cœur, abêtit. Il perd aussi des forces à la fin, celui qui pousse se fatigue, le tourniquet perd de la vitesse, s’arrête doucement. À quoi bon monter si après il s’arrête et qu’il faut descendre. La balançoire. Pareil : tout dépend de celui qui la pousse ; mais avec la balançoire c’est différent. C’est mieux quand Tini nous emmène après avoir nettoyé toute la maison, parce que ses bras sont plus fatigués. Ses mains plus froides. Quand maman nous envoie avec elle le matin, avant qu’elle lave à grande eau le patio, elle pousse très fort. Trop fort. Et je vois bizarre, je ne vois presque plus à cette hauteur, à cette vitesse.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alicia Kozameh (Rosario, 1953), est actuellement professeur à l’Université Chapman de Los Angeles. Prisonnière politique de la dictature argentine de 1973 à 1976, son œuvre fictionnalise l’expérience carcérale et s’impose comme une exploration chaque fois renouvelée de la condition humaine dans une écriture très singulière.
Remonter le fil des souvenirs d'une existence singulière.
Alcira, petite fille de quatre ans au début du récit, vit en famille avec sa sœur, Mariana de quatre ans son aînée, sous l’autorité d’un père gérant de banque qui n’hésite pas à « corriger » sa fille cadette et d’une mère au foyer qui ne parvient pas réellement à accepter le handicap de sa fille aînée. Car Mariana, l’éternelle « petite sœur » est atteinte de troubles neurologiques moteurs incurables à la suite d’une naissance rendue difficile par incurie.
Alcira raconte ou plus exactement fait émerger du passé les scènes ayant marqué la relation presque symbiotique qu’elles entretiennent au long des 13 années de leur vie commune, ponctuée de déménagements, jusqu’au décès de Mariana.
Ce qui surprend, captive et séduit à la lecture de ce texte est bien son écriture : jouant sur la concomitance dans une même phrase du passé et du présent, au prix parfois de quelques contorsions syntaxiques, Alicia Kozameh parvient plus encore qu’à superposer les strates du temps et du souvenir, à les rendre contemporaines offrant par la même un travail de mémoire très singulier.
Un travail de mémoire sur les thèmes de la relation entre sœurs, le mal-être, la douleur qui frise la folie, dans un monde dominé par la violence sous toutes ses formes.
EXTRAIT
Je dois avoir entendu, j’entends : Allez sur la place. Emmène Alcira à la balançoire. Une nausée de joie me retourne l’estomac. Je regarde la fontaine asséchée, tout le mica, je vois Mariana assise par terre, je regarde ses genoux pointus, ses mains : cinq fils à coudre attachés entre eux par une extrémité.
Je regrette la joie dans mon estomac. La place. La place est idiote. Le toboggan, monter difficilement puis descendre comme de rien, descendre, arriver sur le sable acide. À quoi bon monter si le jeu se termine en descente. Le tourniquet, s’asseoir pour tourner, tourner fait mal au cœur, abêtit. Il perd aussi des forces à la fin, celui qui pousse se fatigue, le tourniquet perd de la vitesse, s’arrête doucement. À quoi bon monter si après il s’arrête et qu’il faut descendre. La balançoire. Pareil : tout dépend de celui qui la pousse ; mais avec la balançoire c’est différent. C’est mieux quand Tini nous emmène après avoir nettoyé toute la maison, parce que ses bras sont plus fatigués. Ses mains plus froides. Quand maman nous envoie avec elle le matin, avant qu’elle lave à grande eau le patio, elle pousse très fort. Trop fort. Et je vois bizarre, je ne vois presque plus à cette hauteur, à cette vitesse.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alicia Kozameh (Rosario, 1953), est actuellement professeur à l’Université Chapman de Los Angeles. Prisonnière politique de la dictature argentine de 1973 à 1976, son œuvre fictionnalise l’expérience carcérale et s’impose comme une exploration chaque fois renouvelée de la condition humaine dans une écriture très singulière.