Le pilote du Danube

Fiction & Literature, Action Suspense, Classics
Cover of the book Le pilote du Danube by Jules Verne, Consumer Oriented Ebooks Publisher
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Author: Jules Verne ISBN: 1230000782012
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher Publication: November 18, 2015
Imprint: Language: French
Author: Jules Verne
ISBN: 1230000782012
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher
Publication: November 18, 2015
Imprint:
Language: French

Les fenêtres de ce cabaret donnaient directement sur le Danube, à
l'extrémité de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de
l'enclave prussienne de Hohenzollern, située, presque à l'origine de ce
grand fleuve de l'Europe centrale.

Obéissant à l'invitation de l'enseigne peinte en belles lettres
gothiques au-dessus de la porte d'entrée, c'est là que s'étaient réunis
les membres de la Ligue Danubienne, société internationale de pêcheurs
appartenant aux diverses nationalités riveraines. Il n'est pas de
joyeuse réunion sans notable beuverie. Aussi buvait-on de bonne bière de
Munich et de bon vin de Hongrie à pleines chopes et à pleins verres.
On fumait aussi, et la grande salle était tout obscurcie par la fumée
odorante que les longues pipes crachaient sans relâche. Mais, si les
sociétaires ne se voyaient plus, ils s'entendaient de reste, à moins
qu'ils ne fussent sourds.

Calmes et silencieux dans l'exercice de leurs fonctions, les pêcheurs à
la ligne sont, en effet, les gens les plus bruyants du monde dès qu'ils
ont remisé leurs attributs. Pour raconter leurs hauts faits, ils valent
les chasseurs, ce qui n'est pas peu dire.

On était à la fin d'un déjeuner des plus substantiels, qui avait
rassemblé autour des tables du cabaret une centaine de convives, tous
chevaliers de la gaule, enragés de la flotte, fanatiques de l'hameçon.
Les exercices de la matinée avaient sans doute singulièrement altéré
leurs gosiers, à en juger par le nombre de bouteilles figurant au milieu
de la desserte. Maintenant, c'était le tour des nombreuses liqueurs que
les hommes ont imaginées pour succéder au café.

Trois heures après midi sonnaient, lorsque les convives, de plus en plus
montés en couleur, quittèrent la table. Pour être franc, quelques-uns
titubaient et n'auraient pu se passer complètement du secours de leurs
voisins. Mais le plus grand nombre se tenaient fermes sur leurs jambes,
en braves et solides habitués de ces longues séances épulatoires, qui se
renouvelaient plusieurs fois dans l'année à propos des concours de la
Ligue Danubienne.

De ces concours très suivis, très fêtés, grande était la réputation sur
tout le cours du célèbre fleuve jaune, et non pas bleu comme le chante
la fameuse valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la
Bavière, de l'Autriche, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Serbie, et
même des provinces turques de Bulgarie et de Bessarabie, les concurrents
affluaient.

La Société comptait déjà cinq années d'existence. Très bien administrée
par son Président, le Hongrois Miclesco, elle prospérait. Ses ressources
toujours croissantes lui permettaient d'offrir des prix importants
dans ses concours, et sa bannière étincelait des glorieuses médailles
conquises de haute lutte sur des associations rivales. Très au courant
de la législation relative à la pêche fluviale, son Comité directeur
soutenait ses adhérents, tant contre l'État que contre les particuliers,
et défendait leurs droits et privilèges avec cette ténacité, on pourrait
dire cet entêtement professionnel, spécial au bipède que ses instincts
de pêcheur à la ligne rendent digne d'être classé dans une catégorie
particulière de l'humanité.

Le concours qui venait d'avoir lieu était le deuxième de cette année
1876. Dès cinq heures du matin, les concurrents avaient quitté la ville
pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval de Sigmaringen.
Ils portaient l'uniforme de la Société: blouse courte laissant aux
mouvements toute leur liberté, pantalon engagé dans des bottes à
forte semelle, casquette blanche à large visière. Bien entendu, ils
possédaient la collection complète des divers engins énumérés au _Manuel
du Pêcheur_: cannes, gaules, épuisettes, lignes empaquetées dans leur
enveloppe de peau de daim, flotteurs, sondes, grains de plomb fondus de
toutes tailles pour les plombées, mouches artificielles, cordonnet, crin
de Florence. La pêche devait être libre, en ce sens que les poissons,
quels qu'ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pêcheur
pourrait amorcer sa place comme il l'entendrait.

A six heures sonnant, quatre-vingt-dix-sept concurrents exactement
étaient à leur poste, la ligne flottante en main, prêts à
lancer l'hameçon. Un coup de clairon donna le signal, et les
quatre-vingt-dix-sept lignes se tendirent du même mouvement au-dessus du
courant.

Le concours était doté de plusieurs prix, dont les deux premiers, d'une
valeur de cent florins chacun, seraient attribués au pêcheur qui aurait
le plus grand nombre de poissons et à celui qui capturerait la plus
lourde pièce.

Il n'y eut aucun incident jusqu'au second coup de clairon, qui, à onze
heures moins cinq, clôtura le concours. Chaque lot fut alors soumis au
jury composé du Président Miclesco et de quatre membres de la Ligue
Danubienne. Que ces hauts et puissants personnages prissent leur
décision en toute impartialité et de telle sorte qu'aucune réclamation
ne fut possible, bien qu'on ait la tête chaude dans le monde particulier
des pêcheurs à la ligne, nul ne le mit en doute un seul instant.
Toutefois, il fallut s'armer de patience pour connaître le résultat de
leur consciencieux examen, l'attribution des divers prix, soit du poids,
soit du nombre, devant rester secrète jusqu'à l'heure de la distribution
des récompenses, précédée d'un repas qui allait réunir tous les
concurrents en de fraternelles agapes.

Cette heure était arrivée. Les pêcheurs, sans parler des curieux venus
de Sigmaringen, attendaient, confortablement assis, devant l'estrade sur
laquelle se tenaient le Président et les autres membres du Jury.

Et, en vérité, si les sièges, bancs ou escabeaux, ne faisaient point
défaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni, sur les tables, les
moss de bière, les flacons de liqueurs variées, ainsi que les verres
grands et petits.

Chacun ayant pris place, et les pipes continuant à fumer de plus belle,
le Président se leva.

«Écoutez!.. Écoutez!..» cria-t-on de tous côtés.

M. Miclesco vida au préalable un bock écumeux dont la mousse perla sur
la pointe de ses moustaches.

«Mes chers collègues, dit-il en allemand, langue comprise de tous
les membres de la Ligue Danubienne malgré la diversité de leurs
nationalités, ne vous attendez pas à un discours classiquement ordonné,
avec préambule, développement et conclusion. Non, nous ne sommes pas ici
pour nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer
de nos petites affaires, en bons camarades, je dirai même en frères,
si cette qualification vous paraît justifiée pour une assemblée
internationale.

Ces deux phrases, un peu longues comme toutes celles qui se débitent
généralement au commencement d'un discours, même quand l'orateur se
défend de discourir, furent accueillies par d'unanimes applaudissements,
auxquels se joignirent de nombreux _très bien! très bien!_ mélangés de
_hoch!_, voire de hoquets. Puis, au Président levant son verre, tous les
verres pleins firent raison.

M. Miclesco continua son discours en mettant le pêcheur à la ligne au
premier rang de l'humanité. Il fit valoir toutes les qualités, toutes
les vertus dont l'a pourvu la généreuse nature. Il dit ce qu'il lui faut
de patience, d'ingéniosité, de sang-froid, d'intelligence supérieure,
pour réussir dans cet art, car, plutôt qu'un métier, c'est un art, qu'il
plaça bien au-dessus des prouesses cynégétiques dont se vantent à tort
les chasseurs.

--Pourrait-on comparer, s'écria-t-il, la chasse à la pêche?

--Non! ... non!..., fut-il répondu par toute l'assistance.

--Quel mérite y a-t-il à tuer un perdreau ou un lièvre, lorsqu'on le
voit à bonne portée, et qu'un chien--est-ce que nous avons des chiens,
nous?--l'a dépisté à votre profit?... Ce gibier, vous l'apercevez de
loin, vous le visez à loisir et vous l'accablez d'innombrables grains
de plomb, dont la plupart sont tirés en pure perte!... Le poisson, au
contraire, vous ne pouvez le suivre du regard.... Il est caché sous les
eaux.... Ce qu'il faut de manoeuvres adroites, de délicates invites, de
dépense intellectuelle et d'adresse, pour le décider à mordre à votre
hameçon, pour le ferrer, pour le sortir de l'eau, tantôt pâmé à
l'extrémité de la ligne, tantôt frétillant et, pour ainsi dire,
applaudissant lui-même à la victoire du pêcheur!

Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos. Assurément, le Président
Miclesco répondait aux sentiments de la Ligue Danubienne. Comprenant
qu'il ne pourrait jamais aller trop loin dans l'éloge de ses confrères,
il n'hésita pas, sans craindre d'être taxé d'exagération, à placer leur
noble exercice au-dessus de tous les autres, à élever jusqu'aux nues les
fervents disciples de la science piscicaptologique, à évoquer même le
souvenir de la superbe déesse qui présidait aux jeux piscatoriens de
l'ancienne Rome dans les cérémonies halieutiques.

Ces mots furent-ils compris? Probablement, puisqu'ils provoquèrent de
véritables trépignements d'enthousiasme.

Alors, après avoir repris haleine en vidant une chope de bière neigeuse:

--Il ne me reste plus, dit-il, qu'à nous féliciter de la prospérité
croissante de notre Société, qui recruté chaque année de nouveaux
membres et dont la réputation est si bien établie dans toute l'Europe
centrale. Ses succès, je ne vous en parlerai pas. Vous les connaissez,
vous en avez votre part, et c'est un grand honneur que de figurer dans
ses concours! La presse allemande, la presse tchèque, la presse roumaine
ne lui ont jamais marchandé leurs éloges si précieux, j'ajoute si
mérités, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux
journalistes qui se dévouent à la cause internationale de la Ligue
Danubienne!

Certes, on fit raison au Président Miclesco. Les flacons se vidèrent
dans les verres, et les verres se vidèrent dans les gosiers, avec autant
de facilité que l'eau du grand fleuve et de ses affluents s'écoule dans
la mer.

On en fût demeuré là, si le discours présidentiel eût pris fin sur ce
dernier toast. Mais d'autres toasts s'imposaient, d'une aussi évidente
opportunité.

En effet, le Président s'était redressé de toute sa hauteur, entre le
secrétaire et le trésorier également debout. De la main droite, chacun
d'eux tenait une coupe de champagne, la main gauche posée sur le coeur.

--Je bois à la Ligue Danubienne, dit M. Miclesco en couvrant
l'assistance du regard.

Tous s'étaient levés, une coupe au niveau des lèvres. Les uns montés sur
les bancs, quelques autres sur les tables, on répondit avec un ensemble
parfait à la proposition de M. Miclesco.

Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, après avoir puisé aux
intarissables flacons placés devant ses assesseurs et lui:

--Aux nationalités diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux
Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux
Moldaves, aux Bulgares, aux Bessarabiens que la Ligue Danubienne compte
dans ses rangs!»

Et Bessarabiens, Bulgares, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois,
Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui répondirent comme un
seul homme en absorbant le contenu de leurs coupes.

Enfin le Président termina sa harangue, en annonçant qu'il buvait à la
santé de chacun des membres de la Société. Mais, leur nombre atteignant
quatre cent soixante-treize, il fut malheureusement obligé de les
grouper dans un seul toast.

On y répondit d'ailleurs par mille et mille _hoch!_ qui se prolongèrent
jusqu'à extinction des forces vocales.

Ainsi s'acheva le second numéro du programme, dont le premier avait pris
fin avec les exercices épulatoires. Le troisième allait consister dans
la proclamation des lauréats.

Chacun attendait avec une anxiété bien naturelle, car, ainsi qu'il a été
dit, le secret du Jury avait été gardé. Mais le moment était venu où on
le connaîtrait enfin.

Le Président Miclesco se mit en devoir de lire la liste officielle des
récompenses dans les deux catégories.

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Les fenêtres de ce cabaret donnaient directement sur le Danube, à
l'extrémité de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de
l'enclave prussienne de Hohenzollern, située, presque à l'origine de ce
grand fleuve de l'Europe centrale.

Obéissant à l'invitation de l'enseigne peinte en belles lettres
gothiques au-dessus de la porte d'entrée, c'est là que s'étaient réunis
les membres de la Ligue Danubienne, société internationale de pêcheurs
appartenant aux diverses nationalités riveraines. Il n'est pas de
joyeuse réunion sans notable beuverie. Aussi buvait-on de bonne bière de
Munich et de bon vin de Hongrie à pleines chopes et à pleins verres.
On fumait aussi, et la grande salle était tout obscurcie par la fumée
odorante que les longues pipes crachaient sans relâche. Mais, si les
sociétaires ne se voyaient plus, ils s'entendaient de reste, à moins
qu'ils ne fussent sourds.

Calmes et silencieux dans l'exercice de leurs fonctions, les pêcheurs à
la ligne sont, en effet, les gens les plus bruyants du monde dès qu'ils
ont remisé leurs attributs. Pour raconter leurs hauts faits, ils valent
les chasseurs, ce qui n'est pas peu dire.

On était à la fin d'un déjeuner des plus substantiels, qui avait
rassemblé autour des tables du cabaret une centaine de convives, tous
chevaliers de la gaule, enragés de la flotte, fanatiques de l'hameçon.
Les exercices de la matinée avaient sans doute singulièrement altéré
leurs gosiers, à en juger par le nombre de bouteilles figurant au milieu
de la desserte. Maintenant, c'était le tour des nombreuses liqueurs que
les hommes ont imaginées pour succéder au café.

Trois heures après midi sonnaient, lorsque les convives, de plus en plus
montés en couleur, quittèrent la table. Pour être franc, quelques-uns
titubaient et n'auraient pu se passer complètement du secours de leurs
voisins. Mais le plus grand nombre se tenaient fermes sur leurs jambes,
en braves et solides habitués de ces longues séances épulatoires, qui se
renouvelaient plusieurs fois dans l'année à propos des concours de la
Ligue Danubienne.

De ces concours très suivis, très fêtés, grande était la réputation sur
tout le cours du célèbre fleuve jaune, et non pas bleu comme le chante
la fameuse valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la
Bavière, de l'Autriche, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Serbie, et
même des provinces turques de Bulgarie et de Bessarabie, les concurrents
affluaient.

La Société comptait déjà cinq années d'existence. Très bien administrée
par son Président, le Hongrois Miclesco, elle prospérait. Ses ressources
toujours croissantes lui permettaient d'offrir des prix importants
dans ses concours, et sa bannière étincelait des glorieuses médailles
conquises de haute lutte sur des associations rivales. Très au courant
de la législation relative à la pêche fluviale, son Comité directeur
soutenait ses adhérents, tant contre l'État que contre les particuliers,
et défendait leurs droits et privilèges avec cette ténacité, on pourrait
dire cet entêtement professionnel, spécial au bipède que ses instincts
de pêcheur à la ligne rendent digne d'être classé dans une catégorie
particulière de l'humanité.

Le concours qui venait d'avoir lieu était le deuxième de cette année
1876. Dès cinq heures du matin, les concurrents avaient quitté la ville
pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval de Sigmaringen.
Ils portaient l'uniforme de la Société: blouse courte laissant aux
mouvements toute leur liberté, pantalon engagé dans des bottes à
forte semelle, casquette blanche à large visière. Bien entendu, ils
possédaient la collection complète des divers engins énumérés au _Manuel
du Pêcheur_: cannes, gaules, épuisettes, lignes empaquetées dans leur
enveloppe de peau de daim, flotteurs, sondes, grains de plomb fondus de
toutes tailles pour les plombées, mouches artificielles, cordonnet, crin
de Florence. La pêche devait être libre, en ce sens que les poissons,
quels qu'ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pêcheur
pourrait amorcer sa place comme il l'entendrait.

A six heures sonnant, quatre-vingt-dix-sept concurrents exactement
étaient à leur poste, la ligne flottante en main, prêts à
lancer l'hameçon. Un coup de clairon donna le signal, et les
quatre-vingt-dix-sept lignes se tendirent du même mouvement au-dessus du
courant.

Le concours était doté de plusieurs prix, dont les deux premiers, d'une
valeur de cent florins chacun, seraient attribués au pêcheur qui aurait
le plus grand nombre de poissons et à celui qui capturerait la plus
lourde pièce.

Il n'y eut aucun incident jusqu'au second coup de clairon, qui, à onze
heures moins cinq, clôtura le concours. Chaque lot fut alors soumis au
jury composé du Président Miclesco et de quatre membres de la Ligue
Danubienne. Que ces hauts et puissants personnages prissent leur
décision en toute impartialité et de telle sorte qu'aucune réclamation
ne fut possible, bien qu'on ait la tête chaude dans le monde particulier
des pêcheurs à la ligne, nul ne le mit en doute un seul instant.
Toutefois, il fallut s'armer de patience pour connaître le résultat de
leur consciencieux examen, l'attribution des divers prix, soit du poids,
soit du nombre, devant rester secrète jusqu'à l'heure de la distribution
des récompenses, précédée d'un repas qui allait réunir tous les
concurrents en de fraternelles agapes.

Cette heure était arrivée. Les pêcheurs, sans parler des curieux venus
de Sigmaringen, attendaient, confortablement assis, devant l'estrade sur
laquelle se tenaient le Président et les autres membres du Jury.

Et, en vérité, si les sièges, bancs ou escabeaux, ne faisaient point
défaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni, sur les tables, les
moss de bière, les flacons de liqueurs variées, ainsi que les verres
grands et petits.

Chacun ayant pris place, et les pipes continuant à fumer de plus belle,
le Président se leva.

«Écoutez!.. Écoutez!..» cria-t-on de tous côtés.

M. Miclesco vida au préalable un bock écumeux dont la mousse perla sur
la pointe de ses moustaches.

«Mes chers collègues, dit-il en allemand, langue comprise de tous
les membres de la Ligue Danubienne malgré la diversité de leurs
nationalités, ne vous attendez pas à un discours classiquement ordonné,
avec préambule, développement et conclusion. Non, nous ne sommes pas ici
pour nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer
de nos petites affaires, en bons camarades, je dirai même en frères,
si cette qualification vous paraît justifiée pour une assemblée
internationale.

Ces deux phrases, un peu longues comme toutes celles qui se débitent
généralement au commencement d'un discours, même quand l'orateur se
défend de discourir, furent accueillies par d'unanimes applaudissements,
auxquels se joignirent de nombreux _très bien! très bien!_ mélangés de
_hoch!_, voire de hoquets. Puis, au Président levant son verre, tous les
verres pleins firent raison.

M. Miclesco continua son discours en mettant le pêcheur à la ligne au
premier rang de l'humanité. Il fit valoir toutes les qualités, toutes
les vertus dont l'a pourvu la généreuse nature. Il dit ce qu'il lui faut
de patience, d'ingéniosité, de sang-froid, d'intelligence supérieure,
pour réussir dans cet art, car, plutôt qu'un métier, c'est un art, qu'il
plaça bien au-dessus des prouesses cynégétiques dont se vantent à tort
les chasseurs.

--Pourrait-on comparer, s'écria-t-il, la chasse à la pêche?

--Non! ... non!..., fut-il répondu par toute l'assistance.

--Quel mérite y a-t-il à tuer un perdreau ou un lièvre, lorsqu'on le
voit à bonne portée, et qu'un chien--est-ce que nous avons des chiens,
nous?--l'a dépisté à votre profit?... Ce gibier, vous l'apercevez de
loin, vous le visez à loisir et vous l'accablez d'innombrables grains
de plomb, dont la plupart sont tirés en pure perte!... Le poisson, au
contraire, vous ne pouvez le suivre du regard.... Il est caché sous les
eaux.... Ce qu'il faut de manoeuvres adroites, de délicates invites, de
dépense intellectuelle et d'adresse, pour le décider à mordre à votre
hameçon, pour le ferrer, pour le sortir de l'eau, tantôt pâmé à
l'extrémité de la ligne, tantôt frétillant et, pour ainsi dire,
applaudissant lui-même à la victoire du pêcheur!

Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos. Assurément, le Président
Miclesco répondait aux sentiments de la Ligue Danubienne. Comprenant
qu'il ne pourrait jamais aller trop loin dans l'éloge de ses confrères,
il n'hésita pas, sans craindre d'être taxé d'exagération, à placer leur
noble exercice au-dessus de tous les autres, à élever jusqu'aux nues les
fervents disciples de la science piscicaptologique, à évoquer même le
souvenir de la superbe déesse qui présidait aux jeux piscatoriens de
l'ancienne Rome dans les cérémonies halieutiques.

Ces mots furent-ils compris? Probablement, puisqu'ils provoquèrent de
véritables trépignements d'enthousiasme.

Alors, après avoir repris haleine en vidant une chope de bière neigeuse:

--Il ne me reste plus, dit-il, qu'à nous féliciter de la prospérité
croissante de notre Société, qui recruté chaque année de nouveaux
membres et dont la réputation est si bien établie dans toute l'Europe
centrale. Ses succès, je ne vous en parlerai pas. Vous les connaissez,
vous en avez votre part, et c'est un grand honneur que de figurer dans
ses concours! La presse allemande, la presse tchèque, la presse roumaine
ne lui ont jamais marchandé leurs éloges si précieux, j'ajoute si
mérités, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux
journalistes qui se dévouent à la cause internationale de la Ligue
Danubienne!

Certes, on fit raison au Président Miclesco. Les flacons se vidèrent
dans les verres, et les verres se vidèrent dans les gosiers, avec autant
de facilité que l'eau du grand fleuve et de ses affluents s'écoule dans
la mer.

On en fût demeuré là, si le discours présidentiel eût pris fin sur ce
dernier toast. Mais d'autres toasts s'imposaient, d'une aussi évidente
opportunité.

En effet, le Président s'était redressé de toute sa hauteur, entre le
secrétaire et le trésorier également debout. De la main droite, chacun
d'eux tenait une coupe de champagne, la main gauche posée sur le coeur.

--Je bois à la Ligue Danubienne, dit M. Miclesco en couvrant
l'assistance du regard.

Tous s'étaient levés, une coupe au niveau des lèvres. Les uns montés sur
les bancs, quelques autres sur les tables, on répondit avec un ensemble
parfait à la proposition de M. Miclesco.

Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, après avoir puisé aux
intarissables flacons placés devant ses assesseurs et lui:

--Aux nationalités diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux
Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux
Moldaves, aux Bulgares, aux Bessarabiens que la Ligue Danubienne compte
dans ses rangs!»

Et Bessarabiens, Bulgares, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois,
Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui répondirent comme un
seul homme en absorbant le contenu de leurs coupes.

Enfin le Président termina sa harangue, en annonçant qu'il buvait à la
santé de chacun des membres de la Société. Mais, leur nombre atteignant
quatre cent soixante-treize, il fut malheureusement obligé de les
grouper dans un seul toast.

On y répondit d'ailleurs par mille et mille _hoch!_ qui se prolongèrent
jusqu'à extinction des forces vocales.

Ainsi s'acheva le second numéro du programme, dont le premier avait pris
fin avec les exercices épulatoires. Le troisième allait consister dans
la proclamation des lauréats.

Chacun attendait avec une anxiété bien naturelle, car, ainsi qu'il a été
dit, le secret du Jury avait été gardé. Mais le moment était venu où on
le connaîtrait enfin.

Le Président Miclesco se mit en devoir de lire la liste officielle des
récompenses dans les deux catégories.

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