Author: | Jules Verne | ISBN: | 1230000835275 |
Publisher: | Consumer Oriented Ebooks Publisher | Publication: | December 9, 2015 |
Imprint: | Language: | French |
Author: | Jules Verne |
ISBN: | 1230000835275 |
Publisher: | Consumer Oriented Ebooks Publisher |
Publication: | December 9, 2015 |
Imprint: | |
Language: | French |
Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique
yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du nord. Le
pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon; à l’extrémité
du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E G, brodées en
or et surmontées d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait le
_Duncan_; il appartenait à lord Glenarvan, l’un des seize pairs
écossais qui siègent à la chambre haute, et le membre le plus
distingué du «royal-thames-yacht-club», si célèbre dans tout le
royaume-uni.
Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, lady
Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs.
Le _Duncan_, nouvellement construit, était venu faire ses essais à
quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait à
rentrer à Glasgow; déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon,
quand le matelot de vigie signala un énorme poisson qui s’ébattait
dans le sillage du yacht.
Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de
cette rencontre. Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac
Nabbs, et demanda au capitaine ce qu’il pensait de cet animal.
«Vraiment, votre honneur, répondit John Mangles, je pense que
c’est un requin d’une belle taille.
--Un requin dans ces parages! s’écria Glenarvan.
--Cela n’est pas douteux, reprit le capitaine; ce poisson
appartient à une espèce de requins qui se rencontre dans toutes
les mers et sous toutes les latitudes. C’est le «balance-fish», et
je me trompe fort, ou nous avons affaire à l’un de ces coquins-là!
Si votre honneur y consent, et pour peu qu’il plaise à lady
Glenarvan d’assister à une pêche curieuse, nous saurons bientôt à
quoi nous en tenir.
--Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs? dit lord Glenarvan au major;
êtes-vous d’avis de tenter l’aventure?
--Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le
major.
--D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer
ces terribles bêtes. Profitons de l’occasion, et, s’il plaît à
votre honneur, ce sera à la fois un émouvant spectacle et une
bonne action.
--Faites, John,» dit lord Glenarvan.
Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le rejoignit sur la
dunette, fort tentée vraiment par cette pêche émouvante.
La mer était magnifique; on pouvait facilement suivre à sa surface
les rapides évolutions du squale, qui plongeait ou s’élançait avec
une surprenante vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les
matelots jetèrent par-dessus les bastingages de tribord une forte
corde, munie d’un émerillon amorcé avec un épais morceau de lard.
Le requin, bien qu’il fût encore à une distance de cinquante
yards, sentit l’appât offert à sa voracité. Il se rapprocha
rapidement du yacht. On voyait ses nageoires, grises à leur
extrémité, noires à leur base, battre les flots avec violence,
tandis que son appendice caudal le maintenait dans une ligne
rigoureusement droite. À mesure qu’il s’avançait, ses gros yeux
saillants apparaissaient, enflammés par la convoitise, et ses
mâchoires béantes, lorsqu’il se retournait, découvraient une
quadruple rangée de dents. Sa tête était large et disposée comme
un double marteau au bout d’un manche. John Mangles n’avait pu s’y
tromper; c’était là le plus vorace échantillon de la famille des
squales, le poisson-balance des anglais, le poisson-juif des
provençaux.
Les passagers et les marins du _Duncan_ suivaient avec une vive
attention les mouvements du requin. Bientôt l’animal fut à portée
de l’émerillon; il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et
l’énorme amorce disparut dans son vaste gosier.
Aussitôt il «se ferra» lui-même en donnant une violente secousse
au câble, et les matelots halèrent le monstrueux squale au moyen
d’un palan frappé à l’extrémité de la grande vergue. Le requin se
débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel.
Mais on eut raison de sa violence.
Une corde munie d’un nœud coulant le saisit par la queue et
paralysa ses mouvements. Quelques instants après, il était enlevé
au-dessus des bastingages et précipité sur le pont du yacht.
Aussitôt, un des marins s’approcha de lui, non sans précaution,
et, d’un coup de hache porté avec vigueur, il trancha la
formidable queue de l’animal.
La pêche était terminée; il n’y avait plus rien à craindre de la
part du monstre; la vengeance des marins se trouvait satisfaite,
mais non leur curiosité. En effet, il est d’usage à bord de tout
navire de visiter soigneusement l’estomac du requin.
Les matelots connaissent sa voracité peu délicate, s’attendent à
quelque surprise, et leur attente n’est pas toujours trompée.
Lady Glenarvan ne voulut pas assister à cette répugnante
«exploration», et elle rentra dans la dunette. Le requin haletait
encore; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents
livres.
Cette dimension et ce poids n’ont rien d’extraordinaire; mais si
le _balance-fish_ n’est pas classé parmi les géants de l’espèce,
du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables.
Bientôt l’énorme poisson fut éventré à coups de hache, et sans
plus de cérémonies. L’émerillon avait pénétré jusque dans
l’estomac, qui se trouva absolument vide; évidemment l’animal
jeûnait depuis longtemps, et les marins désappointés allaient en
jeter les débris à la mer, quand l’attention du maître d’équipage
fut attirée par un objet grossier, solidement engagé dans l’un des
viscères.
«Eh! Qu’est-ce que cela? s’écria-t-il.
--Cela, répondit un des matelots, c’est un morceau de roc que la
bête aura avalé pour se lester.
--Bon! reprit un autre, c’est bel et bien un boulet ramé que ce
coquin-là a reçu dans le ventre, et qu’il n’a pas encore pu
digérer.
--Taisez-vous donc, vous autres, répliqua Tom Austin, le second
du yacht, ne voyez-vous pas que cet animal était un ivrogne
fieffé, et que pour n’en rien perdre il a bu non seulement le vin,
mais encore la bouteille?
--Quoi! s’écria lord Glenarvan, c’est une bouteille que ce requin
a dans l’estomac!
--Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. Mais on
voit bien qu’elle ne sort pas de la cave.
--Eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la avec précaution;
les bouteilles trouvées en mer renferment souvent des documents
précieux.
--Vous croyez? dit le major Mac Nabbs.
--Je crois, du moins, que cela peut arriver.
--Oh! je ne vous contredis point, répondit le major, et il y a
peut-être là un secret.
--C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.
--Eh bien, Tom?
--Voilà, répondit le second, en montrant un objet informe qu’il
venait de retirer, non sans peine, de l’estomac du requin.
--Bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine chose, et qu’on
la porte dans la dunette.»
Tom obéit, et cette bouteille, trouvée dans des circonstances si
singulières, fut déposée sur la table du carré, autour de laquelle
prirent place lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine
John Mangles et lady Helena, car une femme est, dit-on, toujours
un peu curieuse.
Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de silence. Chacun
interrogeait du regard cette épave fragile. Y avait-il là le
secret de tout un désastre, ou seulement un message insignifiant
confié au gré des flots par quelque navigateur désœuvré?
Cependant, il fallait savoir à quoi s’en tenir, et Glenarvan
procéda sans plus attendre à l’examen de la bouteille; il prit,
d’ailleurs, toutes les précautions voulues en pareilles
circonstances; on eût dit un coroner relevant les particularités
d’une affaire grave; et Glenarvan avait raison, car l’indice le
plus insignifiant en apparence peut mettre souvent sur la voie
d’une importante découverte.
Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à
l’extérieur. Elle avait un col effilé, dont le goulot vigoureux
portait encore un bout de fil de fer entamé par la rouille; ses
parois, très épaisses et capables de supporter une pression de
plusieurs atmosphères, trahissaient une origine évidemment
champenoise. Avec ces bouteilles-là, les vignerons d’Aï ou
d’Épernay cassent des bâtons de chaise, sans qu’elles aient trace
de fêlure. Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards
d’une longue pérégrination.
«Une bouteille de la maison Cliquot», dit simplement le major.
Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée
sans conteste.
«Mon cher major, répondit Helena, peu importe ce qu’est cette
bouteille, si nous ne savons pas d’où elle vient.
--Nous le saurons, ma chère Helena, dit lord Edward, et déjà l’on
peut affirmer qu’elle vient de loin. Voyez les matières pétrifiées
qui la recouvrent, ces substances minéralisées, pour ainsi dire,
sous l’action des eaux de la mer! Cette épave avait déjà fait un
long séjour dans l’océan avant d’aller s’engloutir dans le ventre
d’un requin.
--Il m’est impossible de ne pas être de votre avis, répondit le
major, et ce vase fragile, protégé par son enveloppe de pierre, a
pu faire un long voyage.
--Mais d’où vient-il? demanda lady Glenarvan.
--Attendez, ma chère Helena, attendez; il faut être patient avec
les bouteilles. Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre
elle-même à toutes nos questions.»
Et, ce disant, Glenarvan commença à gratter les dures matières qui
protégeaient le goulot; bientôt le bouchon apparut, mais fort
endommagé par l’eau de mer.
«Circonstance fâcheuse, dit Glenarvan, car s’il se trouve là
quelque papier, il sera en fort mauvais état.
--C’est à craindre, répliqua le major.
--J’ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille mal bouchée
ne pouvait tarder à couler bas, et il est heureux que ce requin
l’ait avalée pour nous l’apporter à bord du _Duncan_.
--Sans doute, répondit John Mangles, et cependant mieux eût valu
la pêcher en pleine mer, par une longitude et une latitude bien
déterminées. On peut alors, en étudiant les courants
atmosphériques et marins, reconnaître le chemin parcouru; mais
avec un facteur comme celui-là, avec ces requins qui marchent
contre vent et marée, on ne sait plus à quoi s’en tenir.
--Nous verrons bien,» répondit Glenarvan.
En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus grand soin, et
une forte odeur saline se répandit dans la dunette.
«Eh bien? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine.
--Oui! dit Glenarvan, je ne me trompais pas! Il y a là des
papiers!
--Des documents! des documents! s’écria lady Helena.
--Seulement, répondit Glenarvan, ils paraissent être rongés par
l’humidité, et il est impossible de les retirer, car ils adhèrent
aux parois de la bouteille.
--Cassons-la, dit Mac Nabbs.
--J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan.
--Moi aussi, répondit le major.
--Sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu est plus
précieux que le contenant, et il vaut mieux sacrifier celui-ci à
celui-là.
Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique
yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du nord. Le
pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon; à l’extrémité
du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E G, brodées en
or et surmontées d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait le
_Duncan_; il appartenait à lord Glenarvan, l’un des seize pairs
écossais qui siègent à la chambre haute, et le membre le plus
distingué du «royal-thames-yacht-club», si célèbre dans tout le
royaume-uni.
Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, lady
Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs.
Le _Duncan_, nouvellement construit, était venu faire ses essais à
quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait à
rentrer à Glasgow; déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon,
quand le matelot de vigie signala un énorme poisson qui s’ébattait
dans le sillage du yacht.
Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de
cette rencontre. Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac
Nabbs, et demanda au capitaine ce qu’il pensait de cet animal.
«Vraiment, votre honneur, répondit John Mangles, je pense que
c’est un requin d’une belle taille.
--Un requin dans ces parages! s’écria Glenarvan.
--Cela n’est pas douteux, reprit le capitaine; ce poisson
appartient à une espèce de requins qui se rencontre dans toutes
les mers et sous toutes les latitudes. C’est le «balance-fish», et
je me trompe fort, ou nous avons affaire à l’un de ces coquins-là!
Si votre honneur y consent, et pour peu qu’il plaise à lady
Glenarvan d’assister à une pêche curieuse, nous saurons bientôt à
quoi nous en tenir.
--Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs? dit lord Glenarvan au major;
êtes-vous d’avis de tenter l’aventure?
--Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le
major.
--D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer
ces terribles bêtes. Profitons de l’occasion, et, s’il plaît à
votre honneur, ce sera à la fois un émouvant spectacle et une
bonne action.
--Faites, John,» dit lord Glenarvan.
Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le rejoignit sur la
dunette, fort tentée vraiment par cette pêche émouvante.
La mer était magnifique; on pouvait facilement suivre à sa surface
les rapides évolutions du squale, qui plongeait ou s’élançait avec
une surprenante vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les
matelots jetèrent par-dessus les bastingages de tribord une forte
corde, munie d’un émerillon amorcé avec un épais morceau de lard.
Le requin, bien qu’il fût encore à une distance de cinquante
yards, sentit l’appât offert à sa voracité. Il se rapprocha
rapidement du yacht. On voyait ses nageoires, grises à leur
extrémité, noires à leur base, battre les flots avec violence,
tandis que son appendice caudal le maintenait dans une ligne
rigoureusement droite. À mesure qu’il s’avançait, ses gros yeux
saillants apparaissaient, enflammés par la convoitise, et ses
mâchoires béantes, lorsqu’il se retournait, découvraient une
quadruple rangée de dents. Sa tête était large et disposée comme
un double marteau au bout d’un manche. John Mangles n’avait pu s’y
tromper; c’était là le plus vorace échantillon de la famille des
squales, le poisson-balance des anglais, le poisson-juif des
provençaux.
Les passagers et les marins du _Duncan_ suivaient avec une vive
attention les mouvements du requin. Bientôt l’animal fut à portée
de l’émerillon; il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et
l’énorme amorce disparut dans son vaste gosier.
Aussitôt il «se ferra» lui-même en donnant une violente secousse
au câble, et les matelots halèrent le monstrueux squale au moyen
d’un palan frappé à l’extrémité de la grande vergue. Le requin se
débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel.
Mais on eut raison de sa violence.
Une corde munie d’un nœud coulant le saisit par la queue et
paralysa ses mouvements. Quelques instants après, il était enlevé
au-dessus des bastingages et précipité sur le pont du yacht.
Aussitôt, un des marins s’approcha de lui, non sans précaution,
et, d’un coup de hache porté avec vigueur, il trancha la
formidable queue de l’animal.
La pêche était terminée; il n’y avait plus rien à craindre de la
part du monstre; la vengeance des marins se trouvait satisfaite,
mais non leur curiosité. En effet, il est d’usage à bord de tout
navire de visiter soigneusement l’estomac du requin.
Les matelots connaissent sa voracité peu délicate, s’attendent à
quelque surprise, et leur attente n’est pas toujours trompée.
Lady Glenarvan ne voulut pas assister à cette répugnante
«exploration», et elle rentra dans la dunette. Le requin haletait
encore; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents
livres.
Cette dimension et ce poids n’ont rien d’extraordinaire; mais si
le _balance-fish_ n’est pas classé parmi les géants de l’espèce,
du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables.
Bientôt l’énorme poisson fut éventré à coups de hache, et sans
plus de cérémonies. L’émerillon avait pénétré jusque dans
l’estomac, qui se trouva absolument vide; évidemment l’animal
jeûnait depuis longtemps, et les marins désappointés allaient en
jeter les débris à la mer, quand l’attention du maître d’équipage
fut attirée par un objet grossier, solidement engagé dans l’un des
viscères.
«Eh! Qu’est-ce que cela? s’écria-t-il.
--Cela, répondit un des matelots, c’est un morceau de roc que la
bête aura avalé pour se lester.
--Bon! reprit un autre, c’est bel et bien un boulet ramé que ce
coquin-là a reçu dans le ventre, et qu’il n’a pas encore pu
digérer.
--Taisez-vous donc, vous autres, répliqua Tom Austin, le second
du yacht, ne voyez-vous pas que cet animal était un ivrogne
fieffé, et que pour n’en rien perdre il a bu non seulement le vin,
mais encore la bouteille?
--Quoi! s’écria lord Glenarvan, c’est une bouteille que ce requin
a dans l’estomac!
--Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. Mais on
voit bien qu’elle ne sort pas de la cave.
--Eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la avec précaution;
les bouteilles trouvées en mer renferment souvent des documents
précieux.
--Vous croyez? dit le major Mac Nabbs.
--Je crois, du moins, que cela peut arriver.
--Oh! je ne vous contredis point, répondit le major, et il y a
peut-être là un secret.
--C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.
--Eh bien, Tom?
--Voilà, répondit le second, en montrant un objet informe qu’il
venait de retirer, non sans peine, de l’estomac du requin.
--Bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine chose, et qu’on
la porte dans la dunette.»
Tom obéit, et cette bouteille, trouvée dans des circonstances si
singulières, fut déposée sur la table du carré, autour de laquelle
prirent place lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine
John Mangles et lady Helena, car une femme est, dit-on, toujours
un peu curieuse.
Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de silence. Chacun
interrogeait du regard cette épave fragile. Y avait-il là le
secret de tout un désastre, ou seulement un message insignifiant
confié au gré des flots par quelque navigateur désœuvré?
Cependant, il fallait savoir à quoi s’en tenir, et Glenarvan
procéda sans plus attendre à l’examen de la bouteille; il prit,
d’ailleurs, toutes les précautions voulues en pareilles
circonstances; on eût dit un coroner relevant les particularités
d’une affaire grave; et Glenarvan avait raison, car l’indice le
plus insignifiant en apparence peut mettre souvent sur la voie
d’une importante découverte.
Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à
l’extérieur. Elle avait un col effilé, dont le goulot vigoureux
portait encore un bout de fil de fer entamé par la rouille; ses
parois, très épaisses et capables de supporter une pression de
plusieurs atmosphères, trahissaient une origine évidemment
champenoise. Avec ces bouteilles-là, les vignerons d’Aï ou
d’Épernay cassent des bâtons de chaise, sans qu’elles aient trace
de fêlure. Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards
d’une longue pérégrination.
«Une bouteille de la maison Cliquot», dit simplement le major.
Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée
sans conteste.
«Mon cher major, répondit Helena, peu importe ce qu’est cette
bouteille, si nous ne savons pas d’où elle vient.
--Nous le saurons, ma chère Helena, dit lord Edward, et déjà l’on
peut affirmer qu’elle vient de loin. Voyez les matières pétrifiées
qui la recouvrent, ces substances minéralisées, pour ainsi dire,
sous l’action des eaux de la mer! Cette épave avait déjà fait un
long séjour dans l’océan avant d’aller s’engloutir dans le ventre
d’un requin.
--Il m’est impossible de ne pas être de votre avis, répondit le
major, et ce vase fragile, protégé par son enveloppe de pierre, a
pu faire un long voyage.
--Mais d’où vient-il? demanda lady Glenarvan.
--Attendez, ma chère Helena, attendez; il faut être patient avec
les bouteilles. Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre
elle-même à toutes nos questions.»
Et, ce disant, Glenarvan commença à gratter les dures matières qui
protégeaient le goulot; bientôt le bouchon apparut, mais fort
endommagé par l’eau de mer.
«Circonstance fâcheuse, dit Glenarvan, car s’il se trouve là
quelque papier, il sera en fort mauvais état.
--C’est à craindre, répliqua le major.
--J’ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille mal bouchée
ne pouvait tarder à couler bas, et il est heureux que ce requin
l’ait avalée pour nous l’apporter à bord du _Duncan_.
--Sans doute, répondit John Mangles, et cependant mieux eût valu
la pêcher en pleine mer, par une longitude et une latitude bien
déterminées. On peut alors, en étudiant les courants
atmosphériques et marins, reconnaître le chemin parcouru; mais
avec un facteur comme celui-là, avec ces requins qui marchent
contre vent et marée, on ne sait plus à quoi s’en tenir.
--Nous verrons bien,» répondit Glenarvan.
En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus grand soin, et
une forte odeur saline se répandit dans la dunette.
«Eh bien? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine.
--Oui! dit Glenarvan, je ne me trompais pas! Il y a là des
papiers!
--Des documents! des documents! s’écria lady Helena.
--Seulement, répondit Glenarvan, ils paraissent être rongés par
l’humidité, et il est impossible de les retirer, car ils adhèrent
aux parois de la bouteille.
--Cassons-la, dit Mac Nabbs.
--J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan.
--Moi aussi, répondit le major.
--Sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu est plus
précieux que le contenant, et il vaut mieux sacrifier celui-ci à
celui-là.