Face au drapeau

Science Fiction & Fantasy, Science Fiction, Adventure, Fiction & Literature, Classics
Cover of the book Face au drapeau by Jules Verne, Consumer Oriented Ebooks Publisher
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Author: Jules Verne ISBN: 1230000781565
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher Publication: November 17, 2015
Imprint: Language: French
Author: Jules Verne
ISBN: 1230000781565
Publisher: Consumer Oriented Ebooks Publisher
Publication: November 17, 2015
Imprint:
Language: French

La carte que reçut ce jour-là -- 15 juin 189.. -- le directeur de
l'établissement de Healthful-House, portait correctement ce simple
nom, sans écusson ni couronne:

LE COMTE D'ARTIGAS

Au-dessous de ce nom, à l'angle de la carte, était écrite au
crayon l'adresse suivante:

«À bord de la goélette _Ebba_, au mouillage de New-Berne,
Pamplico-Sound.»

La capitale de la Caroline du Nord -- l'un des quarante-quatre
États de l'Union à cette époque -- est l'assez importante ville de
Raleigh, reculée de quelque cent cinquante milles à l'intérieur de
la province. C'est grâce à sa position centrale que cette cité est
devenue le siège de la législature, car d'autres l'égalent ou la
dépassent en valeur industrielle et commerciale, -- telles
Wilmington, Charlotte, Fayetteville, Edenton, Washington,
Salisbury, Tarboro, Halifax, New-Berne. Cette dernière ville
s'élève au fond de l'estuaire de la Neuze-river, qui se jette dans
le Pamplico-Sound, sorte de vaste lac maritime, protégé par une
digue naturelle, îles et flots du littoral carolinien.

Le directeur de Healthful-House n'aurait jamais pu deviner pour
quel motif il recevait cette carte, si elle n'eût été accompagnée
d'un billet demandant pour le comte d'Artigas la permission de
visiter son établissement. Ce personnage espérait que le directeur
voudrait bien donner consentement à cette visite, et il devait se
présenter dans l'après-midi avec le capitaine Spade, commandant la
goélette _Ebba_.

Ce désir de pénétrer à l'intérieur de cette maison de santé, très
célèbre alors, très recherchée des riches malades des États-Unis,
ne pouvait paraître que des plus naturels de la part d'un
étranger. D'autres l'avaient déjà visitée, qui ne portaient pas un
aussi grand nom que le comte d'Artigas, et ils n'avaient point
ménagé leurs compliments au directeur de Healthful-House. Celui-ci
s'empressa donc d'accorder l'autorisation sollicitée, et répondit
qu'il serait honoré d'ouvrir au comte d'Artigas les portes de
l'établissement.

Healthful-House, desservie par un personnel de choix, assurée du
concours des médecins les plus en renom, était de création privée.
Indépendante des hôpitaux et des hospices, mais soumise à la
surveillance de l'État, elle réunissait toutes les conditions de
confort et de salubrité qu'exigent les maisons de ce genre,
destinées à recevoir une opulente clientèle.

On eût difficilement trouvé un emplacement plus agréable que celui
de Healthful-House. Au revers d'une colline s'étendait un parc de
deux cents acres, planté de ces essences magnifiques que prodigue
l'Amérique septentrionale dans sa partie égale en latitude aux
groupes des Canaries et de Madère. À la limite inférieure du parc
s'ouvrait ce large estuaire de la Neuze, incessamment rafraîchi
par les brises du Pamplico-Sound et les vents de mer venus du
large pardessus l'étroit lido du littoral.

Healthful-House, où les riches malades étaient soignés dans
d'excellentes conditions hygiéniques, était plus généralement
réservée au traitement des maladies chroniques; mais
l'administration ne refusait pas d'admettre ceux qu'affectaient
des troubles intellectuels, lorsque ces affections ne présentaient
pas un caractère incurable.

Or, précisément, -- circonstance qui devait attirer l'attention
sur Healthful-House, et qui motivait peut-être la visite du comte
d'Artigas, -- un personnage de grande notoriété y était tenu,
depuis dix-huit mois, en observation toute spéciale.

Le personnage dont il s'agit était un Français, nommé Thomas Roch,
âgé de quarante-cinq ans. Qu'il fût sous l'influence d'une maladie
mentale, aucun doute à cet égard. Toutefois, jusqu'alors, les
médecins aliénistes n'avaient pas constaté chez lui une perte
définitive de ses facultés intellectuelles. Que la juste notion
des choses lui fit défaut dans les actes les plus simples de
l'existence, cela n'était que trop certain. Cependant sa raison
restait entière, puissante, inattaquable, lorsque l'on faisait
appel à son génie, et qui ne sait que génie et folie confinent
trop souvent l'un à l'autre! Il est vrai, ses facultés affectives
ou sensoriales étaient profondément atteintes. Lorsqu'il y avait
lieu de les exercer, elles ne se manifestaient que par le délire
et l'incohérence. Absence de mémoire, impossibilité d'attention,
plus de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n'était alors
qu'un être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé de
cet instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l'animal, --
celui de la conservation, -- et il fallait en prendre soin comme
d'un enfant qu'on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon
17 qu'il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien
avait-il pour tâche de le surveiller nuit et jour.

La folie commune, lorsqu'elle n'est pas incurable, ne saurait être
guérie que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique
y sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps
reconnue des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils
applicables au cas de Thomas Roch? il était permis d'en douter,
même en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En
effet, l'inquiétude, les changements d'humeur, l'irritabilité, les
bizarreries de caractère, la tristesse, l'apathie, la répugnance
aux occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers symptômes
apparaissaient nettement. Aucun médecin n'aurait pu s'y méprendre,
aucun traitement ne semblait capable de les guérir ni de les
atténuer.

On a justement dit que la folie est un excès de subjectivité,
c'est-à-dire un état où l'âme accorde trop à son labeur intérieur,
et pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, cette
indifférence était à peu près absolue. Il ne vivait qu'en dedans
de lui-même, en proie à une idée fixe dont l'obsession l'avait
amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un
contrecoup qui «l'extérioriserait», pour employer un mot assez
exact, c'était improbable, mais ce n'était pas impossible.

Il convient d'exposer maintenant dans quelles conditions ce
Français a quitté la France, quels motifs l'ont attiré aux États-
Unis, pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et
nécessaire de l'interner dans cette maison de santé, où l'on
noterait avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait
d'inconscient au cours de ses crises.

Dix-huit mois auparavant, le ministre de la Marine à Washington
reçut une demande d'audience au sujet d'une communication que
désirait lui faire ledit Thomas Roch.

Rien que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s'agissait.
Bien qu'il sût de quelle nature serait la communication, quelles
prétentions l'accompagneraient, il n'hésita pas, et l'audience fut
immédiatement accordée.

En effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que, soucieux
des intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait hésiter
à recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions
que celui-ci voulait personnellement lui soumettre.

Thomas Roch était un inventeur, -- un inventeur de génie. Déjà
d'importantes découvertes avaient mis sa personnalité assez
bruyante en lumière. Grâce à lui, des problèmes, de pure théorie
jusqu'alors, avaient reçu une application pratique. Son nom était
connu dans la science. Il occupait l'une des premières places du
monde savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels
déboires, de quelles déceptions, de quels outrages même dont
l'abreuvèrent les plaisantins de la presse, il en arriva à cette
période de la folie qui avait nécessité son internement à
Healthful-House.

Sa dernière invention concernant les engins de guerre portait le
nom de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l'en croire,
une telle supériorité sur tous autres, que l'État qui s'en
rendrait acquéreur serait le maître absolu des continents et des
mers.

On sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent les
inventeurs, quand il s'agit de leurs inventions, et surtout
lorsqu'ils tentent de les faire adopter par les commissions
ministérielles. Nombre d'exemples, -- et des plus fameux, -- sont
encore présents à la mémoire. Il est inutile d'insister sur ce
point, car ces sortes d'affaires présentent parfois des dessous
difficiles à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch,
il est juste d'avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs,
il émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur de
son nouvel engin à des prix si inabordables qu'il devenait à peu
près impossible de traiter avec lui.

Cela tenait, -- il faut le noter aussi, -- à ce que déjà, à propos
d'inventions précédentes dont l'application fut féconde en
résultats, il s'était vu exploiter avec une rare audace. N'ayant
pu en retirer le bénéfice qu'il devait équitablement attendre, son
humeur avait commencé à s'aigrir. Devenu défiant, il prétendait ne
se livrer qu'à bon escient, imposer des conditions peut-être
inacceptables, être cru sur parole, et, dans tous les cas, il
demandait une somme d'argent si considérable, même avant toute
expérience, que de telles exigences parurent inadmissibles.

En premier lieu, ce Français offrit le Fulgurateur Roch à la
France. Il fit connaître à la commission ayant qualité pour
recevoir sa communication en quoi elle consistait. Il s'agissait
d'une sorte d'engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale,
chargé avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne
produisait son effet que sous l'action d'un déflagrateur nouveau
aussi.

Lorsque cet engin, de quelque manière qu'il eût été envoyé,
éclatait, non point en frappant le but visé, mais à la distance de
quelques centaines de mètres, son action sur les couches
atmosphériques était si énorme, que toute construction, fort
détaché ou navire de guerre, devait être anéantie sur une zone de
dix mille mètres carrés. Tel était le principe du boulet lancé par
le canon pneumatique Zalinski, déjà expérimenté à cette époque,
mais avec des résultats à tout le moins centuplés.

Si donc l'invention de Thomas Roch possédait cette puissance,
c'était la supériorité offensive ou défensive assurée à son pays.
Toutefois l'inventeur n'exagérait-il pas, bien qu'il eût fait ses
preuves à propos d'autres engins de sa façon et d'un rendement
incontestable? Des expériences pouvaient seules le démontrer. Or,
précisément, il prétendait ne consentir à ces expériences qu'après
avoir touché les millions auxquels il évaluait la valeur de son
Fulgurateur.

Il est certain qu'une sorte de déséquilibrement s'était alors
produit dans les facultés intellectuelles de Thomas Roch. Il
n'avait plus l'entière possession de sa cérébralité. On le sentait
engagé sur une voie qui le conduirait graduellement à la folie
définitive. Traiter dans les conditions qu'il voulait imposer, nul
gouvernement n'aurait pu y condescendre.

La commission française dut rompre tout pourparler, et les
journaux, même ceux de l'opposition radicale, durent reconnaître
qu'il était difficile de donner suite à cette affaire. Les
propositions de Thomas Roch furent rejetées, sans qu'on eût à
craindre, d'ailleurs, qu'un autre État pût consentir à les
accueillir.

Avec cet excès de subjectivité qui ne cessa de s'accroître dans
l'âme si profondément bouleversée de Thomas Roch, on ne s'étonnera
pas que la corde du patriotisme, peu à peu détendue, eût fini par
ne plus vibrer. Il faut le répéter pour l'honneur de la nature
humaine, Thomas Roch était, à cette heure, frappé d'inconscience.
Il ne se survivait intact que dans ce qui se rapportait
directement à son invention. Là-dessus, il n'avait rien perdu de
sa puissance géniale. Mais en tout ce qui concernait les détails
les plus ordinaires de l'existence, son affaissement moral
s'accentuait chaque jour et lui enlevait la complète
responsabilité de ses actes.

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La carte que reçut ce jour-là -- 15 juin 189.. -- le directeur de
l'établissement de Healthful-House, portait correctement ce simple
nom, sans écusson ni couronne:

LE COMTE D'ARTIGAS

Au-dessous de ce nom, à l'angle de la carte, était écrite au
crayon l'adresse suivante:

«À bord de la goélette _Ebba_, au mouillage de New-Berne,
Pamplico-Sound.»

La capitale de la Caroline du Nord -- l'un des quarante-quatre
États de l'Union à cette époque -- est l'assez importante ville de
Raleigh, reculée de quelque cent cinquante milles à l'intérieur de
la province. C'est grâce à sa position centrale que cette cité est
devenue le siège de la législature, car d'autres l'égalent ou la
dépassent en valeur industrielle et commerciale, -- telles
Wilmington, Charlotte, Fayetteville, Edenton, Washington,
Salisbury, Tarboro, Halifax, New-Berne. Cette dernière ville
s'élève au fond de l'estuaire de la Neuze-river, qui se jette dans
le Pamplico-Sound, sorte de vaste lac maritime, protégé par une
digue naturelle, îles et flots du littoral carolinien.

Le directeur de Healthful-House n'aurait jamais pu deviner pour
quel motif il recevait cette carte, si elle n'eût été accompagnée
d'un billet demandant pour le comte d'Artigas la permission de
visiter son établissement. Ce personnage espérait que le directeur
voudrait bien donner consentement à cette visite, et il devait se
présenter dans l'après-midi avec le capitaine Spade, commandant la
goélette _Ebba_.

Ce désir de pénétrer à l'intérieur de cette maison de santé, très
célèbre alors, très recherchée des riches malades des États-Unis,
ne pouvait paraître que des plus naturels de la part d'un
étranger. D'autres l'avaient déjà visitée, qui ne portaient pas un
aussi grand nom que le comte d'Artigas, et ils n'avaient point
ménagé leurs compliments au directeur de Healthful-House. Celui-ci
s'empressa donc d'accorder l'autorisation sollicitée, et répondit
qu'il serait honoré d'ouvrir au comte d'Artigas les portes de
l'établissement.

Healthful-House, desservie par un personnel de choix, assurée du
concours des médecins les plus en renom, était de création privée.
Indépendante des hôpitaux et des hospices, mais soumise à la
surveillance de l'État, elle réunissait toutes les conditions de
confort et de salubrité qu'exigent les maisons de ce genre,
destinées à recevoir une opulente clientèle.

On eût difficilement trouvé un emplacement plus agréable que celui
de Healthful-House. Au revers d'une colline s'étendait un parc de
deux cents acres, planté de ces essences magnifiques que prodigue
l'Amérique septentrionale dans sa partie égale en latitude aux
groupes des Canaries et de Madère. À la limite inférieure du parc
s'ouvrait ce large estuaire de la Neuze, incessamment rafraîchi
par les brises du Pamplico-Sound et les vents de mer venus du
large pardessus l'étroit lido du littoral.

Healthful-House, où les riches malades étaient soignés dans
d'excellentes conditions hygiéniques, était plus généralement
réservée au traitement des maladies chroniques; mais
l'administration ne refusait pas d'admettre ceux qu'affectaient
des troubles intellectuels, lorsque ces affections ne présentaient
pas un caractère incurable.

Or, précisément, -- circonstance qui devait attirer l'attention
sur Healthful-House, et qui motivait peut-être la visite du comte
d'Artigas, -- un personnage de grande notoriété y était tenu,
depuis dix-huit mois, en observation toute spéciale.

Le personnage dont il s'agit était un Français, nommé Thomas Roch,
âgé de quarante-cinq ans. Qu'il fût sous l'influence d'une maladie
mentale, aucun doute à cet égard. Toutefois, jusqu'alors, les
médecins aliénistes n'avaient pas constaté chez lui une perte
définitive de ses facultés intellectuelles. Que la juste notion
des choses lui fit défaut dans les actes les plus simples de
l'existence, cela n'était que trop certain. Cependant sa raison
restait entière, puissante, inattaquable, lorsque l'on faisait
appel à son génie, et qui ne sait que génie et folie confinent
trop souvent l'un à l'autre! Il est vrai, ses facultés affectives
ou sensoriales étaient profondément atteintes. Lorsqu'il y avait
lieu de les exercer, elles ne se manifestaient que par le délire
et l'incohérence. Absence de mémoire, impossibilité d'attention,
plus de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n'était alors
qu'un être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé de
cet instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l'animal, --
celui de la conservation, -- et il fallait en prendre soin comme
d'un enfant qu'on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon
17 qu'il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien
avait-il pour tâche de le surveiller nuit et jour.

La folie commune, lorsqu'elle n'est pas incurable, ne saurait être
guérie que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique
y sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps
reconnue des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils
applicables au cas de Thomas Roch? il était permis d'en douter,
même en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En
effet, l'inquiétude, les changements d'humeur, l'irritabilité, les
bizarreries de caractère, la tristesse, l'apathie, la répugnance
aux occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers symptômes
apparaissaient nettement. Aucun médecin n'aurait pu s'y méprendre,
aucun traitement ne semblait capable de les guérir ni de les
atténuer.

On a justement dit que la folie est un excès de subjectivité,
c'est-à-dire un état où l'âme accorde trop à son labeur intérieur,
et pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, cette
indifférence était à peu près absolue. Il ne vivait qu'en dedans
de lui-même, en proie à une idée fixe dont l'obsession l'avait
amené là où il en était. Se produirait-il une circonstance, un
contrecoup qui «l'extérioriserait», pour employer un mot assez
exact, c'était improbable, mais ce n'était pas impossible.

Il convient d'exposer maintenant dans quelles conditions ce
Français a quitté la France, quels motifs l'ont attiré aux États-
Unis, pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et
nécessaire de l'interner dans cette maison de santé, où l'on
noterait avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait
d'inconscient au cours de ses crises.

Dix-huit mois auparavant, le ministre de la Marine à Washington
reçut une demande d'audience au sujet d'une communication que
désirait lui faire ledit Thomas Roch.

Rien que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s'agissait.
Bien qu'il sût de quelle nature serait la communication, quelles
prétentions l'accompagneraient, il n'hésita pas, et l'audience fut
immédiatement accordée.

En effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que, soucieux
des intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait hésiter
à recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions
que celui-ci voulait personnellement lui soumettre.

Thomas Roch était un inventeur, -- un inventeur de génie. Déjà
d'importantes découvertes avaient mis sa personnalité assez
bruyante en lumière. Grâce à lui, des problèmes, de pure théorie
jusqu'alors, avaient reçu une application pratique. Son nom était
connu dans la science. Il occupait l'une des premières places du
monde savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels
déboires, de quelles déceptions, de quels outrages même dont
l'abreuvèrent les plaisantins de la presse, il en arriva à cette
période de la folie qui avait nécessité son internement à
Healthful-House.

Sa dernière invention concernant les engins de guerre portait le
nom de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l'en croire,
une telle supériorité sur tous autres, que l'État qui s'en
rendrait acquéreur serait le maître absolu des continents et des
mers.

On sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent les
inventeurs, quand il s'agit de leurs inventions, et surtout
lorsqu'ils tentent de les faire adopter par les commissions
ministérielles. Nombre d'exemples, -- et des plus fameux, -- sont
encore présents à la mémoire. Il est inutile d'insister sur ce
point, car ces sortes d'affaires présentent parfois des dessous
difficiles à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch,
il est juste d'avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs,
il émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur de
son nouvel engin à des prix si inabordables qu'il devenait à peu
près impossible de traiter avec lui.

Cela tenait, -- il faut le noter aussi, -- à ce que déjà, à propos
d'inventions précédentes dont l'application fut féconde en
résultats, il s'était vu exploiter avec une rare audace. N'ayant
pu en retirer le bénéfice qu'il devait équitablement attendre, son
humeur avait commencé à s'aigrir. Devenu défiant, il prétendait ne
se livrer qu'à bon escient, imposer des conditions peut-être
inacceptables, être cru sur parole, et, dans tous les cas, il
demandait une somme d'argent si considérable, même avant toute
expérience, que de telles exigences parurent inadmissibles.

En premier lieu, ce Français offrit le Fulgurateur Roch à la
France. Il fit connaître à la commission ayant qualité pour
recevoir sa communication en quoi elle consistait. Il s'agissait
d'une sorte d'engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale,
chargé avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne
produisait son effet que sous l'action d'un déflagrateur nouveau
aussi.

Lorsque cet engin, de quelque manière qu'il eût été envoyé,
éclatait, non point en frappant le but visé, mais à la distance de
quelques centaines de mètres, son action sur les couches
atmosphériques était si énorme, que toute construction, fort
détaché ou navire de guerre, devait être anéantie sur une zone de
dix mille mètres carrés. Tel était le principe du boulet lancé par
le canon pneumatique Zalinski, déjà expérimenté à cette époque,
mais avec des résultats à tout le moins centuplés.

Si donc l'invention de Thomas Roch possédait cette puissance,
c'était la supériorité offensive ou défensive assurée à son pays.
Toutefois l'inventeur n'exagérait-il pas, bien qu'il eût fait ses
preuves à propos d'autres engins de sa façon et d'un rendement
incontestable? Des expériences pouvaient seules le démontrer. Or,
précisément, il prétendait ne consentir à ces expériences qu'après
avoir touché les millions auxquels il évaluait la valeur de son
Fulgurateur.

Il est certain qu'une sorte de déséquilibrement s'était alors
produit dans les facultés intellectuelles de Thomas Roch. Il
n'avait plus l'entière possession de sa cérébralité. On le sentait
engagé sur une voie qui le conduirait graduellement à la folie
définitive. Traiter dans les conditions qu'il voulait imposer, nul
gouvernement n'aurait pu y condescendre.

La commission française dut rompre tout pourparler, et les
journaux, même ceux de l'opposition radicale, durent reconnaître
qu'il était difficile de donner suite à cette affaire. Les
propositions de Thomas Roch furent rejetées, sans qu'on eût à
craindre, d'ailleurs, qu'un autre État pût consentir à les
accueillir.

Avec cet excès de subjectivité qui ne cessa de s'accroître dans
l'âme si profondément bouleversée de Thomas Roch, on ne s'étonnera
pas que la corde du patriotisme, peu à peu détendue, eût fini par
ne plus vibrer. Il faut le répéter pour l'honneur de la nature
humaine, Thomas Roch était, à cette heure, frappé d'inconscience.
Il ne se survivait intact que dans ce qui se rapportait
directement à son invention. Là-dessus, il n'avait rien perdu de
sa puissance géniale. Mais en tout ce qui concernait les détails
les plus ordinaires de l'existence, son affaissement moral
s'accentuait chaque jour et lui enlevait la complète
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